1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 179
Le vendredi 21 juin 2013
L’honorable Noël A. Kinsella, Président
Le Code criminel
Projet de loi modificatif—Troisième lecture
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur White, appuyée par l’honorable sénateur McIntyre, tendant à la troisième lecture du projet de loi C-299, Loi modifiant le Code criminel (enlèvement d’une jeune personne).
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, avant d’intervenir au sujet du projet de loi C-299, j’aimerais profiter de cette occasion, étant donné que la session est sur le point de se terminer, pour remercier le sénateur Runciman, président du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, ainsi que la sénatrice Fraser, la vice-présidente du comité, de l’aide qu’ils ont fournie aux membres du comité. Je tiens également à remercier Shaila Anwar et tout le personnel du Sénat qui nous épaulent si bien. Je tiens à les remercier et je leur souhaite un bel été. Ils m’ont beaucoup aidée dans mon travail.
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui au sujet du projet de loi C-299. Cette mesure législative vise à modifier le Code criminel afin de prévoir une peine minimale de cinq ans lorsque la victime d’un enlèvement est âgée de moins de 16 ans, sauf si l’infraction est commise par le père, la mère, le tuteur ou une personne ayant la garde ou la charge légale de la victime.
Dans le discours que j’ai prononcé à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-299, j’ai posé la question suivante : « Quel est le meilleur moyen, pour le gouvernement fédéral, de protéger les enfants contre la violence et l’exploitation? » J’ai soutenu qu’il n’y avait aucun honneur dans le fait de faire adopter un projet de loi qui est censé traiter de l’enlèvement des enfants, mais qui ne le fait pas. Si nous l’adoptions, nous manquerions à notre devoir de faire respecter les droits des enfants.
Aujourd’hui, je vais me pencher sur le mécanisme proposé à tort dans ce projet de loi pour protéger les enfants contre la violence et l’exploitation, à savoir les peines minimales obligatoires. Il n’est tout simplement pas nécessaire de prévoir l’imposition de peines minimales obligatoires dans ce projet de loi. D’ordinaire, les délinquants reconnus coupables dans des cas d’enlèvement graves sont condamnés à une peine d’emprisonnement allant de 10 à 15 ans.
Honorables sénateurs, le projet de loi prévoit une peine minimale d’emprisonnement de cinq ans, alors que, dans la majorité des cas, les juges imposent déjà des peines de 10 à 15 ans.
L’alinéa 279(1.1)b) du Code criminel prévoit déjà une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité pour les enlèvements commis par des étrangers, mais le projet de loi C-299 supprimerait le pouvoir discrétionnaire des juges pour déterminer la peine minimale. Honorables sénateurs, il est inacceptable de supprimer le pouvoir discrétionnaire des juges dans ces cas. En fait, cela nuirait au rôle qu’ils sont censés jouer.
Dans un article publié récemment dans le bulletin de la Criminal Lawyers’ Association, le juge Melvyn Green, de la Cour supérieure de l’Ontario, dénonce toute une série de modifications apportées récemment au Code criminel dans le but d’instituer les peines minimales obligatoires.
Comme les députés le savent, il est très rare qu’un juge se prononce de la sorte.
Selon le juge Green, ces modifications ne « correspondent pas à la jurisprudence canadienne en matière de détermination de la peine, ni aux recherches en sciences sociales menées depuis un siècle. »
Le juge Green commence son article en soulignant que les lignes directrices énoncées dans le Code criminel en matière de détermination de la peine sont basées sur les principes de proportionnalité et de retenue.
L’article 718.2 d) du Code criminel indique ce qui suit :
l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient;
Dans l’article du juge Green, la prémisse est que les changements axés sur la punition, la neutralisation et la stigmatisation viennent miner les principes de proportionnalité et de retenue. Ce projet de loi lance la proportionnalité et la retenue par la fenêtre, honorables sénateurs, car il met l’accent sur la punition, la neutralisation et la stigmatisation.
