1re Session, 42e Législature,
Volume 150, Numéro 42
Le jeudi 2 juin 2016
L’honorable George J. Furey, Président
Le Code criminel
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Ajournement du débat
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-14. Il s’agit du projet de loi le plus difficile que j’ai eu à examiner. J’ai passé bien des nuits à y réfléchir et à penser aux personnes qu’il toucherait. Je me suis battue toute ma vie pour les droits des personnes les plus vulnérables de la société. En tant que sénatrice, je me suis battue pour protéger la Constitution. Le projet de loi C-14 met ces droits et protections en équilibre.
La question est extrêmement personnelle pour beaucoup de Canadiens, car elle a touché notre vie à tous d’une façon ou d’une autre. Nous connaissons tous quelqu’un qui a éprouvé des souffrances intolérables, que ce soit un collègue, une connaissance, un parent éloigné ou un être cher. Nous avons tous une histoire à raconter.
Honorables sénateurs, j’aimerais vous raconter l’histoire d’Elayne Shapray de Vancouver, en Colombie-Britannique. Elle en était à un stade avancé de la sclérose en plaques progressive secondaire. La sclérose en plaques n’est pas nécessairement mortelle, mais elle inflige des souffrances intolérables à bien des gens. Elle touche plus de 100 000 Canadiens. La maladie d’Elayne l’a fait souffrir pendant plusieurs années et l’a rendue entièrement invalide. Elle a défendu pendant longtemps la cause de l’aide médicale à mourir et a raconté son histoire émouvante dans une déclaration sous serment après la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique venant invalider la décision de la Cour suprême de la même province en donnant gain de cause à Gloria Taylor et à l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique. Comme l’a dit Howard, le mari d’Elayne : « Elayne est décédée en toute paix et sérénité en compagnie de ses amis et de sa famille » le 2 mai.
Elayne a pu demander une exemption de l’application de la déclaration d’invalidité de la Cour suprême et a eu le droit de mourir dans la dignité. En vertu des critères restrictifs établis aux termes du projet de loi C-14, Elayne n’aurait fort probablement pas été admissible à l’aide médicale à mourir. Elle n’aurait eu d’autre choix que de se laisser mourir de faim pour devenir admissible; il est d’une cruauté indicible que d’obliger quelqu’un à faire une telle chose.
Honorables sénateurs, je vous fais part de l’histoire d’Elayne pour vous exhorter à accorder à cette question importante l’attention qu’elle mérite. En tant que sénateurs, nous sommes les ultimes protecteurs des droits enchâssés dans la Constitution. Tâchons de nous acquitter de cette responsabilité qui nous incombe en tant que sénateurs.
Aujourd’hui, j’aimerais expliquer en quoi l’aide médicale à mourir et la décision de la Cour suprême dans l’affaire Carter sont liées à la Charte. J’aimerais également préciser en quoi le projet de loi C-14 restreint l’accès à l’aide médicale à mourir, compte tenu des paramètres énoncés dans l’arrêt Carter, et met en lumière la nécessité d’adopter une mesure législative appropriée.
L’aide médicale à mourir concerne le droit constitutionnel le plus fondamental des Canadiens. L’article 7 de la Charte indique que chaque Canadien a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Il prévoit aussi qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Dans l’affaire Carter, la Cour suprême devait respecter l’article 7 de la Charte ainsi que l’article 14 et l’alinéa 241b) du Code criminel. L’article 14 du Code criminel se lit comme suit :
Nul n’a le droit de consentir à ce que la mort lui soit infligée, et un tel consentement n’atteint pas la responsabilité pénale d’une personne par qui la mort peut être infligée à celui qui a donné ce consentement.
Quant à l’alinéa 241b), il indique ceci :
Est coupable d’un acte criminel […] quiconque […] aide ou encourage quelqu’un à se donner la mort, que le suicide s’ensuive ou non.
Honorables sénateurs, l’affaire Carter n’est pas la première cause liée à l’aide médicale à mourir dont la Cour suprême a été saisie à la suite d’une contestation judiciaire. Avant Kay Carter et Gloria Taylor, il y a eu Sue Rodriguez. En 1993, Mme Rodriguez, qui était atteinte de la sclérose latérale amyotrophique, a perdu sa contestation judiciaire devant la Cour suprême, qui a rendu une décision à cinq contre quatre. Entre 1993 et 2015, la perception du public à ce sujet a changé, et la société a évolué. D’autres administrations ont commencé à légiférer sur l’aide médicale à mourir, et le travail de sensibilisation positif accompli par l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique et par des gens comme Gloria Taylor, Kay Carter et Elayne Shapray a permis de montrer à la population qu’on peut mourir dans la dignité lorsqu’on a recours à l’aide médicale à mourir. La population et les personnes qui offrent des soins de santé ont commencé à se rendre compte que l’aide médicale à mourir peut être un acte de compassion. Si nous écoutons les Canadiens à ce sujet, nous pourrons commencer à comprendre que l’aide médicale à mourir se veut un geste de compassion.
