1re Session, 42e Législature,
Volume 150, Numéro 119
Le mercredi 10 mai 2017
L’honorable George J. Furey, Président
Projet de loi sur le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Harder, C.P., appuyée par l’honorable sénatrice Bellemare, tendant à la deuxième lecture du projet de loi C-22, Loi constituant le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement et modifiant certaines lois en conséquence.
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-22, Loi constituant le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement et modifiant certaines lois en conséquence.
Le comité que vise à créer le projet de loi agirait à titre d’organe de surveillance pour les 17 ministères et organismes responsables du renseignement et de la sécurité nationale.
D’entrée de jeu, je tiens à remercier le premier ministre Trudeau et le ministre Goodale de leur travail sur ce projet de loi sur la surveillance. Ils ont travaillé fort pour mettre en branle le processus visant à rétablir l’équilibre entre les impératifs liés à la sécurité nationale et ceux liés aux droits de la personne. Je les remercie de leur clairvoyance.
Je remercie également le sénateur Harder, qui a agi à titre de parrain du projet de loi C-22 au Sénat et en a fait une présentation détaillée.
Avant de m’exprimer sur le contenu du projet de loi, je veux expliquer l’importance de celui-ci. Selon l’opinion générale, les efforts du Canada pour protéger les droits fondamentaux de ses citoyens ne correspondent pas à ceux qu’il déploie pour assurer la sécurité nationale. Si les Canadiens perçoivent un tel déséquilibre, c’est parce que beaucoup de leurs questions au sujet de l’appareil de renseignement et de sécurité demeurent sans réponse.
Depuis l’affaire Maher Arar en 2002, la liste de leurs questions s’est beaucoup allongée. Par exemple, puisque les projets de loi C-13 et C-51 accordent aux organismes de sécurité tels que le SCRS des pouvoirs d’une ampleur sans précédent, comment entend-on protéger les droits prévus par la Charte? Comment expliquer l’existence du Centre d’analyse de données opérationnelles, qui a recueilli pendant des années des métadonnées sur les Canadiens sans qu’ils le sachent? Peut-on se fier aux ministères chargés de la sécurité pour surveiller les activités des organismes de sécurité et de renseignement, si on tient compte du fait que les droits de la personne ont déjà été bafoués à maintes et maintes reprises?
Étant donné toutes ces questions, les Canadiens ne peuvent s’empêcher d’avoir des doutes sur ce que le gouvernement fait pour protéger leurs droits contre les gestes des organismes de renseignements, lesquels sont censés veiller sur leur sécurité.
Lorsque le système de sécurité nationale ne protège pas les droits des citoyens, ce sont les plus vulnérables de la société qui en souffrent. Des Canadiens musulmans de partout au pays me font souvent part de leurs préoccupations. Ils me disent qu’ils ont peur, que leurs droits ne soient pas respectés sous le système de sécurité nationale actuel. Ils ont peur. Ils savent que, si le SCRS vient frapper à leur porte, ils risquent fort de tout perdre. Ils ont peur parce qu’ils n’ont personne vers qui se tourner. Personne ne se porte à leur défense. Lorsque de telles craintes existent, il faut se pencher sur ces questions très importantes pour protéger les plus vulnérables de la société canadienne.
Examiner ces questions, c’est reconnaître que nous avons des obligations envers les plus vulnérables de la société canadienne et que nous devons respecter les droits de ces personnes et nous assurer qu’elles ne seront pas persécutées au nom de la sécurité nationale.
Cela implique également d’aider les agents de nos services de sécurité nationale et de renseignement à s’acquitter de leurs importantes responsabilités au quotidien. Il faut donc travailler avec eux afin de comprendre de quelle façon ils nous protègent. Plus important encore, cette surveillance vise à rétablir l’équilibre entre la sécurité nationale et le respect des droits de la personne. Le comité de parlementaires que le projet de loi C-22 propose de mettre sur pied représente une première étape essentielle dans la mise en place d’un mécanisme de surveillance du système canadien de sécurité nationale et de renseignement.
Les trois sénateurs et les huit députés membres du comité se verront accorder une habilitation de sécurité et auront accès à des renseignements classifiés afin qu’ils puissent surveiller les activités de l’ensemble des 17 ministères et organismes responsables du renseignement et de la sécurité nationale. C’est une première étape clé pour le Canada. Jusqu’à maintenant, les parlementaires ont eu de la difficulté à obtenir des renseignements sur ces activités.