Par ailleurs, selon le juge Green, les peines minimales obligatoires limitent la souplesse et le pouvoir discrétionnaire, deux éléments importants dans la détermination de peines individualisées, qui établissent un équilibre entre, d’un côté, la dissuasion et la dénonciation et, de l’autre, la réinsertion. Les récentes modifications au Code criminel concernant la détermination de la peine sont, selon le juge Green, « une mesure régressive qui n’améliorera en rien la justice et ne réduira pas la criminalité. » Il estime que ces modifications constituent « […] une déviation quasi incompréhensible par rapport à la théorie de justice pénale qui prévaut depuis 40 ans au Canada. »
Premièrement, rien ne prouve l’efficacité des peines minimales obligatoires pour prévenir les crimes. Deuxièmement, les peines minimales obligatoires sapent le pouvoir discrétionnaire des juges. Troisièmement, les peines minimales obligatoires vont à l’encontre du principe de la proportionnalité des peines et violent les droits constitutionnels garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. Je vais commencer par l’absence de preuves sur l’efficacité des peines minimales obligatoires. Dans son article, le juge Green pose la question suivante : « Que reproche-t-on, au juste, au principe de la modération? » Il fait valoir que le taux de criminalité au Canada est en baisse depuis 25 ans. Il souligne aussi que les États- Unis commencent à se rendre compte qu’employer l’incarcération comme principal moyen de lutter contre la criminalité « n’a pas amélioré la sécurité du public ou des individus. »
Honorables sénateurs, il poursuit en précisant qu’en l’absence de justification factuelle, les récentes modifications dénotent « une idéologie puritaine éhontée, véhiculée par des propos alarmistes et une exploitation odieuse des différences entre les groupes ».
J’entends approfondir ces points en m’inspirant de récents travaux de recherche en sciences sociales, des témoignages entendus aux audiences tenues par de notre Comité des affaires juridiques et constitutionnelles sur le projet de loi C-299 ainsi que d’observations relatives à l’expérience étatsunienne en matière de peines minimales obligatoires.
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Dans un article de 2009 intitulé The Mostly Unintended Effects of Mandatory Penalties : Two Centuries of Consistent Findings, Michael Tonry explique ceci :
On affirme souvent que l’adoption et la mise en l’application de lois prévoyant l’imposition de peines minimales obligatoires dissuadent les délinquants éventuels et, ce faisant, réduisent le taux de criminalité et épargnent des souffrances aux victimes. Si cela s’avérait, il s’agirait d’un argument solide. Or, les preuves qui ont été recueillies montrent que ce n’est pas le cas.
La Commission canadienne sur la détermination de la peine en est arrivée à la même conclusion dans un rapport publié en 1987 :
Les études ne confirment pas que le fait de changer la sévérité des sanctions […] influe sur leur pouvoir dissuasif.
Le rapport précise également ceci :
En d’autres mots, la recherche empirique ne justifie pas que l’on invoque la dissuasion pour guider la détermination des sentences.
Un avocat criminaliste qui pratique à Ottawa, Michael Spratt, a témoigné devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles à titre de représentant de la Criminal Lawyers’ Association. Lui aussi a réfuté l’affirmation voulant que les peines minimales obligatoires aient un effet dissuasif sur la criminalité :
En termes simples, les études démontrent que les peines minimales n’ont pas pour effet d’empêcher les contrevenants de commettre des crimes […]
Il a aussi expliqué la position de la Criminal Lawyers’ Association :
[…] lorsque le gouvernement souhaite modifier le Code criminel, il devrait bien réfléchir avant d’introduire ce genre de peines. Les changements devraient s’appuyer sur des études. Il est bon de privilégier les politiques fondées sur des études avant de procéder à des changements.
Un article publié par la CBC le 24 mars dernier rapporte la réponse du ministre de la Justice, Rob Nicholson, lorsqu’on lui a demandé s’il serait souhaitable, au moment de la détermination de la peine, de prendre en considération les circonstances entourant un crime :
Le rôle du gouvernement, c’est de définir des balises. Les peines minimales envoient le « bon message », c’est-à-dire que certains crimes entraînent de lourdes conséquences.
Les spécialistes en sciences sociales ont démontré que les peines minimales obligatoires n’envoient pas ce « bon message », pour reprendre les mots du ministre. Ainsi, selon Michael Tonry, professeur titulaire de la chaire présidentielle McKnight de droit criminel et de politique pénale à l’Université du Michigan :
Si on évalue les peines minimales obligatoires en fonction de leurs objectifs déclarés, on constate qu’elles ne sont pas efficaces. Les faits sont éloquents : […] les peines obligatoires font en sorte que le pouvoir repose sur les procureurs plutôt que sur les juges, ce qui donne lieu à des manœuvres généralisées visant à contourner la situation, bouleverse l’examen des dossiers et entraîne trop souvent l’imposition de peines qui, selon toutes les parties en cause, sont beaucoup trop sévères.
