Débats du Sénat (hansard)
1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 59
Le jeudi 8 mars 2012
L’honorable Donald H. Oliver, Président intérimaire
Le Code criminel
La Loi sur les armes à feu
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Lang, appuyée par l’honorable sénateur Stewart Olsen, tendant à la deuxième lecture du projet de loi C-19, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur les armes à feu.
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, dans le cadre de mon intervention à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-19, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur les armes à feu, j’aimerais prendre quelques instants pour rappeler à tous les sénateurs pourquoi le projet de loi a été présenté à l’origine et les inviter à réfléchir sur les raisons pour lesquelles il est important que notre pays demeure vigilant dans le dossier du contrôle des armes à feu.
Le 6 décembre 1989 est un jour d’une tristesse et d’une horreur sans égal dans l’histoire du Canada. Cc jour-là qu’un enragé armé d’une carabine de calibre .22 a fait irruption dans les couloirs de l’École Polytechnique, à Montréal, animé par la mission qu’il s’était donnée de tuer toutes les femmes sur son passage. Pendant 45 minutes, cet homme a rôdé dans les couloirs de l’université criant « Je cherche des femmes; je cherche des femmes, » et « Je hais les féministes. » Après avoir pénétré dans une salle de classe où se trouvaient 60 étudiants en génie, il a séparé les hommes des femmes. Après s’être assuré que tous les hommes avaient quitté la pièce, il a ouvert le feu. Puis, il a quitté la salle de classe et s’est livré à une autre fusillade, cette fois-ci dans les couloirs. Quatorze femmes sont mortes ce jour-là dans l’un des pires actes de violence à l’endroit des femmes de l’histoire du Canada.
Tandis que les parents pleuraient leurs filles, que les maris pleuraient leurs épouses, les femmes dans l’ensemble du pays s’employaient à sensibiliser la population à toutes les formes de violence à l’endroit des femmes.
Ce qu’il est désormais convenu d’appeler « le massacre de Polytechnique » a suscité l’indignation à la grandeur du pays, et des Canadiens de toutes les provinces et de tous les territoires ont uni leurs voix pour exhorter le gouvernement du Canada à renforcer le régime canadien de contrôle des armes à feu.
En réponse aux protestations du public, le gouvernement a adopté en 1995 la Loi sur les armes à feu, qui visait à renforcer la réglementation du contrôle des armes à feu.
L’élargissement du système d’enregistrement pour inclure des armes à feu jusque-là non réglementées, comme les carabines et les armes d’épaule, était l’une des principales mesures faisant partie intégrante de cette nouvelle loi. Aux termes de ce nouveau projet de loi, les carabines de calibre 22, comme la Ruger-Mini-14 utilisée par l’auteur du massacre de Polytechnique, seraient désormais réglementées.
Plusieurs de ceux qui critiquent le registre des armes d’épaule, dont mon estimé collègue, le sénateur Lang, qui parraine ce projet au Sénat, se sont dits d’avis que le registre était discriminatoire pour tous les habitants du Nord, qui voient dans une arme d’épaule un outil nécessaire au quotidien.
Honorables sénateurs, le premier ministre Mulroney m’a nommée, avec huit autres personnes, membre du Comité canadien sur la violence faite aux femmes, dont les travaux se sont déroulés entre 1992 et 1994. Nous nous sommes rendus à divers endroits au Canada, y compris dans le Nord et dans l’Ouest, pour étudier les causes de la violence contre les femmes et pour faire des recommandations visant à prévenir cette violence.
La première réunion de notre comité a eu lieu à Montréal, où nous avons rencontré les familles des 14 jeunes femmes qui ont perdu la vie dans le massacre de l’École Polytechnique. La salle était envahie par le chagrin et la douleur, et il a été extrêmement difficile pour notre comité de trouver les mots pour exprimer nos condoléances à la suite de ce geste insensé. Pendant cette réunion, nous avons entendu Mme Suzanne Edward, qui a perdu sa fille dans ce massacre. C’est à ce moment qu’elle nous a parlé de créer un registre des armes à feu qui, espérait-elle, serait un moyen d’éviter que d’autres mères aient à subir la douleur de perdre un enfant à cause d’une arme d’épaule.
Au cours de l’étude réalisée par notre comité, nous avons en outre appris que les armes d’épaule étaient souvent employées pour perpétrer des actes de violence familiale. En fait, 75 p. 100 des femmes assassinées au moyen d’une arme à feu tombent sous les balles d’une arme d’épaule, et non d’une arme de poing.
