2e Session, 41e Législature,
Volume 149, Numéro 122

Le jeudi 26 février 2015
L’honorable Pierre Claude Nolin, Président

Le Rwanda
La République centrafricaine

Interpellation—Fin du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur l’interpellation de l’honorable sénateur Dallaire, attirant l’attention du Sénat sur les liens clairs et réels qui existent entre le génocide au Rwanda et la crise actuelle en République centrafricaine.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, la République centrafricaine compte à l’heure actuelle plus de 850 000 personnes déplacées. Près d’un million de personnes en République centrafricaine ont abandonné leur maison, pour demeurer au pays dans des conditions inimaginables ou pour fuir dans un pays voisin et y vivre tout aussi misérablement. Des femmes, des enfants, des garçons et des pères veulent que la paix s’installe dans leur pays et ce n’est qu’avec l’aide de la communauté internationale qu’ils y arriveront.

Ache, une jeune Soudanaise de 16 ans originaire du Darfour, a déjà surmonté de nombreux obstacles dans sa vie. En août dernier, elle a terminé ses études primaires en République centrafricaine, mais la violence s’est encore une fois pointée à sa porte. Elle se demande maintenant comment continuer ses études alors que sa vie est en danger.

Ache avait neuf ans lorsque les bombes ont commencé à tomber dans son jardin au Darfour. Honorables sénateurs, je sais ce que cette jeune fille veut dire quand elle parle d’explosions. En effet, à l’époque où elle était au Darfour, j’y ai passé d’innombrables jours. La différence c’est que j’étais sous la protection des Nations Unies mais qu’elle était toute seule.

Ache dit ensuite que les soldats arrivaient tellement vite en vue de sa maison au Darfour que les membres de sa famille n’ont réussi à rien emporter avec eux dans leur fuite. Ils ont marché pendant cinq jours en direction du nord-est de la République centrafricaine. Ache s’est mariée à l’âge de 15 ans. Avec l’aide des organisations internationales, sa famille, qui se livrait à l’agriculture et à l’élevage, était devenue autonome. Ache avait donc pu continuer à aller à l’école, mais la guerre l’a suivie. Une fois de plus, elle craint pour sa vie.

Honorables sénateurs, les Nations Unies ont dit que c’était une crise humanitaire qui comptait parmi les pires du monde. Malgré la situation désastreuse qui règne en République centrafricaine, cette situation risque de passer au second plan si les secours n’arrivent pas immédiatement.

Je prends la parole aujourd’hui dans l’espoir que mes propos vous toucheront et toucheront les gens que vous représentez. J’espère que cette assemblée qui siège sur la scène nationale devant les dirigeants du Canada pourra en dire assez pour qu’il devienne évident que nous ne faisons pas notre part pour sauvegarder les droits de la personne et pourvoir aux besoins humanitaires de ceux qui ont le plus besoin. Honorables sénateurs, je crois que c’est là une responsabilité que nous, Canadiens, avons toujours su assumer.

Passons maintenant à l’historique de ce conflit. La République centrafricaine est un pays sans accès à la mer qui se trouve juste au milieu du continent africain. Ayant accédé à l’indépendance en 1960, c’est encore une jeune nation comptant de nombreux groupes ethniques et religieux qui définissent son contexte culturel. Avec une population de 5,2 millions d’habitants, l’espérance de vie à la naissance n’y est que de 51 ans. Toutefois, je voudrais plutôt attirer votre attention aujourd’hui sur la violence et l’instabilité entraînées par la guerre civile qui sévit depuis 2012.

Après les élections de 2012, que plusieurs ont jugées frauduleuses, une coalition rebelle connue sous le nom de Séléka a commencé à occuper des villes pour témoigner de son insatisfaction face au gouvernement. Les rebelles sont finalement arrivés dans la capitale, Bangui, et ont chassé le gouvernement et le président, qui a par la suite été inculpé pour crimes contre l’humanité. Ce coup d’État n’a réussi qu’à coup d’enlèvements, de meurtres et d’attentats contre d’innocents civils.

Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de transition en mars 2013, la violence s’est poursuivie. Les groupes humanitaires trouvent constamment des cadavres dans les rues. Les massacres continuent dans la capitale, et la sécurité s’est détériorée partout dans le pays. La Séléka a délibérément et systématiquement tué des civils, a pillé et détruit des milliers de maisons et a brûlé des villages. D’autres affrontements violents entre la Séléka et les partisans de l’ancien régime, de même qu’entre les différentes factions de la Séléka, ont donné lieu à une guerre qui a monté les différentes ethnies et les différentes religions les unes contre les autres.

L’Armée de résistance du Seigneur est actuellement active dans beaucoup de régions de la République centrafricaine. Comme vous le savez, honorables sénateurs, cette armée a fait d’énormes ravages dans le Nord de l’Ouganda, tuant d’innombrables femmes et enfants.

En République centrafricaine, l’Armée de résistance du Seigneur force les enfants à combattre et en fait des esclaves sexuels. Plus de 10 000 enfants du pays ont été recrutés par des groupes armés. Entre les musulmans rebelles qui ont renversé le gouvernement et les milices chrétiennes qui ont lancé des opérations de représailles, les enfants disparaissent en grand nombre. C’est toute une génération qui est sacrifiée.

On entend parler maintenant de jeunes filles âgées de 10, 12 et 14 ans qui sont gardées pour servir non seulement de cuisinières et de servantes, mais aussi d’esclaves sexuelles qui tombent souvent enceintes. Ces filles n’ont plus un foyer où elles pourraient revenir si, par le plus grand des hasards, l’UNICEF parvenait à négocier leur libération. Leurs familles ont fui, et il est impossible de les joindre.

(1610)

En ce qui a trait à la réaction de la communauté internationale et des Nations Unies, on peut dire que la communauté internationale n’a pas su réagir adéquatement à la crise humanitaire en République centrafricaine. Le gouvernement français, qui a envoyé des troupes et des ressources pour aider les troupes africaines à protéger les populations civiles, a plusieurs fois exhorté la communauté internationale à fournir davantage d’aide, sans quoi la déstabilisation de toute la région se poursuivra et constituera une menace pour la paix et la sécurité à l’échelle internationale.

Dans une série de résolutions, le Conseil de sécurité des Nations Unies a décrit comme suit l’insécurité en République centrafricaine, et je cite :

[…] un effondrement total de l’ordre public [avec de] nombreuses violations des droits de l’homme qui sont commises, notamment par des éléments de la Séléka, notamment les exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcées, les arrestations et détentions arbitraires, les actes de torture, les violences sexuelles à l’encontre de femmes et d’enfants, les viols, le recrutement et l’emploi d’enfants et les attaques contre des civils.

Le Conseil de sécurité décida d’envoyer une force de maintien de la paix de 12 000 Casques bleus en République centrafricaine, mais déjà, des signaux nous parvenaient par des canaux non officiels qu’un génocide était commencé.

En décembre 2013, le Conseil de sécurité adopta une résolution en vertu du chapitre 7 de la Charte des Nations Unies, ce qui signifiait que les militaires envoyés sur place avaient le droit d’employer la force pour appliquer les mesures destinées à rétablir la paix et la sécurité.

Une série de sanctions furent adoptées, et tous les États membres des Nations Unies furent appelés à donner suite à la demande d’aide humanitaire des Nations Unies et d’autres organisations, afin de répondre à la hausse vertigineuse des besoins, sur le territoire de la République centrafricaine et dans les pays voisins, où s’était réfugiée une partie de la population.

Malheureusement, les rapports sur les interventions ayant fait suite à cet appel peignent un sombre tableau. L’escalade de la violence se poursuit, et des opérations militaires de rétablissement de la sécurité devraient encore être effectuées sur le terrain. La force de l’Union européenne et la force de maintien de la paix des Nations Unies qui sont actuellement sur place ne suffisent pas à la tâche.