Michael Spratt a lui aussi parlé des effets secondaires négatifs des peines minimales obligatoires lorsqu’il a comparu devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Voici ce qu’il a déclaré à propos des peines minimales obligatoires :
Elles représentent une façon simpliste d’examiner un problème complexe. À mon avis, c’est une façon très restreinte d’examiner ce problème.
Il a ajouté ce qui suit :
Si le projet de loi a pour but de diminuer le nombre des enlèvements de jeune personne et de protéger les adolescents, il faut reconnaître que les études démontrent que les peines minimales obligatoires ne permettront pas d’atteindre ces objectifs. Elles vont par contre avoir des effets secondaires négatifs et je serai heureux de vous en parler de façon plus détaillée. Ces effets comprennent l’augmentation des heures passées devant les tribunaux, le risque de revictimisation, le transfert du pouvoir discrétionnaire des juges vers les procureurs de la Couronne et les policiers, et la suppression du pouvoir discrétionnaire judiciaire, qui est un aspect essentiel de notre système judiciaire. Il faut bien sûr ne jamais oublier qu’avec l’augmentation des peines — et si elles sont appliquées de façon inéquitable —, les possibilités de réadaptation et de réintégration diminuent, ce qui peut entraîner une augmentation de la récidive et une situation qui est finalement plus dangereuse pour la population.
Honorables sénateurs, Tim Lynch, du Cato Institute, une importante organisation de défense des libertés civiles aux États- Unis, est du même avis que Michael Spratt. Voici ce qu’il a déclaré :
Le Canada doit examiner ce que les États-Unis ont fait en la matière. Nous nous éloignons de plus en plus des peines minimales, et je crois que le Canada commettrait une grave erreur s’il suivait notre exemple et imposait de telles peines.
L’American Civil Liberties Union a récemment rapporté que 2,3 millions de personnes sont derrière les barreaux aux États-Unis, soit près de trois fois plus qu’en 1987. De plus, les contribuables américains paient près de 70 milliards de dollars par année pour les services correctionnels et carcéraux.
Dépenser trop d’argent pour les prisons a pour effet de détourner les priorités budgétaires provinciales et fédérales. Cela enlève des fonds qui autrement pourraient servir à financer les mesures éprouvées de réduction de la criminalité, telles que l’augmentation de la présence policière dans les secteurs où le taux de violence est élevé et la prestation de services de désintoxication aux toxicomanes. Après plus d’une décennie d’imposition de peines minimales aux États-Unis, les prisons sont engorgées à point tel que chaque aire ouverte est remplie de lits superposés; et en Arizona, des tentes commencent à servir de cellules en plein air.
Le juge en chef William Rehnquist a déclaré qui suit lors du symposium national sur les drogues et la violence aux États-Unis :
Les peines minimales […] sont souvent le résultat de projets de loi modificatifs proposés par les législateurs pour montrer clairement qu’ils veulent « durcir le ton envers les criminels ». En fait, j’estime que l’un des meilleurs arguments contre toute imposition supplémentaire de peine minimale, voire contre certaines déjà imposées, est que celles-ci perturbent le calibrage minutieux des peines, d’un bout à l’autre du spectre […].
Honorables sénateurs, l’imposition de peines criminelles ne doit jamais être prise à la légère. Même si la dissuasion et le châtiment sont des principes importants dont il faut tenir compte dans la détermination de la peine, il importe également de se rappeler que les peines d’emprisonnement retirent les contrevenants de la société. Elles privent le détenu de la liberté de gagner sa vie et d’interagir avec sa famille et ses amis; et les conditions en milieu carcéral peuvent être dures. Pour ces raisons, ce n’est pas avec joie que la magistrature canadienne et américaine emprisonne les contrevenants.
Honorables sénateurs, je tiens à vous faire part de ce que Thomas Dohm avait l’habitude de me dire. M. Dohm a été mon patron et mon associé dans un cabinet de droit. Il fut pendant un certain temps juge à la Cour suprême de Colombie-Britannique. Il m’a souvent répété qu’il s’était rendu aux quatre coins de la Colombie- Britannique et du Yukon et qu’il avait souvent été saisi des affaires les plus sordides et les plus déplorables. Il se demandait souvent comment punir un certain criminel tout en protégeant la société. L’une des plus importantes leçons qu’il m’a apprises, et il y en a eu beaucoup, c’est que, dans la majorité des cas, on ne peut se contenter d’emprisonner quelqu’un pour ensuite l’oublier. Cette personne sortira de prison un jour ou l’autre. Il voulait faire en sorte que, lorsqu’il envoyait quelqu’un en prison, cette personne, à sa sortie, ne récidive pas et puisse vivre en société. Voilà ce qui comptait le plus pour lui. Il a aussi dit que, lorsqu’il était juge, il avait passé des nuits blanches à se demander ce qu’il devrait faire concernant le délinquant qu’il devait juger.