Il est incroyablement malheureux que le débat entourant le registre des armes d’épaule ait été détourné pour opposer les Canadiens des régions rurales à ceux des régions urbaines. Le registre des armes d’épaule ne prive pas les agriculteurs et les chasseurs de leurs droits. Il constitue un outil aidant la police à protéger les femmes. Le taux de décès par balle est en fait plus élevé dans les régions rurales et nordiques qu’ailleurs au pays. Ce sont les femmes des régions rurales qui bénéficient de la protection additionnelle fournie par le registre des armes à feu, car ce sont ces femmes qui sont touchées de manière disproportionnée par la violence familiale ou conjugale.
Le rapport produit par notre comité, intitulé Un nouvel horizon : éliminer la violence, atteindre l’égalité, donne des exemples de plusieurs femmes vivant dans les régions rurales du Canada. Les propos suivants d’une femme sont cités dans le rapport :
J’espère ne plus avoir à vivre l’enfer. J’habite dans une région rurale avec mes deux jeunes enfants. La Police provinciale de l’Ontario m’a dit qu’elle ne pouvait se rendre chez moi dans un délai plus court qu’une heure. Entre 2 heures et 6 heures du matin, personne ne peut répondre à mes appels.
Honorables sénateurs, étant donné que les femmes vivant dans les régions rurales sont souvent isolées et ont de la difficulté à obtenir de la protection, il est de plus en plus difficile pour elles d’échapper à la violence.
En 1994, l’année où le registre des armes à feu a été créé, 91 femmes ont été victimes d’homicides conjugaux commis avec une arme à feu dans l’ensemble du pays. En 2008, après la mise en place du registre des armes à feu, ce nombre avait baissé à neuf.
Chaque année au Canada, plus de 100 000 femmes et enfants quittent leur domicile pour aller s’abriter dans un refuge. Dans la majorité de ces cas, il y a des actes de violence commis avec une arme à feu, ce qui intimide les femmes et les rend vulnérables. En effet, selon des recherches qui ont été effectuées, le taux d’homicides dans les situations de violence conjugale augmente considérablement quand il y a une arme à feu dans la maison. Comme il a déjà été mentionné, les armes d’épaule sont les armes privilégiées, pas les armes de poing.
Ce qui me rend perplexe, c’est que le contrôle des armes à feu est très similaire à celui des voitures. Les Canadiens doivent obtenir un permis pour conduire, et ils doivent enregistrer leurs véhicules, tout comme ils doivent avoir un permis pour posséder, emprunter ou obtenir des armes à feu. Ils doivent également enregistrer leurs armes à feu.
Honorables sénateurs, nous enregistrons nos voitures, nos animaux, nos mariages, nos naissances, nos décès et nos armes de poing. Pourquoi voyons-nous tellement d’inconvénients à enregistrer nos armes d’épaule?
Aujourd’hui, j’ai l’impression que je suis en train de pousser un rocher très gros — beaucoup plus gros que moi — vers le haut d’une colline. Je sais que ce que je dis aujourd’hui ne changera peut-être rien puisque le sort du registre des armes d’épaule a déjà été décidé. Je sais que je ne convaincrai peut-être personne de changer d’avis. Puis, je pense à Jane.
Avant ma participation au Comité canadien sur la violence faite aux femmes de 1990 à 1992, j’étais la présidente du groupe de travail sur la violence familiale de la Colombie-Britannique, et j’ai produit un rapport intitulé Is Anyone Listening?. J’ai parlé à beaucoup de femmes victimes de violence. Je me souviens tout particulièrement de Jane.
J’ai fait la connaissance de Jane lorsque le Groupe d’étude sur la violence familiale s’est rendu dans un village rural de Colombie- Britannique. Dès le premier coup d’œil, j’ai vu que Jane était gravement défigurée. Jane nous a raconté ce qui lui était arrivé, et les membres du groupe de travail l’ont écoutée le cœur gros. Un soir, son conjoint était rentré à la maison de très mauvaise humeur. Il trouvait à redire à tout ce qu’elle faisait : les enfants étaient trop bruyants, la maison était trop en désordre, le souper était trop fade, elle était trop laide. Jane savait d’expérience qu’elle ferait mieux de se taire et d’endurer cette violence psychologique. Elle savait que, si elle sortait de son mutisme, les choses empireraient.
