2e Session, 41e Législature,
Volume 149, Numéro 149
Le mardi 9 juin 2015
L’honorable Leo Housakos, Président
La Loi réglementant certaines drogues et autres substances
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Motion d’amendement—Report du vote
La sénatrice Jaffer : Honorables sénateurs, j’interviens moi aussi à propos du projet de loi C-2 et des amendements que propose le sénateur Campbell.
Avant de poursuivre, je tiens à remercier le sénateur Campbell à la fois d’être le porte-parole relativement au projet de loi et de nous faire profiter de ses connaissances particulières dans ce dossier. Lorsqu’il prend la parole, j’ai conscience de profiter de sa longue expérience à ce sujet. Je lui sais gré de tout ce qu’il fait par rapport aux questions de cet ordre, car il assure ainsi la sécurité de ma ville.
Honorables sénateurs, aujourd’hui, vous avez entendu des personnes qui ont été maires de Vancouver et de Toronto. Et maintenant le maire de Montréal dit qu’il va faire aménager un centre d’injection supervisée. Honorables sénateurs, nous parlons ici de trois personnes très responsables, qui ne font pas ces déclarations à la légère. Par conséquent, lorsque vous voterez sur le projet de loi, je vous demande de réfléchir à ce que les maires Campbell, Eggleton et Coderre nous disent : nous avons besoin de centres d’injection supervisée pour rendre nos villes plus sûres et pour sauver des vies.
Au Canada, chaque vie est précieuse. Nous nous préoccupons de chaque vie, sans aucune exception. Par conséquent, nous devrions tenir compte de ce que ces trois maires font valoir.
Pendant que je prends la parole au sujet du projet de loi C-2 sur les centres d’injection supervisée, je veux vous dire un mot sur mon lieu de résidence, Vancouver. Ceux d’entre nous qui vivent à Vancouver connaissent les bienfaits qui découlent d’un centre d’injection supervisée, tant pour les résidants de la ville que pour les personnes les plus vulnérables, celles qui sont sans ressources.
Je veux vous faire part d’une question que ma fille, Farzana, qui avait huit ans à l’époque, m’avait posée alors que je me rendais au travail. C’était avant la création du centre d’injection. Elle m’avait dit : « Maman, pourquoi le monsieur se lave-t-il le bras avec l’eau sale d’une flaque? » Je me suis retournée et j’ai vu un homme qui, effectivement, se lavait le bras avec l’eau sale d’une flaque, et qui s’est ensuite injecté quelque chose dans le bras. Ma fille m’a longtemps posé des questions au sujet des actes de ce monsieur. Elle était perplexe et confuse. Je n’ai jamais été capable de lui expliquer précisément ce qu’elle avait vu, parce que je ne voulais pas entrer dans les détails. Plus tard, lorsque le centre Insite a été créé, j’ai songé aux nombreuses petites filles qui ne verraient pas ce que ma propre fille avait vu et qui l’avait vraiment perturbée. Outre le traumatisme subi par ma fille, je ne pouvais m’empêcher de penser que cela ne correspondait pas à ma vision du Canada. Comment un Canadien peut-il se trouver dans une situation aussi désespérée? Nous, Canadiens, devons nous occuper non seulement des malades et leur garantir l’accès aux hôpitaux, mais aussi des personnes les plus vulnérables qui ont très peu de ressources à leur disposition.
Honorables sénateurs, je peux confirmer que le centre d’injection supervisée Insite a joué un rôle très important dans ma ville.
Le projet de loi C-2, Loi réglementant certaines drogues et autres substances, est la loi canadienne en matière de contrôle des stupéfiants. Cette mesure législative vise à protéger la santé publique et à assurer la sécurité publique. Les activités comportant l’utilisation d’une substance désignée sont interdites, sauf si elles sont autorisées par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, par ses règlements, ou en vertu d’une exemption aux termes de l’article 56.
Honorables sénateurs, sauf erreur, environ 10 000 demandes d’exemption en vertu de l’article 56 sont reçues chaque année. La majorité d’entre elles sont liées à des activités courantes faisant appel à des substances désignées, par exemple des essais cliniques, des traitements à la méthadone et la recherche universitaire.