Par le passé, la Cour suprême a refusé l’aide médicale à mourir en s’appuyant sur des principes de justice fondamentale. Ceux-ci ont évolué depuis et, par conséquent, la Cour suprême a fait de même. Le 6 février 2015, celle-ci a établi des paramètres régissant la prestation de l’aide médicale à mourir au Canada.
Le projet de loi C-14 constitue la réponse législative à la déclaration d’invalidité énoncée dans l’arrêt unanime de la Cour suprême dans l’affaire Carter, déclaration d’invalidité dont la prise d’effet a été suspendue. Le projet de loi C-14 ne répond pas aux paramètres établis par la Cour suprême ni aux normes du public.
La Cour suprême a été catégorique et unanime dans l’affaire Carter.
Dans sa déclaration d’invalidité, la cour soutient que l’alinéa 241b) et l’article 14 du Code criminel sont inopérants dans la mesure où ils prohibent l’aide d’un médecin pour mourir à une personne.
La cour présente des conditions selon lesquelles l’aide médicale à mourir pourrait être donnée :
[…] à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.
Plus loin, la Cour suprême ajoute une précision cruciale : « le terme « irrémédiable » ne signifie pas que le patient doive subir des traitements qu’il juge inacceptables. »
C’est le langage que le plus haut tribunal du pays a employé dans cet arrêt historique et unanime. Ce qui a été déposé s’en éloigne largement.
Les paramètres et les critères d’admissibilité proposés dans le projet de loi C-14 sont restrictifs. En effet, selon le projet de loi, une personne n’est admissible que si elle souffre d’un problème de santé grave et irrémédiable, c’est-à-dire si elle est « atteinte d’une maladie, d’une affection ou d’un handicap graves et incurables ». De plus, la situation médicale de la personne doit se caractériser « par un déclin avancé et irréversible de ses capacités. » Troisièmement, « sa maladie, son affection, son handicap ou le déclin avancé et irréversible de ses capacités lui cause des souffrances physiques ou psychologiques persistantes qui lui sont intolérables ». Enfin, une personne n’est admissible selon le projet de loi C-14 que si « sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible ».
Pour désigner une maladie terminale, l’arrêt Carter ne fait pas mention de maladie incurable ou d’euphémisme du genre la « mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible ». Or, honorables sénateurs, ce sont les mots que l’on peut lire dans le projet de loi C- 14. Ce libellé aboutit à des critères d’admissibilité restrictifs qui ne satisfont pas à ceux énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Carter.
Je vais maintenant vous expliquer pourquoi je pense que ces critères d’admissibilité restrictifs du projet de loi C-14 devraient être remplacés par ceux qu’a énoncés la Cour suprême dans l’arrêt Carter.
Le projet de loi C-14 comporte des aspects à la fois juridiques et médicaux. Il y a d’un côté l’enjeu de légalité et de l’autre les médecins, les infirmiers praticiens et les responsables de la réglementation qui auront à interpréter la loi, une fois qu’elle sera entrée en vigueur.
Il y a ceux qui doivent administrer l’aide médicale à mourir. De Montréal et Vancouver jusqu’au Yukon et à Thunder Bay, ils devront être en mesure d’interpréter ce que signifie « grave et irrémédiable » et agir en conséquence. Par ailleurs, il n’est pas question de mal interpréter le projet de loi C-14. Or, d’un point de vue médical, on ne peut qu’aboutir à toutes sortes d’interprétations erronées si l’on ne remplace les critères restrictifs du projet de loi C- 14 par ceux de l’arrêt Carter.
Exiger de quelqu’un qu’il souffre d’une maladie ou d’une invalidité incurables est restrictif. Les médecins nous ont dit qu’une telle exigence suppose que le malade doit, afin de guérir, demander et subir toutes sortes de traitements même s’ils sont inacceptables pour lui.
La Cour suprême du Canada a clairement précisé que le terme d’« irrémédiable » ne suppose pas que le malade subisse des traitements qu’ils jugent inacceptables. L’écart que l’on constate entre l’arrêt de la Cour suprême et le projet de loi C-14 est évident. Exiger que la mort naturelle soit devenue raisonnablement prévisible est restrictif.
Lors de l’étude préalable, la ministre de la Justice nous a dit que le fait d’exiger que la mort soit raisonnablement prévisible laisse aux professionnels de la santé toute latitude pour tenir compte de la situation du malade.
Tout au long de l’étude préalable, honorables sénateurs, je n’ai pas cessé de penser à cette affirmation de la ministre. Oui, ce sont les avocats qui ont rédigé le projet de loi, mais c’est le personnel médical d’un bout à l’autre du pays qui va l’interpréter.
J’ai demandé à Douglas Grant, président de la Fédération des ordres des médecins du Canada, comment son organisme allait interpréter la « prévisibilité raisonnable ». Il a été assez clair : il m’a dit qu’il ne le savait pas. Il a ajouté qu’il craignait que, si cette notion demeurait dans le projet de loi C-14, son interprétation varie selon les provinces, les autorités sanitaires et les médecins.