Sa fille, Elizabeth, a malheureusement essayé de l’aider et elle a tenu tête à son père. Jane a vu son mari prendre soudainement sa carabine et mettre sa fille en joue. Jane a paniqué et s’est brusquement ruée sur sa fille pour la mettre hors d’atteinte . C’est elle qui a reçu la balle en plein visage. Le conjoint de Jane est parti ce soir-là pour ne plus jamais revenir.
L’ambulance et la police ont mis une heure avant d’arriver. Jane avait déjà perdu beaucoup de sang. Elle a dû subir des traitements prolongés et plusieurs chirurgies. Elle nous a dit que, bien que la douleur qu’elle ressent au visage puisse un jour se résorber, la douleur qui afflige son cœur, elle, ne s’estompera jamais. Elle a affirmé en terminant qu’aucune femme ne devrait avoir à endurer une telle douleur. « Vous êtes mon dernier espoir; il vous revient de protéger nos enfants. »
Depuis que j’ai rencontré Jane, je ne ménage aucun effort pour lutter contre la violence faite aux femmes. En collaboration avec divers organismes, j’ai consacré plusieurs années de ma vie à militer en faveur de l’établissement du registre des armes à feu, et je suis attristée de savoir qu’il sera vraisemblablement bientôt aboli. Si tel devait être le cas, nous aurions alors trahi la confiance de Jane et de milliers de femmes comme elle partout au Canada.
Je suis désolée, Jane.
Comme j’ai collaboré de très près avec beaucoup de femmes qui vivent dans les régions rurales du Canada, je peux confirmer à tous mes honorables collègues que la violence conjugale est une bien triste réalité pour bien des femmes de ces régions.
Par conséquent, c’est une erreur d’affirmer que le registre des armes d’épaule est simplement un outil qui opprime les Canadiennes qui vivent dans les régions rurales.
Le registre des armes d’épaule est plutôt un outil de sécurité publique qui protège tous les Canadiens, qu’ils vivent dans une région rurale ou urbaine.
Honorables sénateurs, j’ai étudié de près les précédentes versions du projet de loi C-19 et j’ai été très attentive au débat entourant cette question.
J’ai lu les témoignages de nombreuses femmes indignées qui ont été publiés par la Coalition pour le contrôle des armes à feu. Ces femmes se sont prononcées contre ce projet de loi et j’aimerais faire part aux honorables sénateurs de certains propos qu’elles ont tenus.
Karen Vanscoy, infirmière en psychiatrie dont la fille, Jasmine, a été tuée par balle à l’âge de 14 ans à St. Catharines, a dit ceci :
Depuis le moment où j’ai appris le décès de ma fille jusqu’à aujourd’hui, je vis avec les répercussions accablantes qu’entraîne la violence causée par les armes à feu. Les infirmières sont des intervenantes de première ligne en ce qui a trait à toutes les formes de violence perpétrée avec des armes à feu. Je suis une infirmière en psychiatrie et j’ai donc fréquemment affaire à des gens suicidaires. Je comprends l’importance d’avoir des mesures de contrôle en place pour prévenir le suicide. Des études révèlent qu’il y a eu en moyenne 250 suicides de moins chaque année au pays depuis l’entrée en vigueur de lois en matière de contrôle des armes à feu. L’assouplissement des exigences relatives à la délivrance des permis facilitera l’accès aux armes à des personnes suicidaires. Il est incompréhensible de constater que, la journée même où les députés voteront pour la Loi sur le cadre fédéral de prévention du suicide, ils voteront pour mettre fin au registre des armes d’épaule.
Pamela Harrison, coordonnatrice de l’Association des maisons d’hébergement pour femmes de la Nouvelle-Écosse, dit ce qui suit :
Les divisions issues de l’enjeu du contrôle des armes au pays sont nourries par la désinformation. Parce qu’il est relativement facile de se les procurer, les fusils de chasse — carabines et fusils sans restriction — sont les armes les plus fréquemment utilisées pour menacer et intimider les femmes et les enfants dans les situations de violence conjugale. Les menaces faites avec ces armes ne sont pas comptabilisées dans les statistiques, mais les dommages qu’elles causent sont bien réels. Abolir le registre épargnera à la GRC moins de 4 millions de dollars par an, mais combien cela coûtera-t-il aux Canadiens? Le gouvernement a estimé de manière conservatrice la valeur d’une vie humaine à 5 millions de dollars.