En septembre 2011, la Cour suprême du Canada a rendu une décision au sujet du centre d’injection supervisée Insite de Vancouver. La cour a confirmé le pouvoir discrétionnaire du ministre d’accorder des exemptions, mais elle a ajouté que les décisions doivent être rendues conformément à la Charte canadienne des droits et libertés, et qu’elles doivent concilier les questions liées à la santé publique et à la sécurité publique. La cour a précisé les facteurs dont le ministre doit tenir compte au moment d’évaluer une demande d’ouverture d’un centre d’injection supervisée. Les cinq facteurs qui ont été retenus par la cour et qui font partie de l’amendement du sénateur Campbell sont les suivants : premièrement, la preuve, si preuve il y a, de l’incidence du centre sur la criminalité; deuxièmement, les conditions locales indiquant que le centre répond à un besoin; troisièmement, la structure réglementaire en place permettant d’encadrer le centre; quatrièmement, les ressources disponibles pour assurer l’entretien du centre; cinquièmement, les expressions d’appui ou d’opposition de la collectivité.
Honorables sénateurs, je ne maîtrise pas ces questions aussi bien que le sénateur Campbell, mais je suis membre du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles. J’aimerais vous faire part de certains points dont nous avons discuté au comité.
J’ai posé la question suivante au ministre Blaney, le ministre de la Sécurité. J’ai dit ceci :
Monsieur le ministre, j’ai examiné ce projet de loi et je me suis creusé les méninges, parce que j’ai travaillé toute ma vie au centre-ville de Vancouver. Quand mes enfants étaient plus jeunes, des aiguilles à injection, toutes sortes de choses jonchaient le sol. Quand j’étais partie au travail, ils les ramassaient, et j’étais simplement pétrifiée. À l’entrée en vigueur de ce projet de loi, j’aurai les mêmes soucis avec ma petite-fille, parce qu’avec l’existence d’Insite, il y a un endroit sûr permettant aux gens de se faire leurs injections. Je crois que ce projet de loi fera disparaître cet environnement sûr.
La Cour suprême du Canada a clairement dit que votre pouvoir discrétionnaire n’était pas absolu; vous deviez tenir compte de l’article 7 de la Charte des droits et libertés quand il était question de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne. Je crois que ce projet de loi ne tient pas compte des questions liées à l’article 7 que la Cour suprême du Canada a précisées. Pouvez-vous me montrer où cela est précisé?
Le ministre Blaney a répondu ce qui suit :
Sénatrice Jaffer, je vous remercie de votre question. J’aimerais d’abord vous rassurer : toute disposition législative présentée par le gouvernement fait l’objet d’un examen de la part de notre ministère de la Justice. Nous ne pouvons pas donner d’assurance à 100 p. 100, mais nous sommes tout à fait convaincus que ce projet de loi est constitutionnel et qu’il respecte en tous points la décision rendue par la Cour suprême […]
Votre deuxième question serait […] une question que je vous poserais. Vous avez des enfants. J’ai des enfants. En fait, ce projet de loi demande : pensez-vous que vous devriez être consultée si un site de consommation devait ouvrir ses portes juste en face de votre maison? C’est ce que fait ce projet de loi.
J’ai répondu au ministre que je n’ai aucun problème avec la consultation, mais que je veux que nous nous assurions de respecter la Charte.
Honorables sénateurs, j’ai également posé une question à la ministre Ambrose — et je ne vais pas tout lire, car cela figure dans la transcription des délibérations du comité —, mais, en gros, j’ai voulu savoir quels seraient les effets sur les hôpitaux dans ma région, si le centre Insite était fermé. Voici la question que j’ai posée :
Madame la ministre, là où je vis, nous avons un hôpital, St. Paul’s, qui s’occupe des personnes cardiaques pour l’ensemble de la vallée du bas Fraser. Si Insite n’existe pas, les gens qui souffrent iront à l’hôpital St. Paul’s. C’est une question de ressources. Insite a permis [au gouvernement provincial] d’économiser 17 millions de dollars. Ma préoccupation est la suivante : en l’absence d’Insite, l’hôpital St. Paul’s subira de nouveau des pressions.
La ministre Ambrose a répondu que ces choses ne sont pas mutuellement exclusives et, si je me souviens bien, elle m’a aussi rappelé que ces questions sont du ressort des provinces.
Honorables sénateurs, peu m’importe s’il s’agisse de questions de compétence fédérale ou provinciale. On parle ici d’hôpitaux et, si leurs ressources sont mises à rude épreuve, alors tous les gens de la vallée du bas Fraser en souffriront.