La situation humanitaire actuelle est la suivante : Amnistie internationale a déclaré que les milices chrétiennes ont commis des actes de nettoyage ethnique contre des musulmans en République centrafricaine. Amnistie internationale a dit que ces attaques ont donné lieu à un « exode de la population musulmane dans des proportions historiques ».

Des meurtres sporadiques ont dégénéré en assassinats systémiques de civils. Il n’y a aucun moyen de se cacher, car les auteurs de ces crimes s’en prennent à toutes les religions et ethnies. Il y a un demi- million de personnes déplacées de plus cette année qu’en 2013. Le chaos règne dans le pays depuis deux ans et les enfants ne peuvent pas aller à l’école car le système d’éducation est en pleine crise.

Le plus récent chiffre officiel que nous avons est de 5 186. Il y a eu 5 186 décès depuis 2013.

[Français]

Cette année, votre gouvernement a accordé 5 millions de dollars aux projets humanitaires destinés à la République centrafricaine. Je suis très heureuse que l’UNICEF, le Programme alimentaire mondial et l’organisme Aide à l’enfance puissent bénéficier de ces fonds, qui sont nécessaires pour fournir de l’aide humanitaire, de la nourriture, des médicaments et des abris à ceux et celles qui en ont besoin le plus. Toutefois, l’action humanitaire demeure une priorité, et il s’agit d’un secteur dans lequel notre pays pourrait avoir le plus grand impact positif.

[Traduction]

Honorables sénateurs, vous vous rappelez sans doute quand le sénateur Dallaire réclamait que le Canada intervienne dans la crise en République centrafricaine et qu’une enquête soit menée. Je tiens à le remercier d’avoir entrepris cette enquête. Ce que le sénateur Dallaire nous a expliqué est très pertinent à l’heure actuelle, puisque la violence en République centrafricaine ne semble pas tirer à sa fin.

Le porte-parole des Nations Unies a dit que la mobilisation des troupes pour la mission de maintien de la paix prend des mois. Les Nations Unies réclament des troupes, de l’équipement et des hélicoptères. Le Canada n’a malheureusement pas répondu à l’appel.

Le Canada se trouve dans une situation idéale pour jouer un rôle important et fondamental dans une mission de maintien de la paix en République centrafricaine. Avec les compétences linguistiques et culturelles requises, une nation francophone qui jouit d’une excellente réputation pour son expérience et ses compétences en maintien de la paix comme le Canada devrait jouer un rôle de premier plan pour stabiliser la situation dans la région. Un pays non colonisateur comme le Canada est non seulement le bienvenu dans les coalitions de maintien de la paix dans la région, mais est grandement sollicité.

Nous parlons beaucoup d’argent, mais quand admettrons-nous que l’humanité et la vie de nos voisins n’ont pas de valeur monétaire? Quand nous rappellerons-nous que, en tant que Canadiens, nous croyons aux droits fondamentaux inaliénables de la personne et au besoin de les protéger?

Le Canada a fait partie intégrante de l’instauration d’un nouveau système de paix et de sécurité internationales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nos forces armées sont précisément entraînées et formées pour des missions comme celle qui doit être menée en République centrafricaine.

Malgré cela, notre pays a refusé de participer aux missions actuelles. Nous avons refusé de mettre à contribution nos compétences et ressources militaires mondialement reconnues, qui seraient essentielles pour jeter les bases d’une mission de sécurité en laquelle la République centrafricaine et les régions environnantes pourraient avoir foi.

