1re Session, 42e Législature
Volume 150, Numéro 219

Le mardi 12 juin 2018
L’honorable George J. Furey, Président

Le Code criminel

Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Rejet de la motion d’amendement—Suite du débat

Son Honneur le Président : Nous reprenons le débat à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-46.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je vais demander le consentement pour faire circuler un diagramme avec l’amendement lorsque celui-ci sera distribué. Le Sénat m’y autorise-t-il?

Son Honneur le Président : Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?

Des voix : D’accord.

La sénatrice Jaffer : Merci beaucoup.

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à propos du projet de loi C-46, Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois. Ce projet de loi témoigne de la volonté du gouvernement de renforcer les dispositions législatives liées à la conduite avec facultés affaiblies et d’améliorer les mesures de dissuasion, de détermination de la culpabilité et de détection à l’égard des personnes qui conduisent alors que leurs facultés sont affaiblies par la drogue ou l’alcool.

J’appuie sans réserve des mesures plus fermes contre la conduite avec facultés affaiblies. Au Canada, la drogue joue un rôle dans près de deux fois plus d’accidents mortels que l’alcool. Il faut protéger efficacement les Canadiens contre la conduite avec facultés affaiblies.

(1740)

J’appuie l’objectif du projet de loi, car il consiste à protéger la vie des Canadiens, sur la route et ailleurs. Cependant, le Parlement et les Canadiens ont mis en place un cadre en droit pénal qui établit une distinction entre les infractions en fonction de leur gravité. Ces catégories sont les actes criminels, qui sont jugés graves, et les infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité, qui sont considérées moins graves.

Le projet de loi C-46 ne fait pas la distinction entre ces catégories et il assujettit toutes les infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité à des conséquences graves et inattendues. Le projet de loi traite toutes les infractions comme si elles tombaient dans une seule catégorie. Il les met toutes ensemble. C’est pourquoi je propose l’amendement dont vous avez été saisis.

L’amendement prévoit ce qui suit :

La déclaration de culpabilité à l’égard d’une infraction prévue aux paragraphes 320.14(1) ou 320.15(1) ne constitue pas de la grande criminalité pour l’application du paragraphe 36(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, sauf si la personne a été condamnée à une peine d’emprisonnement de plus de six mois pour cette infraction.

Le paragraphe (4.1) cesse d’avoir effet deux ans après la date à laquelle il entre en vigueur sauf si, avant l’expiration de la période, le ministre de la Justice en prolonge l’application pour une période maximale de deux ans.

Le ministre peut, avant l’expiration de chaque période de prolongation, prolonger l’application du paragraphe (4.1) pour une période maximale de deux ans.

Honorables sénateurs, dans notre système de justice pénale, nous avons établi un cadre qui fonctionne depuis des décennies. Ce cadre fait une distinction entre deux types principaux d’infractions : les infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité et les actes criminels. Comme je l’ai déjà mentionné, les infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité sont jugées comme étant mineures et sont passibles d’une amende ou, parfois, d’une peine d’emprisonnement de moins de six mois.

Les actes criminels sont des infractions graves. Ils sont sanctionnés plus sévèrement et sont passibles d’une peine d’emprisonnement qui peut aller jusqu’à 25 ans ou à vie.

Le cadre criminel est la base de notre système de justice pénale. Nous faisons cette distinction depuis de nombreuses décennies et nous reconnaissons que toutes les nouvelles infractions doivent respecter ce cadre pour que les Canadiens comprennent comment la loi est appliquée et interprétée. Que ce soit pour les tribunaux, les forces policières ou nous, Canadiens, ce cadre criminel fait partie de notre vie. Selon qu’une infraction est punissable sur déclaration sommaire de culpabilité ou par mise en accusation, nous savons quelle peine devrait être infligée.

Malheureusement, le projet de loi C-46 ne respecte pas le cadre du droit criminel.

À l’heure actuelle, une personne reconnue coupable de conduite avec facultés affaiblies est passible d’une peine d’emprisonnement de cinq ans. Le projet de loi C-46 alourdit les peines pour ce type d’infraction, en portant le maximum à 10 ans. C’est une augmentation de taille qui a des conséquences inattendues dans le contexte du droit de l’immigration. Les dispositions législatives sur l’immigration disent clairement que tout crime punissable de 10 ans est considéré comme grave et entraîne l’application d’une disposition sur la grande criminalité, qui entraîne l’expulsion. Dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la grande criminalité s’applique à ceux qui ont commis un crime odieux — un meurtre, une agression sexuelle, un crime contre l’humanité ou un acte de terrorisme. Ce terme est réservé aux actes criminels, c’est-à-dire aux infractions criminelles punissables par mise en accusation, car un résident permanent accusé d’une infraction punissable par mise en accusation est expulsé.