Je me suis demandé comment vous expliquer en quoi consiste le centre Insite. Après mûre réflexion, je me suis dit que je ferais mieux de vous citer les propos de M. Russell Maynard, directeur de programme d’Insite :
J’aimerais […] vous fournir des renseignements qu’on n’entend pas très souvent. Insite est beaucoup plus qu’un centre d’injection supervisée. Il reçoit environ 800 visites par jour, et sa clientèle de base comprend probablement environ 300 utilisateurs. Cela ne représente pas un grand nombre de personnes. En fait, il ne s’agit que d’une poignée de personnes, et nous parlons ici d’un projet très local, qui mise beaucoup sur l’action communautaire. Insite a pour mandat d’essayer de faire tout en son pouvoir pour améliorer la sécurité des collectivités qui sont aux prises avec des problèmes de toxicomanie, ce qui est généralement le cas dans chaque centre urbain du monde développé. Ce sont toujours les régions à faible revenu qui en sont touchées.
Je travaille étroitement — et j’insiste sur le mot « étroitement » — avec les agents du Service de police de Vancouver. Je les rencontre régulièrement. J’assiste toujours à des réunions. On m’invite à parler aux nouveaux policiers avant qu’ils se mettent à faire des patrouilles dans le quartier centre-est de la ville, afin de leur faire comprendre le contexte du centre d’injection et des gens qui le fréquentent.
Qui sont les clients des centres d’injection? La réponse n’est pas simple à comprendre. Pourtant, il s’agit d’un groupe incroyablement homogène partout dans le monde, que ce soit en Espagne, au Danemark, à Vancouver ou à Sydney, en Australie. En général, il s’agit de gens qui viennent de familles d’accueil. Ayant grandi dans des milieux désavantagés, ces gens fréquentent l’école, sans toutefois pouvoir se concentrer sur leurs études en raison de leur mode de vie. Ensuite, ils passent entre les mailles du filet pour le reste de leur vie. Ils finissent par être des gens à faible revenu, qui prennent des médicaments sans prescription médicale ou qui utilisent des drogues pour toutes les mauvaises raisons. Tout ce que nous essayons de faire à Insite, c’est, premièrement, de les garder en vie pour leur offrir un traitement et, deuxièmement, de leur fournir les services dont ils ont besoin — logement, soins de santé et santé mentale.
Je veux m’assurer que le comité sénatorial comprend bien ceci, et là encore, il s’agit d’un chiffre puissant : chaque année, 450 clients d’Insite sont directement transférés à un service de désintoxication. Je parle en tant que spécialiste en toxicomanie — à ma connaissance, aucun autre projet dans le monde entier n’affiche de tels résultats. Je le répète : chaque année, 450 personnes passent de l’étage d’Insite à un service de traitement.
Comment cela se traduit-il concrètement? En clair, nous ne connaissons aucun autre modèle qui réussit à diriger les toxicomanes vers la voie du traitement. Imaginez, si vous le pouvez, que vous devez vous cacher dans des entrées d’immeubles ou dans des ruelles pour dissimuler votre consommation. Et un jour, vous apprenez qu’il y a un projet dans votre collectivité. Il s’agit d’un centre où l’on vous dit : « Très bien. Nous reconnaissons qu’il s’agit d’un problème sinistre et chaotique. Entrez donc, et essayons de voir ce que nous pouvons faire. » Du coup, chaque jour, vous interagissez avec des gens comme ceux qui sont assis autour de cette table. Voilà un changement profond dans votre mode de vie. Au lieu d’entretenir des relations uniquement avec des toxicomanes et d’autres personnes ayant une vie chaotique, vous vous trouvez maintenant dans une salle remplie de gens qui mènent une vie fonctionnelle et dont le travail consiste à vous diriger vers des services de santé mentale et des services cliniques. C’est ce que nous faisons, jour après jour, 365 jours par année, 18 heures par jour.
Il a poursuivi en disant ceci :
Je tiens à gagner la confiance de ceux qui ne sont pas convaincus, et c’est pourquoi je veux m’assurer que tout le monde dans la salle reconnaît ceci : il n’y a pas d’autre modèle plus puissant dans le monde développé que le site de consommation supervisée à Vancouver, un site dont la conception est purement canadienne. Insite est unique en son genre par rapport aux autres centres d’injection; ainsi, on trouve un centre de désintoxication et un programme de rétablissement aux étages supérieurs. C’est comme une clinique sans rendez-vous, assortie de services spécialisés — par exemple, la chirurgie oculaire, et cetera —, bref un endroit où l’on offre un continuum de soins.