Il existe de nombreux exemples de lois et de traités internationaux que les Canadiens ont non seulement convenu de suivre, mais qu’ils ont aussi aidé à rédiger. J’aimerais vous en donner un exemple. Il s’agit de la résolution que l’Assemblée générale a prise à l’issue du Sommet mondial de 2005, et je cite :

Il incombe également à la communauté internationale, dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies, de mettre en œuvre les moyens diplomatiques, humanitaires et autres moyens pacifiques appropriés […] afin d’aider à protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité. Dans ce contexte, nous sommes prêts à mener en temps voulu une action collective résolue, par l’entremise du Conseil de sécurité […] au cas par cas […] lorsque ces moyens pacifiques se révèlent inadéquats et que les autorités nationales n’assurent manifestement pas la protection de leurs populations […]

Honorables sénateurs, il est nécessaire de mener en temps voulu une action collective résolue pour rétablir la paix et la sécurité en République centrafricaine. Combien d’autres personnes doivent périr avant que nous décidions que c’en est assez? Combien d’autres personnes doivent périr avant que nous honorions nos obligations internationales?

Permettez-moi de vous rappeler que nul autre que Lester B. Pearson, alors ministre canadien des Affaires extérieures, a joué un rôle prédominant dans l’établissement de la première force de maintien de la paix des Nations Unies. C’est dans le cadre de cette mission que des militaires ont pour la première fois été utilisés pour créer une zone tampon entre belligérants et superviser le retrait des soldats. Il s’agissait bien évidemment de la FUNU 1, la première Force d’urgence des Nations Unies déployée dans le but de trouver une solution pacifique à la crise du canal de Suez, en 1956.

Lester Pearson est reconnu comme le fondateur des missions de maintien de la paix de l’ONU. Auprès de l’Assemblée générale, il a fait valoir que la seule solution pacifique à la crise consistait à établir « une véritable force de paix et de police internationale […] suffisamment grande pour garder les frontières en paix pendant qu’on forgeait un règlement politique ».

Honorables sénateurs, le général Tommy Burns, premier commandant de la première mission de maintien de la paix des Nations Unies, était un Canadien. L’année suivante, Lester Pearson a reçu le prix Nobel de la paix.

Inutile de vous expliquer pourquoi la paix est si importante en Afrique. Vous savez très bien, comme l’histoire nous l’a appris, que nous devons tout faire pour éviter que l’histoire ne se répète.

Honorables sénateurs, j’aimerais terminer mon intervention en vous racontant l’histoire d’une nouvelle mère du nom de Didiatou Hassam. En mai dernier, elle faisait partie d’un convoi composé de centaines de familles musulmanes fuyant la violence ethnique. Alors qu’elle était presque arrivée en lieu sûr, Didiatou Hassam a été abattue d’une balle à la tête juste après avoir fini d’allaiter son enfant.

Puisqu’il aurait été trop risqué d’arrêter, le cadavre de Didiatou Hassam est resté dans le camion pendant six heures jusqu’à ce que le convoi prenne une pause la nuit venue. Elle a été enterrée avec les autres personnes qui ont péri dans l’embuscade. Honorables sénateurs, la paix et…

Son Honneur le Président intérimaire : Sénatrice Jaffer, votre temps de parole est écoulé. Est-on d’accord pour accorder à la sénatrice cinq minutes de plus?

Des voix : D’accord

La sénatrice Jaffer : Honorables sénateurs, la paix et la sécurité dans le monde dépendent de la coopération et de la volonté de tous les pays qui ont les moyens de participer, quelle que soit leur taille. Aujourd’hui, la paix et la sécurité dans le monde dépendent de nombreux Canadiens.

Pour conclure, honorables sénateurs, je vous demande de réfléchir aux appels à l’aide lancés par les femmes et les enfants de la République centrafricaine. Ils ont besoin de notre appui dès aujourd’hui. Le Canada est membre de la Francophonie; la République centrafricaine aussi. Ne restons pas sourds aux appels à l’aide des Centrafricains.

Merci.

(1620)

Son Honneur le Président intérimaire : Honorables sénateurs, si personne d’autre ne désire intervenir, cela mettra un terme au débat sur cette interpellation.

(Le débat est terminé.)