[Français]
Grâce à cette mesure, le Canada sera au diapason de ses alliés dans le monde, notamment ses alliés du Goupe des cinq. En faisant porter la responsabilité de la surveillance au Comité des parlementaires, le projet de loi C-22 fera en sorte que le Parlement rende des comptes aux Canadiens. À titre de parlementaires, nous avons le devoir de représenter les mêmes gens que vise à protéger notre système de sécurité nationale et de renseignement.
Dans le cadre de notre travail, il est tout aussi important de protéger les droits et libertés des Canadiens que d’assurer la sécurité nationale. Ces responsabilités font des parlementaires le groupe idéal pour représenter les Canadiens dans notre quête de réponses à des questions importantes liées à la sécurité nationale et au renseignement.
[Traduction]
Étant donné le rôle crucial que joueront les parlementaires, y compris les sénateurs, qui siégeront au comité des parlementaires, nous devons voir à ce que la représentation des deux Chambres au sein du comité soit équilibrée.
Le projet de loi C-22 ne répond pas à cette exigence. Le paragraphe 4(2) indique que le comité doit être formé, au plus, de huit députés de la Chambre des communes et de trois sénateurs.
Cela va à l’encontre du principe qui guide depuis toujours la formation des comités mixtes. Ces comités doivent refléter le rapport numérique qui existe entre les deux Chambres. De façon plus spécifique, les sénateurs doivent représenter un tiers des membres et les députés, deux tiers. Cette tradition figure dans les règles qui régissent les travaux du Parlement.
Voici ce que dit à ce sujet La procédure et les usages de la Chambre des communes :
La pratique veut que le nombre de députés nommés à un comité mixte spécial reflète le rapport numérique existant entre le Sénat et la Chambre des communes.
Dans La Procédure du Sénat en pratique, ce point est traité comme suit :
Les comités mixtes sont composés de sénateurs et de députés, et leur composition reflète habituellement la taille de chaque Chambre.
Dans la formulation actuelle du projet de loi, la composition du comité des parlementaires ne tient pas compte de cette réalité. Si seulement trois membres viennent du Sénat, ils formeront beaucoup moins qu’un tiers du comité. De plus, la formulation du paragraphe 4(2) accroît mes inquiétudes.
Ce paragraphe indique, en effet, que le comité doit comporter « au plus » trois sénateurs. Il s’agit d’une formulation vague et préoccupante, puisque ce « au plus » signifie que le comité pourrait compter moins de trois sénateurs. L’incertitude règne quant au nombre exact.
Le déséquilibre pourrait donc être encore plus marqué. Il pourrait arriver, par exemple, que le comité soit formé de huit députés et d’un seul sénateur.
[Français]
Ce déséquilibre est inacceptable, puisque le comité des parlementaires bénéficierait grandement d’une représentation adéquate de sénateurs. Le Sénat a le mandat, en vertu de la Constitution, de représenter les provinces et d’agir comme Chambre de second examen. De plus, notre participation au comité des parlementaires nous permettrait d’acquérir beaucoup de connaissances et d’expérience qui pourraient nous guider dans le cadre de nos études.
(1550)
[Traduction]
Pendant l’étude du projet de loi, je vous exhorte tous à envisager de modifier le libellé de l’article pour faire en sorte qu’il y ait un équilibre convenable entre les deux Chambres. Je recommande en particulier le libellé suivant : « Le comité peut compter jusqu’à quatre membres, dont au moins trois membres seront des sénateurs. » La formulation « au moins trois membres seront des sénateurs » garantit que le Sénat ne sera pas privé du nombre qu’il mérite. En affirmant en outre que le comité peut compter jusqu’à quatre sénateurs, nous faisons en sorte que le Sénat représente un tiers des membres.
Avant de conclure, j’aimerais replacer le projet de loi C-22 dans un contexte plus large. Il s’agit de la première étape vers un équilibre entre la sécurité et les droits de la personne. Le régime proposé par le projet de loi C-22 est loin d’être parfait. En fait, cela est admis dans le projet de loi lui-même. En effet, selon l’article 34 du projet de loi C-22, le comité doit procéder à un examen approfondi tous les cinq ans de façon à pouvoir rendre compte de toute faiblesse qu’il pourrait avoir.