Honorables sénateurs, j’ai eu le privilège de parler à de nombreux juges. La majorité d’entre eux, voire tous les juges du pays, sont honorables et intègres et travaillent d’arrache-pied. Les juges prennent leur travail au sérieux. Je ne dis pas ça simplement parce que je suis avocate; j’ai vu bon nombre de juges au travail. J’estime que, lorsqu’on mine le pouvoir discrétionnaire des juges, c’est la société qui écope.
Des voix : Bravo!
La sénatrice Jaffer : Honorables sénateurs, j’ai cité plusieurs Américains dans mon intervention; or, ce n’est pas dans mes habitudes. Je me suis permis de le faire aujourd’hui parce qu’ils ont de l’expérience en matière de peines minimales obligatoires, et ils ont conclu que ces peines sont indéfendables. Ils disent qu’ils ont déjà fait cette erreur et que nous devrions en tirer des leçons. Malheureusement, cela tombe dans l’oreille d’un sourd.
Un juge d’expérience bien connu, Vincent L. Broderick, qui siège dans le district sud de l’État de New York, a dit ce qui suit :
Je crois fermement que toute personne raisonnable qui s’informe sur cette pratique [sur les peines minimales obligatoires], qu’il s’agisse d’un juge ou d’un politicien, en viendrait à la conclusion qu’il faut abolir ces types de peines au profit d’un régime fondé sur les principes d’équité et de proportionnalité.
(1150)
Pour mettre en perspective les effets de l’imposition de peines minimales obligatoires, j’aimerais vous lire une partie de ce que le juge J. Spencer Letts, du district central de la Californie, a déclaré, après avoir imposé une peine d’emprisonnement de 10 ans à quelqu’un :
Dans le cadre du régime des peines minimales obligatoires, il importe peu que [l’individu] soit un récidiviste invétéré ou qu'[il] en soit à sa première infraction.
Le juge a ajouté ceci :
En fait, dans le cadre de ce régime draconien, on ne tient aucunement compte du fait que, la veille de commettre cette erreur dans une vie par ailleurs sans tache, le délinquant a sorti 15 enfants d’un immeuble en feu ou a remporté la Médaille d’honneur du Congrès pour avoir défendu son pays.
Honorables sénateurs, avec les peines minimales obligatoires, on adopte une approche identique pour tous les délinquants, même si les peines prévues étaient peut-être conçues pour des criminels dangereux.
Barbara S. Vincent, du Federal Judicial Center, a écrit ce qui suit dans The Consequences of Mandatory Minimum Prison Terms : A Summary of Recent Findings.
Il existe des preuves irréfutables que l’imposition de peines minimales obligatoires conduit chaque année à l’incarcération pour une longue période de milliers de petits délinquants pour qui une peine plus courte aurait suffi, ce qui aurait permis d’économiser chaque année plusieurs centaines de millions de dollars.
Honorables sénateurs, l’imposition de peines minimales obligatoires au Canada ne repose sur aucun fondement probant, sans compter qu’elle a d’énormes ramifications financières et sociales. J’aimerais également faire remarquer qu’elle porte gravement atteinte au pouvoir discrétionnaire des juges, qui constitue un important pilier de notre système de justice pénale. À mon avis, les juges sont les mieux placés pour déterminer les peines. C’est pourquoi, dans notre merveilleux pays, nous nommons à la magistrature des avocats qui comptent parmi les meilleurs. Notre système compte quelques-uns des meilleurs juges au monde.
Lorsque Michael Spratt a comparu devant le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles en tant que représentant de la Criminal Lawyers’ Association, il a dit ceci :
Les juges sont bien placés pour imposer des peines justes. C’est eux qui connaissent le mieux la situation du contrevenant et les circonstances de l’infraction; ils font partie de la collectivité. Les juges ont reçu une bonne formation, et lorsqu’un juge se trompe…
— et cela arrive de temps en temps —
… il existe un mécanisme d’appel efficace qui permet de corriger les erreurs éventuelles.
