Lors des récentes audiences du Comité des droits de la personne sur la cyberintimidation, des témoins ont répondu à la question : « Qu’est-ce que la cyberintimidation? » en s’attardant au comportement plutôt qu’à la technologie.
Comme bien des témoins l’ont fait observer, il est important de considérer comment les « outils » — technologies de communication et médias sociaux — facilitent la cyberintimidation, et comment ils devraient influer sur nos interventions pour remédier aux comportements d’intimidation.
Ces considérations ont mené presque toujours à ce qui est devenu un thème de discussion récurrent lors des audiences : la citoyenneté numérique.
Pour bien des adultes, tout ce qui est « numérique » représente une frontière inconnue (et parfois intimidante). Le contraste entre les adultes et les jeunes Canadiens est frappant, comme l’a expliqué Faye Mishna, doyenne de la Faculté de service social à l’Université de Toronto :
Les jeunes sont des natifs numériques. Ils n’ont jamais connu un monde sans technologie. Les adultes sont des immigrants; tout cela est très nouveau pour nous. Quatre-vingt-dix-huit pour cent des jeunes Canadiens utilisent chaque jour les technologies de la communication. Ils acquièrent des compétences technologiques beaucoup plus rapidement que leurs parents et ils en savent beaucoup plus. La technologie a pris une longueur d’avance sur les législateurs, les politiciens et les parents qui doivent maintenant tenter de comprendre comment profiter des avantages tout en réduisant au minimum les risques.
Notre comité a appris, toutefois, que combler un déficit de citoyenneté numérique relève plus de l’éthique et des compétences interpersonnelles que des connaissances techniques. Cathy Wing, codirectrice exécutive du Réseau Éducation-Médias, a souligné le point suivant : « Il est essentiel pour acquérir des compétences en littératie numérique d’exercer un bon jugement et d’agir comme de bons cybercitoyens […] [I]l ne s’agit pas d’apprendre des compétences techniques, mais de développer une pensée critique essentielle à l’apprentissage continu et à la citoyenneté dans une société numérique. »
Des témoins ont mis en évidence l’utilisation généralisée des technologies de communication chez les jeunes Canadiens et le besoin d’acquérir des compétences en matière de pensée critique et de jugement. À ce chapitre, ils ont suggéré l’éducation et la mobilisation. Par exemple, Elizabeth Meyer, professeure à l’École de l’éducation de l’Université d’État polytechnique de Californie et à l’Université Concordia, s’est dite contre les pare‑feu et les mesures de blocage numériques :
[L]orsque les enseignants essaient de tenir des activités d’initiation au monde numérique, ils ne peuvent pas le faire dans un contexte réel. Ils n’ont pas la possibilité de travailler avec les étudiants dans une situation d’apprentissage supervisée par un adulte dans le but de les aider à apprendre à naviguer et à prendre des décisions judicieuses à l’égard du contenu qui peut être affiché en ligne, qui convient pour les sphères privées, semi-publiques et publiques. Il faut que nous réfléchissions à la façon pour nos écoles de s’occuper de la chose, plutôt que de nous munir de pare-feu plus résistants — en érigeant des murs pour protéger tout le monde — de façon à être en mesure de mettre à la disposition de nos enseignants les outils technologiques, les programmes et le soutien dont ils ont besoin pour offrir aux élèves de véritables activités d’apprentissage en ligne qui leur permettront de former leur jugement et de commencer à comprendre les répercussions de ce qu’ils disent en ligne et le cheminement de l’information qu’ils y affichent.
Pour Mme Meyer, la même stratégie devrait s’appliquer à la maison : « [P]lutôt que d’éteindre les appareils », elle propose que les parents « [s’assoient] avec leur fils ou leur fille et [jouent] à un jeu vidéo avec eux ou encore [visitent] les sites Web avec eux et [profitent] de l’occasion pour dialoguer et créer un moment propice à l’enseignement. Même si c’est un domaine dans lequel ils ne sont pas à l’aise, ils peuvent dire : ’Montre‑moi. Je veux savoir ce que tu fais ici et pourquoi c’est important à tes yeux.’ »
Selon Mme Wing, il s’agit d’une stratégie importante, car « [l]es jeunes tombent sur des sites haineux sur lesquels nous n’avons aucune compétence. Voilà pourquoi nous préconisons l’approche éducative en toute matière. » Pour appuyer ses propos, elle s’est servie de l’exemple suivant :
Cela soulève la question de l’utilisation des filtres dans nos écoles. Un des enseignants nous a dit qu’il n’y avait pas de filtre dans son école et que les jeunes étaient tombés sur un site haineux. Ils n’ont pas reconnu la propagande parce qu’elle était très subtile. C’était un site contre l’Holocauste. Les élèves ne savaient pas ce qu’ils regardaient. L’enseignant en question a eu une merveilleuse occasion d’éclairer les élèves, car ils avaient été fascinés par ce site. Ils ne savaient pas comment authentifier les renseignements donnés. C’était une excellente occasion de leur montrer tout d’abord comment authentifier l’information diffusée sur Internet et deuxièmement, de leur faire comprendre que les gens peuvent diffuser n’importe quel message, car il n’y a aucune surveillance.
Bill Belsey, enseignant à l’école Springbank Middle School, en Alberta, et fondateur du site Bullying.org, a déclaré au Comité qu’il encourage l’utilisation des technologies de communication et des médias sociaux dans sa classe : les élèves utilisent Twitter, Skype et les blogues pour approfondir leurs habiletés et aussi pour acquérir une citoyenneté numérique. Ce sont, comme le dit Alain Johnson, directeur des services cliniques en français à Jeunesse, j’écoute, des « outils puissants ». Par contre, Paul Taillefer, président de la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants, a fait valoir que « [même si] [l]a cyberintimidation constitue l’acte ou le geste accompli […] la technologie en soi n’est ni bonne ni mauvaise. En classe, sa valeur est déterminée par l’utilisation pédagogique que le personnel enseignant choisit de lui donner. »
Même si la technologie n’est pas l’acte qui se cache derrière la cyberintimidation, le contexte qu’elle présente demeure important. Comme l’a expliqué M. Belsey :
[Des] jeunes qui sont très gentils, en temps normal, tiennent des propos en ligne qu’ils ne tiendraient pas dans la vie de tous les jours […] [E]n ligne, on n’a pas de contacts physiques avec la personne qu’on intimide. Cette distance donne la fausse impression qu’il est acceptable de dire sur Internet tout ce qui nous passe par la tête. Les jeunes ont du mal à comprendre que s’il s’agit d’un monde virtuel, les conséquences sont bien réelles pour eux et pour les autres.
La prochaine étape, mise de l’avant par tant de professeurs, experts et défenseurs avec qui le Comité s’est entretenu, a été peut-être le mieux résumée par Sheen Shariff, professeure agrégée de la Faculté de l’éducation de l’Université McGill : « Encourager la littératie juridique et la citoyenneté numérique pour aider les jeunes à établir des filtres afin de tracer la limite entre le jeu et la cyberintimidation et fixer les frontières entre les espaces en ligne publics et privés. »
Voilà une entreprise ambitieuse. Mais, pour les témoins, elle n’en demeure pas moins réalisable si elle s’appuie sur une culture saine et inclusive dans les collectivités, à l’école et à la maison. La prochaine fois, je présenterai les opinions des témoins sur l’importance de promouvoir ce genre de culture pour contrer la cyberintimidation.