Honorables sénateurs, j’ai posé une question à M. Maynard sur les environs du centre. Je craignais qu’il y ait des seringues un peu partout. Voici ce qu’il a répondu :
C’est un peu une zone grise […] Le projet de loi, lui, n’a pas de zone grise. Il stipule les choses clairement. Ce qui rend la réponse à votre question opaque c’est que la Cour suprême du Canada a déjà été saisie trois fois de l’affaire Insite. Il est difficile d’imaginer que, si Insite ne répondait pas aux critères, il s’adresse de nouveau aux tribunaux. Ce serait un retour en arrière. Il est par ailleurs difficile d’imaginer que nous n’aurions pas encore une fois gain de cause devant les tribunaux.
Honorables sénateurs, j’ai été complètement abasourdie lorsqu’il nous a dit ceci : « Treize juges ont examiné le dossier et tous les 13 ont pris le parti d’Insite en entendant les preuves fournies pendant des jours. »
L’article 5 du nouveau projet de loi énonce 26 obligations. Ces 26 obligations seront très difficiles à respecter.
Honorables sénateurs, de nombreux témoins ont comparu devant le comité pour dire que le projet de loi va à l’encontre de la Charte. La Coalition canadienne des politiques sur les drogues explique pourquoi le projet de loi C-2 est néfaste dans le rapport Une injection de raison : premièrement, « le Projet de loi C-2 alimente la désinformation sur les services de consommation supervisée »; deuxièmement, « [il] est entièrement contraire à l’esprit de la décision de 2011 de la Cour suprême du Canada »; troisièmement, « [il] impose un processus de demande excessif qui ne serait pas exigé pour d’autres services de santé »; quatrièmement, « [il] prête un poids disproportionné aux « opinions » sur l’accès à des services de santé cruciaux »; et cinquièmement, « [il] accorde à certaines autorités un droit de véto unilatéral sur la mise en œuvre des services de consommation supervisée. »
Pourrais-je avoir cinq minutes de plus?
Son Honneur le Président : Les honorables sénateurs sont-ils d’accord pour accorder cinq minutes de plus à la sénatrice Jaffer?
Des voix : D’accord.
La sénatrice Jaffer : Honorables sénateurs, la Coalition canadienne des politiques sur les drogues a continué d’énumérer toutes les raisons pour lesquelles le projet de loi C-2 ne répond pas aux critères établis par la Cour suprême du Canada.
Nous avons entendu le témoignage d’un homme qui utilisait les services de ce centre et qui travaille maintenant là-bas. Il nous a suppliés de veiller à ce que ce centre ne soit pas fermé, parce que c’est cet endroit qui lui a permis de vaincre son problème.
Avant de conclure mon intervention, je tiens à vous faire part de ce qu’a dit Mme Donna May, la mère d’une toxicomane, quand elle a comparu devant le comité. Je la cite :
Ma fille est morte. […]
Dans un premier temps, j’estime essentiel d’amener nos politiciens à reconnaître qu’il s’agit d’une maladie en prêtant une oreille attentive aux citoyens de leur collectivité. Pour être moi-même entrée en contact avec de nombreux députés fédéraux et provinciaux ainsi qu’avec mes conseillers municipaux, je peux vous dire qu’ils préfèrent qu’on ne leur parle pas de cette réalité qu’ils jugent épouvantable. Mais reste quand même qu’aucun parent n’est à l’abri. Et tout ne part pas nécessairement d’une drogue vendue dans la rue. Ce n’est pas ce qui a été à l’origine de la toxicomanie de ma fille. Tout a commencé avec une prescription d’Oxy à la suite d’une chute dans l’escalier du sous-sol. Elle souffrait d’un problème de santé mentale qui n’avait pas été diagnostiqué, et elle a découvert que le médicament apaisait les voix qu’elle entendait dans sa tête.
Honorables sénateurs, cette mère nous implore de protéger les membres les plus vulnérables de notre société.
Je suis allée visiter Insite avec mon époux. Il n’est pas facile d’y accéder. Quand j’étais à l’intérieur, j’ai vu des gens y entrer avec dignité. Ils ont pu s’occuper de leurs problèmes, suivre une cure de désintoxication et même subir une chirurgie oculaire.
Le jour où mon mari et moi avons quitté Insite, nous étions remplis d’humilité à l’idée qu’il y avait des Canadiens qui se souciaient des plus vulnérables. Je vous pose aujourd’hui la question directement : allons-nous être de ceux qui se préoccupent des plus vulnérables?
Merci.