Lors de la réunion tenue le 15 mai 2012 par le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, un ancien juge de la Cour suprême très respecté, l’honorable John Major, a dit ceci :
Le problème soulevé dans l’esprit des législateurs et du public est le suivant : « Pouvons-nous faire confiance aux juges? »
Il a aussi dit ceci :
C’est une question qui revient de temps à autre sur un certain nombre de sujets. Si le juge a un parti pris pour le droit et l’ordre, il penchera peut-être en faveur d’une peine plus sévère. S’il est plus favorable à la réadaptation, il tranchera du côté opposé.
Mais nous faisons beaucoup confiance, et c’est bien ainsi, à nos juges.
En tant que citoyen, je me sens plus à l’aise lorsqu’ils sont plus en mesure de juger de la sévérité ou de l’indulgence d’une peine.
Honorables sénateurs, lors de ces audiences, nous avons entendu Indira Stewart, une représentante du Conseil canadien des avocats de la défense. Voici ce qu’elle a dit au sujet de la peine minimale obligatoire de cinq ans prévue dans les cas d’enlèvement d’un enfant :
Lorsque ces cas se produisent, ils sont graves, mais il n’existe aucun élément qui permette de penser que, lorsqu’ils se produisent, les juges sont trop cléments […]
Dans les rares cas où une peine de moins de cinq ans d’emprisonnement a été imposée, il y a toujours, dans chacun de ces dossiers, des circonstances atténuantes qui l’expliquent. C’est précisément pour cette raison que les juges qui ont eu la possibilité d’entendre toutes les circonstances aggravantes et atténuantes sont les mieux placés pour fixer la peine appropriée. Si l’on craint que le juge ait commis une erreur, les procureurs de la Couronne peuvent interjeter appel des peines qu’ils jugent inappropriées et ils le font.
Lorsque l’honorable John Major a témoigné devant notre comité, ses propos allaient dans le même sens. Il nous a parlé d’une philosophie selon laquelle les criminels sont convaincus qu’ils ne se feront jamais prendre, ce qui explique que la gravité de la peine a rarement un effet dissuasif, comme l’expérience le démontre.
Il a aussi déclaré ceci :
Il est intéressant d’examiner tout l’éventail des peines imposées pour enlèvement, dans les annales judiciaires, il n’y a pas de minimum. Les peines, toutefois, ont été sévères. Par sévères, je veux dire longues.
Il a ensuite précisé, honorables sénateurs, que les peines imposées allaient de 10 à 15 ans. Dans le cas présent, nous demandons une peine minimale de cinq ans. Souhaitons-nous vraiment signaler aux juges qu’ils peuvent s’en tenir à une peine de cinq ans? Je ne le crois pas. Les juges imposent déjà des peines de 10 à 15 ans pour cette infraction. Pourquoi nous en mêler?
Le juge Major a ensuite ajouté ce qui suit :
Les tribunaux, à ma connaissance, ont toujours traité l’enlèvement commercial comme une infraction très grave et, à ce que je sache, les peines se sont étalées entre 10 et 15 ans. La peine de 5 ans n’est donc pas extrême […] Je crois qu’il faudrait chercher longtemps pour trouver une affaire où l’auteur sérieux d’un enlèvement a été condamné à moins que cela.
Honorables sénateurs, comme le juge Major l’a indiqué quand il a comparu devant le comité de la Chambre des communes, les peines imposées pour ce genre d’infractions sont de l’ordre de 10 à 15 ans environ, ce qui est considérablement plus long que la peine minimale de cinq ans proposée ici.
Dans ces cas, les juges ont, bien entendu, la possibilité d’imposer une peine d’emprisonnement à perpétuité, qui témoigne de la gravité de l’infraction. Lorsqu’il a témoigné devant le Comité sénatorial des affaires juridiques, l’honorable John Major a expliqué la nature des affaires qu’il avait jugées. Il a indiqué que les contrevenants étaient des jeunes hommes qui ont chacun reçu une peine de 15 ans de prison pour l’enlèvement d’un enfant, même s’il s’agissait de leur première infraction.
Voici ce qu’il a dit :
Les juges réagissent, tout comme la population, à l’aspect horrible de ce genre de crime. […] Lorsque vous avez recours au pouvoir discrétionnaire d’un juge, vous confiez un dossier à une personne qui normalement […] a entendu un certain nombre [d’affaires]. Cette personne a peut-être [été avocat plaidant]. Elle connaît le système et elle sait qu’à cause des faits, chaque affaire est différente des autres sur certains points.
Lorsqu’on élimine le pouvoir discrétionnaire des juges, cela entraîne un manque de transparence et un contournement des principes de justice.
Le 15 mai 2012, au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, M. Irwin Cotler, porte- parole en matière de justice du Parti libéral, a parlé de la transformation du pouvoir discrétionnaire des juges occasionnée par les peines minimales obligatoires.