Honorables sénateurs, voilà ce que de nombreuses personnes qui œuvrent dans le domaine des soins de santé pensent du projet de loi C-14. L’expression « raisonnablement prévisible » n’existe pas dans le lexique médical. Les professionnels de la santé voulaient quelque chose de clair. Ils voulaient des lignes directrices pour la suite des choses. Ils ont plutôt eu de l’incohérence et de la confusion.
Honorables sénateurs, notre plus grande responsabilité dans ce dossier est de nous assurer que le projet de loi C-14 est celui qu’il faut aux Canadiens. Nous devons nous assurer qu’il protège les droits et les libertés de tout le monde. Les parlementaires doivent absolument y accorder le temps, l’effort et l’étude qu’il mérite.
Si le projet de loi C-14 n’est pas adopté le 6 juin, il n’y aura pas de loi fédérale régissant l’aide médicale à mourir. Cela ne veut pas dire qu’il y aura un immense vide au chapitre des mesures de sauvegarde, contrairement à ce que le gouvernement a laissé entendre. Les collèges des médecins et chirurgiens de toutes les provinces de même que le gouvernement du Yukon ont établi d’importants règlements qui définissent les critères d’admissibilité et les mesures de sauvegarde procédurales. Le Nunavut et les Territoires du Nord- Ouest travaillent actuellement à des règlements, qui seront en place d’ici le 16 juin.
Honorables sénateurs, je vous ai tous fourni une carte du Canada qui indique quels sont les régimes en place dans chacune des provinces. Il est vrai que l’application d’une loi fédérale serait l’idéal, mais nous devons rester fidèles à notre rôle. Nous devons accorder au projet de loi C-14 le second examen objectif qu’il mérite. L’empressement ne doit absolument pas l’emporter sur la rigueur.
Si le projet de loi C-14 est inadéquat, des gens comme la Québécoise Louise Laplante n’auront pas accès à l’aide médicale à mourir. Louise est décédée le 13 mars. L’un des moments les plus émouvants de notre étude préalable a été le témoignage de sa fille, Léa Simard, qui a fait preuve d’un courage extraordinaire en nous racontant ce que sa mère a vécu. Dans son témoignage émouvant et captivant, Léa nous a expliqué que sa mère, Louise, était inadmissible à l’aide médicale à mourir à cause de la nature restrictive du projet de loi du Québec, qui exige que le patient soit atteint d’une maladie en phase terminale. On a refusé à Louise la possibilité de mourir dans la dignité. Elle a été forcée de se laisser mourir de faim dans des souffrances cruelles et intolérables. Avec le projet de loi C-14, les gens comme Louise ne seraient pas traités différemment. Ils ne seraient pas en mesure de trouver la paix et la sérénité, car ils ne seraient pas admissibles à l’aide médicale à mourir.
Honorables sénateurs, nous ne devrions pas laisser l’empressement nous détourner de nos obligations. Pour conclure, je vous invite à vous projeter dans l’avenir.
Honorables sénateurs, vous savez tous que je suis une musulmane pratiquante. Dès mon jeune âge, on m’a appris que notre mort arrive quand le temps que nous avons à passer dans ce monde est écoulé, et qu’il ne faut pas la précipiter en se suicidant ou en avalant des pilules. Le Créateur vous accueillera quand Il aura déterminé que le moment de mourir est venu pour vous. Toute ma vie, jusqu’à ce que nous soyons saisis de ce projet de loi, j’ai toujours eu la conviction que j’allais vivre ma vie jusqu’au bout. Je peux faire ce choix. Personne ne m’oblige à en décider autrement, et j’ai moi- même choisi d’être fidèle à mes croyances religieuses.
Honorables sénateurs, ces dernières semaines, depuis que nous avons été saisis de ce projet de loi, j’ai dû me livrer à une introspection. Je suis musulmane pratiquante, mais mon pays me donne le grand privilège d’être législatrice. En tant que législatrice, je suis un chef de file. Parfois, les gens nous suivent; parfois, il faut leur emboîter le pas.
Puis-je avoir cinq minutes de plus?
Des voix : D’accord.
La sénatrice Jaffer : Parfois, les gens nous suivent; parfois, il faut leur demander de nous suivre. Nous écoutons certainement les gens. Honorables sénateurs, nous sommes tous des chefs de file, quelles que soient nos croyances personnelles. J’ai exposé les miennes; personnellement, je crois que je resterai sur Terre aussi longtemps que le Créateur le souhaitera. C’est ma croyance personnelle, mais en tant que législatrice, je dois écouter les Canadiens. Je dois examiner la Charte et je dois voir au-delà de mes croyances personnelles.
Cela m’a pris tout pris. Je crois que j’ai vieilli de 10 ans. Cependant, j’ai compris que, en tant que législatrice, je dois protéger les personnes les plus vulnérables et faire en sorte qu’elles meurent dans la dignité.
Merci.