Honorables sénateurs, je suis d’accord pour dire qu’un résident permanent qui commet un crime grave doit être expulsé. Dans notre pays, nous avons décidé, dans le cadre de notre système d’immigration, d’accueillir des immigrants, mais ceux qui commettent un crime grave devraient être expulsés. Toutefois, ce principe s’applique aux infractions punissables par mise en accusation, et non aux infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité. Notre pays donne aussi une seconde chance aux personnes, sauf si elles ont commis un crime grave, auquel cas nous nous accordons pour dire qu’elles devraient être expulsées. Or, la mesure législative ne traite pas des infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité.

Cependant, étant donné que, dans le projet de loi C-46, le gouvernement veut augmenter la peine maximale pour conduite avec facultés affaiblies et la faire passer à 10 années d’emprisonnement, même une infraction punissable par voie de déclaration sommaire de culpabilité constituera de la grande criminalité au sens de la Loi sur l’immigration. Ainsi, une infraction moins grave qui, par exemple, ne serait passible que d’une amende ou d’une brève peine d’emprisonnement entraînera l’expulsion d’un résident permanent.

Permettez-moi de vous donner un exemple qui nous a été fourni lors des travaux du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Le projet de loi C-46 établit, dans le cas de la conduite avec facultés affaiblies, des peines minimales obligatoires qui varient selon l’alcoolémie. Une première infraction de conduite avec facultés affaiblies pourrait être traitée comme une infraction punissable par voie de déclaration sommaire de culpabilité, et la personne ne se verrait infliger qu’une amende de 1 000 $. Toutefois, comme la peine maximale pour une telle infraction serait de 10 années d’emprisonnement, même une déclaration sommaire de culpabilité pourrait déclencher l’expulsion de la personne. Alors que le citoyen n’aura qu’à subir les conséquences et à continuer sa vie, le résident permanent, lui, sera expulsé du pays, quelle que soit la peine imposée, même si ce n’est qu’une simple amende, voire une absolution conditionnelle.

Je voudrais vous donner l’exemple d’un jeune homme du nom de Steven, qui est arrivé au Canada avec ses parents alors qu’il était bébé. Ses parents n’ont pas demandé la citoyenneté pour lui. Des années plus tard, il décide de demander lui-même la citoyenneté. Le Canada est pratiquement sa seule patrie, et il souhaite être en mesure de détenir fièrement la citoyenneté canadienne. Steven est bien intégré socialement et mène une vie productive. Il est allé à l’école et au collège. Il a un emploi et une famille. Il n’a jamais eu de démêlés avec la justice.

Malheureusement, même les meilleures personnes peuvent commettre des erreurs. Alors qu’il attendait la réponse à sa demande de citoyenneté. Steven a été inculpé de conduite avec facultés affaiblies. Il ne conduisait pas dangereusement et n’a pas fait d’accident. C’était un incident isolé. Étant donné les circonstances, le procureur a choisi une procédure sommaire, et le juge a imposé à Steven une amende de 1 000 $, soit la peine minimale. Malgré tout, en raison du projet de loi C-46, Steven pourrait être expulsé dans un pays qu’il ne connaît même pas, car sa déclaration de culpabilité provoquerait une interdiction de territoire pour grande criminalité.

Si le projet de loi C-46 est adopté tel quel, Steven risque d’être expulsé dans un pays où il n’a jamais vécu, où il n’a peut-être aucune famille et où il ne connaît ni la langue ni la culture.

Honorables sénateurs, je tiens à préciser que si Steven, en tant que résident permanent, avait commis un crime grave, à ce moment-là, il devrait être expulsé. Or, en l’espèce, Steven a été reconnu coupable d’un délit mineur, et c’est la raison pour laquelle il ne devrait pas être expulsé. C’est une conséquence imprévue du projet de loi C-46.