Voici ce qu’il a dit :
Mettons de côté les questions constitutionnelles pour l’instant. Il y a une préoccupation en matière de politique. Pour ce qui est des peines minimales obligatoires, on enlève aux juges le pouvoir discrétionnaire pour le transférer aux policiers ou à l’État. Lorsqu’on fait ce transfert en audience publique avec la possibilité d’avoir recours à un type de négociation de plaidoyer plus privée, ou quelque chose du genre, on peut se retrouver avec un ou deux résultats.
On peut se retrouver dans la situation où l’accusé plaide coupable à un chef d’accusation moindre, de sorte que l’objectif de dénonciation, qui a été présenté comme étant l’objectif principal du projet de loi, est diminué ou perdu. Ou bien il y a la solution selon laquelle l’accusé subit son procès de sorte que les tribunaux sont engorgés à cause de ces peines minimales obligatoires.
Honorables sénateurs, je pense que les juges devraient conserver leur pouvoir discrétionnaire, sinon il en résultera un processus exempt de toute obligation de rendre compte, qui n’est pas transparent aux yeux de la population. Qui plus est, les peines minimales obligatoires imposent un fardeau excessif à l’appareil judiciaire.
Comme les sénateurs le savent, je viens de la Colombie- Britannique et je travaille encore avec plusieurs de mes collègues, dans le cadre d’affaires particulières, ou je les vois en cour. Je me suis rendu compte notamment du fait que, lorsque le Parlement fédéral adopte des lois de cette nature, il incombe ensuite aux tribunaux provinciaux d’en assumer les coûts de mise en application.
Honorables sénateurs, croyez-moi lorsque je dis que les tribunaux ne suffisent pas à la tâche. Voici ce que les procureurs me disent : « Je n’ai même pas lu le dossier. Je ne sais même pas de quoi il s’agit. Que voulez-vous que je fasse? » Ils croulent sous la lourdeur du fardeau. Nous adoptons des lois, mais nous ne débloquons pas les ressources nécessaires pour les mettre en application.
Honorables sénateurs, je ne pense pas que, quand nous ajournerons pour l’été, nous devrions quitter en ayant l’impression d’avoir fait du bon travail en vue de protéger les Canadiens. Si nous voulons vraiment protéger les Canadiens, nous devrions adopter cette loi, puis fournir des ressources. Sinon, nous ne faisons le travail qu’à moitié.
(1200)
Voici ce que David Daubney, ancien avocat général au sein de la Section de la politique en matière de droit pénal et coordonnateur de la réforme du système de détermination de la peine au ministère de la Justice, a dit sur cette augmentation des peines minimales obligatoires dans son blogue publié le dimanche 11 mars 2012 :
La multiplication des peines minimales obligatoires donnera lieu à moins de plaidoyers de culpabilité, à d’importants retards dans le traitement, à une grande augmentation du nombre d’accusés qui attendent leur procès dans des établissements provinciaux de détention provisoire déjà surpeuplés, ainsi qu’à de l’injustice, car ce ne seront plus les juges, mais plutôt les procureurs, qui disposeront du pouvoir discrétionnaire.
Honorables sénateurs, je vois cela tout le temps. Quand je me rends dans les tribunaux, je constate que le pouvoir discrétionnaire n’est plus exercé par les juges, mais par les procureurs. Ces derniers n’ont pas la formation nécessaire pour être juges. Leur travail consiste à présenter la cause en notre nom, mais nous faisons d’eux des avocats et des juges. C’est inacceptable.
Je sais qu’il y aura beaucoup de contestations fondées sur la Charte et d’acquittements. Est-ce que cela améliorera la sécurité des Canadiens? À mon avis, non.
Honorables sénateurs, je vous dirais que l’imposition de peines minimales augmente le nombre de procès et réduit le nombre de cas qui sont réglés de manière appropriée. Les peines minimales obligatoires entraînent non seulement des coûts financiers, mais aussi des coûts concrets, pour les participants au système judiciaire, ainsi que les victimes elles-mêmes. C’est pourquoi je vous dis à tous que le pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la peine devrait être exercé par les juges, et non les procureurs.
Selon Erik Luna, dans son mémoire intitulé Mandatory Mimimum Sentencing Provisions Under Federal Law, qui porte sur les dispositions relatives aux peines minimales obligatoires dans la loi fédérale, les peines minimales obligatoires « accordent le pouvoir aux procureurs fédéraux d’appliquer les lois qu’ils jugent appropriées, même à l’égard de personnes dont la participation à des infractions non violentes a été mineure ».