Alexa Conradi, présidente de la Fédération des femmes du Québec, a dit ceci :
La sécurité des femmes doit l’emporter sur une simple tracasserie administrative.
Les armes à feu ne sont enregistrées qu’une seule fois et ce, sans frais pour le propriétaire. La décision du gouvernement de détruire les données existantes est une mesure punitive qui n’a rien à voir avec la confidentialité et tout à voir avec l’idéologie.
[Traduction]
M’accorderez-vous cinq minutes de plus?
Son Honneur le Président intérimaire : Accordons-nous cinq minutes de plus au sénateur?
Des voix : D’accord.
Le sénateur Jaffer : Les contribuables ont considérablement investi dans la collecte de ces données et les provinces devraient pouvoir les rapatrier afin d’assurer la sécurité de leurs collectivités.
Honorables sénateurs, les voix de ces femmes ne doivent pas tomber dans l’oreille d’un sourd. Leurs préoccupations sont réelles et elles exigent notre attention.
La semaine dernière, j’ai entendu plusieurs de mes collègues attirer l’attention sur les coûts liés au registre des armes d’épaule. S’il est vrai que la mise en place du registre a coûté plus d’un milliard de dollars en 1995, aujourd’hui l’administration du registre des armes à feu coûte environ 4 millions de dollars par an.
Cette somme peut paraître élevée, mais des études économiques montrent que des interventions préventives comme le registre des armes d’épaule, qui visent à prévenir la violence interpersonnelle, permettent d’économiser davantage que ce qu’elles en coûtent.
Je le répète. Le coût du maintien du registre des armes à feu est d’environ 4 millions de dollars par année. Dans un rapport publié en 2008 par le ministère de la Justice et intitulé Les coûts de la criminalité, la valeur attribuée à la perte d’une vie humaine est de 5 millions de dollars. Donc, si le registre des armes à feu ne sauvait qu’une seule vie, il ferait économiser de l’argent aux Canadiens.
Plusieurs de mes collègues ont remis en question l’efficacité du registre des armes à feu, disant craindre qu’il ne contribue pas vraiment à la sécurité publique. Je trouve cela très intéressant, quand on pense que des agents de police ont déclaré qu’ils consultaient le registre 16 000 fois par jour — 16 000 fois chaque jour — et que c’était un outil utile pour assurer la sécurité publique.
Selon une évaluation effectuée en 2010 par les responsables du Programme canadien des armes à feu, qui relève de la GRC, le registre est un outil utile pour faire respecter la loi. Il protège les policiers et les aide à effectuer leurs enquêtes et à maintenir la sécurité publique.
Honorables sénateurs, comme je siège au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, j’ai étudié à fond le projet de loi C-10, Loi sur la sécurité des rues et des communautés. Tout au long de notre étude, nous avons entendu à plusieurs reprises que nous devions utiliser tous les outils dont nous disposons pour veiller à la sécurité de nos rues et de nos collectivités. Jeudi dernier, j’ai entendu un grand nombre de mes collègues souligner l’importance de maintenir la sécurité dans nos rues et nos collectivités.
C’est exactement ce que permettrait de faire le maintien du registre des armes à feu. Nos rues et nos collectivités n’en seraient que plus sûres et, surtout, il protègerait les femmes, qui sont trop souvent victimes de violence sexiste.
La Coalition canadienne pour le contrôle des armes, créée dans la foulée du massacre commis à Montréal, a fait une déclaration extrêmement profonde qui devrait nous faire réfléchir. Elle a dit : « Le registre des armes à feu n’a jamais tué quiconque, mais l’abolir pourrait avoir une telle conséquence. »
Honorables sénateurs, je vous demande instamment de ne pas oublier les situations difficiles auxquelles sont confrontées certaines femmes dans tout le pays et la position vulnérable dans laquelle elles sont trop souvent mises. Sauvez le registre des armes à feu et sauvez des vies.
Son Honneur le Président intérimaire : Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?
Des voix : Le vote!
Son Honneur le Président intérimaire : L’honorable sénateur Lang, avec l’appui de l’honorable sénateur Stewart Olsen, propose que le projet de loi C-19, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur les armes à feu, soit lu pour la deuxième fois.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
Des voix : Avec dissidence.
(La motion est adoptée avec dissidence et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)
Son Honneur le Président intérimaire : Honorables sénateurs, quand lirons-nous le projet de loi pour la troisième fois?
(Sur la motion du sénateur Carignan, le projet de loi est renvoyé au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.)