Comment peut-on reconnaître une personne coupable d’une infraction punissable par procédure sommaire, mais agir comme s’il s’agissait d’une infraction punissable par mise en accusation au titre de la loi sur l’immigration? C’est du jamais vu. Une personne qui a bel et bien commis une infraction punissable par mise en accusation devrait être expulsée, mais pas une personne qui a commis un délit mineur. C’est la décision qu’a prise le Parlement à maintes reprises.

Autrement dit, il faut faire la distinction entre un délit mineur et un acte criminel.

Le projet de loi C-46 crée un système où la peine n’est pas proportionnelle à l’infraction qui a été commise. Il crée un système qui reconnaît que toutes les infractions de conduite avec facultés affaiblies ne sont pas égales. Il les classe selon l’alcoolémie ou les répercussions sur les autres. Cependant, malgré cette distinction, tous les résidents permanents s’exposent à la pire peine qui soit aux termes de la Loi sur l’immigration, quelles que soient les circonstances, qu’ils aient commis une infraction punissable par voie de déclaration sommaire de culpabilité ou une infraction punissable par mise en accusation.

Honorables sénateurs, vous conviendrez sans aucun doute que c’est inadmissible. Ce n’est pas ainsi que nous avons établi notre système de justice pénale. Le fait d’expulser ceux qui commettent un délit mineur va à l’encontre de notre cadre parlementaire relatif au droit pénal et au droit de l’immigration. Cette incohérence a été reconnue comme étant inconstitutionnelle et, si nous n’y remédions pas, nous en verrons les conséquences dans notre système judiciaire fédéral déjà surchargé. La peine d’emprisonnement maximale de 10 ans prévue dans le projet de loi C-46 aurait pour effet de rallonger les délais de traitement déjà trop longs des demandes d’immigration. Elle contribuerait également à l’arriéré de causes devant les tribunaux.

Voilà pourquoi je vous présente cet amendement technique. Nous avons un choix clair à faire. Nous pouvons agir maintenant en adoptant cet amendement, ou nous pouvons encore attendre que le système judiciaire corrige notre erreur.

Certains diront peut-être que cet amendement doit être présenté dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. À cela, je réponds : « Quand cela arrivera-t-il? Quel est l’échéancier? »

(1750)

Entre-temps, je peux absolument garantir qu’aucun tribunal fédéral ne déportera une personne parce qu’elle a commis une infraction punissable par procédure sommaire. Quelle est la situation, alors? Nous avons déjà le principe de Jordan. De plus, les tribunaux sont embourbés. Nous contenterons-nous de dire, encore une fois, « attendons de voir ce qui se passera », ou passerons-nous à l’action?

L’amendement que je propose empêchera que des infractions punissables par procédure sommaire entraînent la déportation d’une personne. Si un Canadien et un résident permanent commettent tous les deux une première infraction mineure, ils subiront tous les deux des conséquences équivalentes et raisonnables.

Je tiens à préciser que si un résident permanent commet, après l’adoption de l’amendement, un geste considéré comme une infraction mineure dans le cadre du projet de loi C-46, il sera passible de la sanction associée à cette infraction aux termes du projet de loi, ni plus ni moins.

D’un autre côté, si un résident permanent commet un acte criminel, ce geste pourra entraîner sa déportation. J’appuie la déportation dans ce cas, puisque, dans notre système, ceux qui viennent au Canada sont les bienvenus, mais ceux qui commettent des crimes graves ne le sont pas. J’appuie ce principe. La déportation ne devrait toutefois pas faire partie des conséquences lorsqu’il s’agit d’une infraction punissable par procédure sommaire.

Par ailleurs, l’amendement reconnaît que la conduite avec facultés affaiblies constitue un grave problème, qu’il convient de prendre au sérieux. Je ne propose donc pas d’alléger les sanctions, mais seulement de faire en sorte qu’une infraction punissable par procédure sommaire n’entraîne pas la déportation d’un résident permanent.

Honorables sénateurs, nous avons adopté un amendement semblable il y a quelques jours. Il visait à rectifier les mêmes conséquences imprévues dans le cadre du projet de loi C-45, et il a été adopté par le Comité des affaires sociales, des sciences et de la technologie et par le Sénat. Nous avons accepté cet amendement semblable pour le projet de loi C-45, car nous avons conclu que le gouvernement avait commis une erreur; à titre de sénateurs, nous l’avons donc corrigée. Voici l’amendement qui concernait le projet de loi C-45 :

La déclaration de culpabilité à l’égard d’une infraction prévue aux articles 9, 10, 11, 12 ou 14 ne constitue pas de la grande criminalité pour l’application du paragraphe 36(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, sauf si la personne a été condamnée à une peine d’emprisonnement de plus de six mois pour cette infraction.

