Dans le contexte de la citoyenneté numérique, mon plus récent texte traite de la dichotomie entre les « natifs » et les « immigrants » du monde numérique dont ont parlé certains témoins que le Comité sénatorial permanent des droits de la personne a récemment entendus dans le cadre de son étude sur la cyberintimidation. Comme les témoins ont beaucoup insisté sur le fait que la maîtrise du numérique tient plus à l’apprentissage du respect qu’à la mémorisation de codes HTML, leurs propos m’ont amenée à réfléchir sur la culture dans laquelle ces « natifs » ont grandi.

« Dans le contexte de l’intimidation et de la cyberintimidation, a dit le professeur Faye Mishna, doyenne de la Faculté de service social de l’Université de Toronto, on vit dans une société où il existe des attitudes, des discriminations et des préjugés qui, même s’il ne s’agit pas d’intimidation en tant que tel, créent un climat qui donne aux enfants l’impression que c’est acceptable. »

Cette déclaration me semble avoir une portée fracassante. Si, pour prévenir la cyberintimidation, il faut renverser des comportements discriminatoires, l’ampleur du problème s’accentue soudain : il ne s’agit plus d’éduquer nos enfants, mais plutôt de nous éduquer nous-mêmes. Il y a de l’espoir toutefois, car les jeunes semblent sur le point de révolutionner complètement la façon dont nous – adultes comme enfants –  nous traitons mutuellement. En juin, M. Hirschfeld, directeur du programme d’études de l’Anti-Defamation League, nous a proposé des raisons concrètes d’espérer :

Votre question … concerne un problème qui englobe la culture entière d’une école. La plupart des recherches montrent que, dans leur for intérieur, la plupart des jeunes ne sont pas à l’aise avec les actes d’intimidation et de représailles; cependant, ils croient être les seuls à éprouver ou à penser cela, et pensent que le reste de leurs pairs sont d’accord avec les comportements négatifs de ce genre.

Beaucoup d’élèves partagent les mêmes sentiments et les mêmes pensées, mais ils gardent le silence parce qu’ils croient être les seuls à penser de cette façon. Les écoles ont la responsabilité d’engager le dialogue, d’éduquer les jeunes et de leur faire savoir que la plupart des élèves veulent évoluer dans un environnement sécuritaire et stimulant. En règle générale, les jeunes n’approuvent pas les comportements intimidants. Une fois cette information divulguée, on peut rajuster les normes sociales de l’ensemble de la collectivité, et la plupart des élèves peuvent être habilités à s’unir et à s’entraider de manière à ce que les actes de représailles ne se répandent pas.

Ce témoignage rappelle le pouvoir transformateur que peut avoir le leadership pédagogique. Comme le disait Justin Patchin, codirecteur du Centre de recherche sur la cyberintimidation de l’Université de Wisconsin-Eau Clair, il semble exister un rapport inversement proportionnel entre un « climat positif à l’école » et les phénomènes d’intimidation :

De nombreuses recherches effectuées au cours des 30 dernières années montrent qu’un climat positif à l’école contribue, entre autres résultats souhaitables, à améliorer l’assiduité et le rendement des élèves. Quoique limitées, les recherches effectuées sur le climat scolaire et l’intimidation classique soulignent également son importance à l’heure de prévenir les conflits entre les pairs. La documentation signale invariablement l’existence d’un rapport inversement proportionnel entre le climat et l’intimidation. Plus le climat est positif à l’école, moins il s’y produit d’intimidation. Nos recherches depuis l’an dernier ont également montré que plus le climat à l’école est positif, moins la cyberintimidation et autres comportements problèmes en ligne se produisent à l’école, qu’il s’agisse de victimisation ou d’agression.