J’ai constaté, honorables sénateur, que certains procureurs, de par la manière « créative » dont ils mènent leurs enquêtes et déposent des accusations, se trouvent à sanctionner par avance les délinquants, ce qui, pour deux infractions comparables, peut se traduire par des peines sans commune mesure.
L’honorable John Martin, juge à la Cour fédérale, n’aurait pas pu mieux décrire les effets des peines minimales obligatoires sur les pouvoirs discrétionnaires des juges :
Les peines minimales obligatoires sont excessives, injustes, voire draconiennes.
Elles font en sorte que le pouvoir de détermination de la peine, qui était jusqu’ici entre les mains — neutres — des juges, appartient désormais aux acteurs du processus pénal.
Elles desservent la justice pénale, en plus de poser toutes sortes de problèmes constitutionnels.
Mais autrement, il s’agit d’une excellente idée.
Troisièmement — et en dernier lieu —, je tiens à rappeler que les peines minimales obligatoires vont à l’encontre du principe de proportionnalité.
À propos de la constitutionnalité des peines minimales obligatoires et des cas d’exception, M. Berger, professeur à Osgoode Hall, la faculté de droit de l’Université York, dit ce qui suit dans l’article intitulé A More Lasting Comfort? The Politics of Minimum Sentences, the Rule of Law and R v. Ferguson :
[Les peines minimales obligatoires] représentent un jugement a priori de ce qui constitue une sanction juste dans tous les cas.
Or, ce raisonnement est foncièrement dangereux.
Le Parlement a déterminé que les peines doivent être proportionnelles à la gravité de l’infraction commise et au degré de responsabilité du délinquant; il en a fait un principe fondamental.
Essentiellement, les peines minimales obligatoires reposent sur le principe voulant que l’on connaisse d’avance le degré de proportionnalité d’une infraction, quelles que soient les circonstances dans lesquelles elle a pu être commise.
Or, il arrive toujours, dans la vie, des circonstances plus complexes ou plus difficiles que même le plus clairvoyant des comités parlementaires n’aura pas su prévoir.
Quand une affaire se retrouve devant un juge […] certaines circonstances exceptionnelles peuvent faire en sorte que les peines minimales obligatoires aillent carrément à l’encontre de l’article 12 de la Charte, qui prévoit que « chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ».
Au fil du temps et des vicissitudes extraordinaires de l’existence, des cas se présenteront forcément où l’obligation d’imposer une peine minimale sera incompatible avec nos engagements constitutionnels et le principe moral de la proportionnalité de la peine.
Honorables sénateurs, le projet de loi C-29 ratisse beaucoup trop large. Des personnes qui ne le méritent pas risquent d’en subir les conséquences. Voici un exemple d’affaire qui me dérange beaucoup. J’ai passé des heures à l’étudier et je vous dis aujourd’hui, honorables sénateurs, que c’est la preuve que nous ferions une erreur en adoptant ce projet de loi.
Il s’agit de l’affaire Batisse, qui concerne une jeune femme autochtone souffrant d’une maladie mentale. Elle a plaidé coupable à une accusation d’enlèvement d’un nouveau-né. La Cour d’appel a réduit la peine, en la faisant passer de cinq ans à deux ans et demi. Après avoir soigneusement évalué les circonstances atténuantes dans cette affaire, la Cour d’appel a constaté que la jeune femme avait subi de mauvais traitements aux mains de pratiquement toutes les personnes qu’elle avait connues. Par conséquent, après des années, elle a fini par être atteinte d’une maladie mentale.
C’est une histoire horrible. Le tribunal a constaté que la maladie mentale de cette jeune femme avait été déterminante pour l’amener à commettre l’infraction et que, dans de telles circonstances, la dissuasion et le châtiment avaient une moindre importance. Ce n’est pas un cas unique.
Honorables sénateurs, jamais je ne croirai qu’un seul sénateur dans cette enceinte puisse penser que cette jeune femme aurait dû être incarcérée pour cinq ans. Je vous le demande : auriez-vous adopté un projet de loi prévoyant une peine minimale obligatoire si vous aviez su que, ce faisant, vous condamneriez automatiquement Mme Batisse à une peine d’emprisonnement de cinq ans, alors qu’elle a vécu une existence aussi horrible?
Honorables sénateurs, nous devons nous acquitter de notre responsabilité. Si nous faisons partie de cette vénérable assemblée, c’est pour y prendre des décisions au nom de tous les Canadiens.