Rappelons-nous, honorables sénateurs, que le Comité des affaires sociales a reconnu que ces articles ne sont pas conformes et a apporté en conséquence un amendement au projet de loi C-45. L’amendement permettrait donc également d’assurer la cohérence entre le projet de loi C-46 et le projet de loi C-45.

Nous allons plus loin dans le projet de loi C-46. Mon amendement va plus loin. Il sera assorti d’une disposition de caducité au bout de deux ans. Il n’est donc pas permanent. Il signale simplement au gouvernement l’incohérence qui existe entre la façon dont on qualifie certaines sentences et la façon dont on les punit. Cette disposition de caducité donne deux ans au gouvernement pour reconnaître ces incohérences et y remédier. En attendant, l’amendement garantit une punition proportionnée au crime sans que l’on paralyse le système des tribunaux fédéraux, qui est déjà surchargé.

J’en suis certaine et je n’hésite pas à vous le dire : je ne crois pas que notre système des tribunaux fédéraux déporterait jamais une personne comme Steven, dont je vous ai parlé. C’est la raison pour laquelle je dépose cet amendement. Au Canada, dans le cadre qui est le nôtre, nous ne devrions jamais déporter quelqu’un qui a commis une infraction punissable par procédure sommaire. Cela ne serait pas conforme avec les valeurs canadiennes et c’est ce que le Parlement a décidé il y a de nombreuses années.

Si vous me le permettez, honorables sénateurs, j’aimerais vous expliquer le tableau que j’ai fait. Pour moi, il s’agit d’un argument d’ordre technique que j’aimerais vous expliquer sous la forme d’un tableau.

Le gouvernement a mis ensemble toutes les infractions criminelles, qu’elles fassent l’objet d’une procédure sommaire ou d’une mise en accusation. Il y a ajouté les cas de « grande criminalité ». Or, lorsqu’il s’agit de punition, il les a séparés en déclarant que les infractions punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité sont moins graves que les infractions punissables par mise en accusation et en établissant différentes infractions punissables par voie de déclaration sommaire là où… Puis-je avoir cinq minutes de plus, s’il vous plaît?

Son Honneur le Président : Je m’excuse, sénatrice, mais votre temps de parole est écoulé. Demandez-vous cinq minutes de plus?

La sénatrice Jaffer : Oui.

Son Honneur le Président : Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?

Des voix : D’accord.

La sénatrice Jaffer : Le projet de loi en tient compte. Il regroupe toutes les infractions, mais il traite séparément de la peine. Il prévoit, à l’égard des infractions punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité, une amende et une peine d’emprisonnement de moins de six mois. Ensuite, pour les infractions punissables par mise en accusation, il y a une peine d’emprisonnement maximale de 10 ans, par exemple, pour le meurtre, les actes terroristes ou la trahison.

Honorables sénateurs, on dit souvent que le Sénat est la Chambre de second examen objectif et que nous sommes différents. Par les temps qui courent, il est beaucoup question du fait que nous intervenons pour améliorer le sort des Canadiens. Je vous dis que, si nous prenons notre rôle au sérieux, nous devons corriger le projet de loi. Le gouvernement s’est trompé et il est de notre devoir de régler le problème. Merci beaucoup.

Adoption de la motion d’amendement

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Par conséquent, honorables sénateurs, je propose l’amendement suivant :

Que le projet de loi C-46, tel que modifié, ne soit pas maintenant lu une troisième fois, mais qu’il soit modifié, à l’article 15, à la page 19, par adjonction, après la ligne 7, de ce qui suit :

« (4.1) La déclaration de culpabilité à l’égard d’une infraction prévue aux paragraphes 320.14(1) ou 320.15(1) ne constitue pas de la grande criminalité pour l’application du paragraphe 36(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, sauf si la personne a été condamnée à une peine d’emprisonnement de plus de six mois pour cette infraction.

(4.2) Le paragraphe (4.1) cesse d’avoir effet deux ans après la date à laquelle il entre en vigueur sauf si, avant l’expiration de la période, le ministre de la Justice en prolonge l’application pour une période maximale de deux ans.

(4.3) Le ministre peut, avant l’expiration de chaque période de prolongation, prolonger l’application du paragraphe (4.1) pour une période maximale de deux ans. ».