La recherche de M. Patchin est importante. Elle indique aux décideurs, aux éducateurs et aux parents que l’enseignement des valeurs doit primer dans l’éducation. Voilà des données empiriques – recueillies sur une période de 30 ans – qui prouvent qu’un climat favorable à l’école est le meilleur moyen de prévenir l’intimidation. Sandi Urban, présidente désignée de l’Association canadienne des commissions scolaires, a bien fait ressortir la nécessité de créer un milieu inclusif. « En étant inclusive, l’école rend la population scolaire – les élèves – moins vulnérable ».

Mais pour créer ce climat il faut donner aux jeunes des occasions de participer, d’apprendre, de contester, d’explorer, de questionner et de critiquer. Bill Belsey, enseignant à la Springbank Middle School et président de Bullying.org, soutient entièrement ce point de vue :

Tout ceci a un lien avec les discussions portant sur la cyberintimidation, parce qu’il est important qu’on offre des modèles à nos enfants, c’est-à-dire qu’on ne se contente pas toujours d’interdire ceci ou de bloquer cela. Il faut instaurer une culture de planification, d’enseignement et d’apprentissage, dans le cadre de laquelle on se demande comment procéder pour utiliser Skype à bon escient, par exemple. On sait que Skype nous permet de dialoguer avec les jeunes Africains. Pourquoi se contenter de projets portant sur l’Afrique quand il est possible de les faire en collaboration avec des Africains?

Pour M. Belsey, il faut, pour renverser la tendance à exploiter le côté sombre des pouvoirs de la technologie, inciter plutôt les élèves à voir Internet comme un moyen de communiquer les uns avec les autres et de créer des rapports positifs.

Et s’il se produit quand même de la cyberintimidation, les témoins disent qu’il faut avant tout restaurer les liens humains et l’esprit positif en recourant, si possible, à des programmes de justice réparatrice. La professeure Tina Daniels du département de psychologie de l’Université Carleton, Cathy Wing, codirectrice exécutive du Réseau Éducation-Médias, Bill Belsey, et plusieurs autres ont dit qu’il était essentiel que les jeunes puissent tirer des leçons des situations de conflit qu’ils vivent, et qu’ils restent responsables de la création d’un climat d’inclusion. Comme le disait M. Belsey :

À mes yeux, la justice réparatrice est très importante. Dans le secteur de l’éducation, par les temps qui courent, il y a certaines notions dont on parle beaucoup, par exemple celle de « tolérance zéro ». L’idée de ne pas tolérer l’intimidation est louable, mais le fait de suspendre tout élève qui se rend responsable d’un tel acte ne permet évidemment pas de changer les choses. L’élément important des démarches comme celle de la justice réparatrice tient à ce que les responsables doivent faire face aux conséquences de leurs actes, mais il s’agit de conséquences formatrices et riches d’enseignement.

« Des conséquences formatrices » : voilà qui nous rappelle une fois de plus la valeur et l’importance d’un climat pédagogique favorable et du rôle que joue l’école, avec l’appui des parents et de la collectivité, dans la promotion d’une culture inclusive. Ce message, notre comité l’a entendu maintes et maintes fois au cours des audiences. Mme Wing résume parfaitement l’importance d’une culture positive à l’école :

Il est extrêmement important d’encourager des cultures scolaires saines, comme l’ont dit tous les témoins déjà intervenus. Nous devons créer dans nos écoles des cultures de respect et d’empathie qui se transmettront à tous les aspects de la vie scolaire et aux relations entre les élèves et les enseignants et l’administration. Les parents et la société doivent faire pleinement partie de cette culture.

Les témoins nous l’ont dit : pour faire évoluer notre culture dans un sens favorable il faut témoigner, par nos comportements et notre leadership, de valeurs positives telles l’inclusion, le respect et la compassion. Ces valeurs ne sont pas innées, elles sont acquises et doivent être intériorisées très tôt dans la vie. Dans mon prochain texte, je vous parlerai de ce que disent les témoins sur les liens qui existent entre le développement de l’enfant et le phénomène de la cyberintimidation.