Une voix : Bravo!
La sénatrice Jaffer : Les peines minimales obligatoires donnent souvent lieu à des contrastes frappants entre les peines imposées, en fonction de ce qui constitue souvent des différences ténues sur le plan du comportement ou des antécédents criminels.
C’est ce qu’a constaté Paul Cassell, juge de district aux États- Unis, lorsque, en 2004, il a fait la déclaration suivante : « Il n’existe aucune preuve rationnelle pour que la loi m’oblige à imposer une peine d’emprisonnement de 55 ans à une personne de 25 ans reconnue coupable pour la première fois d’une infraction liée à la drogue, alors que, le même jour, j’ai infligé une peine d’emprisonnement de 22 ans à un homme qui avait battu à mort une dame âgée. »
Honorables sénateurs, des études et des preuves montrent que, lorsqu’elle est informée de ce qui se passe au sein de notre système de justice pénale, la population fait davantage confiance à la procédure et aux résultats finals. Cependant, les sondages d’opinion publique ne devraient pas servir uniquement à justifier des mesures législatives. Il faudrait plutôt s’efforcer de fournir le plus de renseignements possibles afin que la population sache ce que les intervenants du système de justice savent eux aussi.
Voici ce qu’a déclaré le juge John Major :
[…] la population ne comprendrait pas ce que vous décriviez comme étant une peine légère et ce qui semble l’être, de sorte qu’elle préférait les peines minimales obligatoires.
Cependant […] lorsqu’on explique aux gens le principe des peines obligatoires et le principe de ce que j’appellerais la détermination discrétionnaire des peines, cela change complètement leur façon de voir.
Selon une étude réalisée par le Pew Center, un organisme américain, de récents sondages d’opinion publique laissent entendre que l’élimination des peines minimales obligatoires reçoit un accueil favorable au sein de la population. Qui plus est, un sondage effectué en janvier 2012 auprès de 1 200 électeurs probables a révélé que la population appuie fortement l’allègement des peines imposées à des délinquants non violents, à condition que l’on atteigne les objectifs visant à assurer la sécurité publique et à obliger les délinquants à assumer la responsabilité de leurs actes.
Honorables sénateurs, en conclusion, je veux souligner le travail acharné d’organismes comme le Conseil canadien des avocats de la défense, la Criminal Lawyers’ Association et l’Association du Barreau canadien. Ces organismes jouent un rôle inestimable dans la promotion de l’équité et de l’intégrité au sein du système de justice pénale canadien, un pilier fondamental de notre société démocratique. Ils travaillent inlassablement et de façon désintéressée afin de nous présenter une vision équilibrée du système de justice au Canada.
Honorables sénateurs, ces gens travaillent quotidiennement aux premières lignes. Ils nous rapportent ce qu’il advient des projets de loi que nous adoptons.
Je puis donc vous affirmer, honorables sénateurs, que l’imposition d’une nouvelle peine minimale obligatoire ne mettra pas nos précieux enfants à l’abri de la violence et de l’exploitation. Qu’est- ce qui protégera nos précieux enfants contre la violence et l’exploitation? Nous devons fournir les ressources nécessaires afin qu’ils aient une meilleure éducation et un toit au-dessus de leur tête. Le Canada est un pays très riche. Nous ne devrions pas avoir recours à l’incarcération et aux peines minimales obligatoires.
(1210)
Une voix : Bravo!
La sénatrice Jaffer : Honorables sénateurs, rien ne prouve que les peines minimales obligatoires permettent de prévenir la criminalité. Ces dernières sapent le pouvoir discrétionnaire des juges. En terminant, elles violent le principe de l’imposition de peines proportionnelles ainsi que les droits juridiques et constitutionnels inscrits dans la Charte canadienne des droits et libertés.
Honorables sénateurs, j’aimerais terminer en citant le juge Major, un éminent Canadien et ancien juge à la Cour suprême du Canada :
Dans votre sagesse, lorsque vous examinerez le projet de loi, demandez à n’importe qui s’il peut vous donner un exemple qui montre qu’une peine obligatoire, quel que soit l’État ou le pays où elle a été imposée, a réduit le crime — n’importe où.
Des voix : Bravo!
Son Honneur le Président : Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?
Une voix : Le vote!
Son Honneur le Président : Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : Non.
Des voix : Oui.
Son Honneur le Président : Adoptée, avec dissidence.
(La motion est adoptée avec dissidence et le projet de loi, lu pour la troisième fois, est adopté.)