Je me réjouis du fait que le gouvernement soit disposé à trouver des moyens d’améliorer le régime, d’améliorer le projet de loi. Afin d’aider au processus, j’aimerais soulever certains thèmes qu’il conviendrait d’examiner.
Par exemple, des experts en matière de sécurité se sont dits inquiets de ce qu’ils qualifient de « triple verrou ». En termes simples, cela veut dire que le comité de parlementaires devra passer par trois verrous différents chaque fois qu’il souhaite obtenir une information.
Premièrement, l’alinéa 8(1)b) stipule que le comité de parlementaires ne peut examiner un sujet lié aux opérations en cours si le ministre compétent détermine que l’examen porterait atteinte à la sécurité nationale. Je trouve cela inquiétant, car une bonne partie des questions qui touchent le plus les Canadiens concernent des opérations en cours; le comité aurait donc du mal à exercer son rôle de surveillance.
Deuxièmement, l’article 14 dispose que le comité n’a pas droit d’accès à certains types de renseignements. Certaines de ces exceptions sont raisonnables, notamment lorsqu’elles portent sur des documents confidentiels du Cabinet ou sur des renseignements liés au Programme de protection des témoins. Toutefois, l’article 14 nie également au comité l’accès aux renseignements concernant une enquête en cours pouvant mener à des poursuites criminelles. Cette dernière exception peut poser problème à cause de la réalité sur le terrain. On sait en effet que, à l’heure actuelle, la plupart des enquêtes sur la sécurité sont planifiées de façon à se poursuivre indéfiniment.
Troisièmement, l’article 16 confère aux ministres le pouvoir de refuser de communiquer tout renseignement pouvant porter atteinte à la sécurité nationale. Il s’agit de l’exception dont la portée est la plus vaste, puisqu’elle donne aux ministres l’entière discrétion à l’égard de ce qu’ils considèrent comme susceptible de mettre la sécurité nationale en péril. Autrement dit, ils peuvent refuser de fournir tout renseignement.
Ceci est loin d’être l’unique considération. Les experts du domaine ont également soulevé d’autres préoccupations, notamment l’imprécision et l’ampleur de la portée du mandat du comité, l’énorme influence exercée par le pouvoir exécutif sur celui-ci et le manque d’uniformité dans les décisions rendues précédemment au sujet du privilège parlementaire.
Honorables sénateurs, le projet de loi C-22 n’est pas parfait. Comme je l’ai indiqué, j’exhorte le gouvernement à examiner de plus près certains aspects de la question. Néanmoins, cette mesure législative constitue une première étape essentielle pour assurer la surveillance de notre système de sécurité nationale et de renseignement.
À défaut du projet de loi C-22, aucune mesure n’aurait encore été envisagée pour veiller à ce que les Canadiens les plus vulnérables ne soient pas pénalisés par la prise de mesures visant à assurer la sécurité nationale.
Le comité a l’autorisation d’exercer une surveillance efficace. Il mettra au jour de nombreux problèmes présents dans le système de sécurité nationale et de renseignement. Par ailleurs, il permettra aux parlementaires de collaborer avec les experts du domaine, les parties prenantes, les universitaires et les Canadiens, et de mieux comprendre les grands enjeux en matière de sécurité nationale et de renseignement.
À mesure que nous en apprendrons davantage, nous pourrons envisager encore plus de modifications. Plutôt que de présenter une solution unique, le projet de loi C-22 est l’amorce d’un dialogue. Nous avons d’ailleurs une occasion incroyable de commencer ce dialogue ici même, au Sénat, à l’étape de l’étude en comité. C’est en effet une occasion idéale d’examiner plusieurs des questions que je viens de mentionner.
Je vous exhorte à vous joindre à moi pour appuyer le projet de loi, après son étude en comité, afin que nous puissions entamer ce dialogue et collaborer à l’atteinte d’un réel équilibre entre la sécurité nationale et le droit des Canadiens les plus vulnérables.
Honorables sénateurs, à mes yeux, la surveillance est une question d’équilibre entre la sécurité et les droits de la personne. J’aimerais rappeler les paroles de Thomas Jefferson, qui a dit que tout pays qui sacrifie les droits de la personne au nom de la sécurité finit par perdre les deux.
(Sur la motion de la sénatrice Martin, au nom du sénateur McIntyre, le débat est ajourné.)