Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 37e Législature,
Volume 139, Numéro 82

Le jeudi 13 décembre 2001
L’honorable Dan Hays, Président

PROJET DE LOI ANTITERRORISTE

TROISIÈME LECTURE—MOTION D’AMENDEMENT—SUITE DU DÉBAT

L’honorable Mobina S. B. Jaffer: Honorables sénateurs, j’interviens pour m’opposer à l’amendement.

Les attentats terroristes du 11 septembre ont porté un coup à toute l’humanité.

Mardi, j’ai eu l’honneur de rencontrer le nouvel ambassadeur d’Algérie au Canada, Son Excellence Youcef Yousfi, qui, en tant que représentant d’un pays musulman, a exprimé de façon très éloquente comment les gens partout dans le monde considèrent les attentats terroristes.

Il a dit:

Le terrorisme aveugle, cruel, qui frappait çà et là, à travers le monde, s’est attaqué de manière spectaculaire et dramatique à la première puissance du monde. Il n’y a pas de terme assez fort pour qualifier l’horreur de cette attaque et le monde ne s’y est pas trompé en la dénonçant unanimement.

Loin de prétendre en tirer des leçons, ces événements ont montré que la sécurité est un bien précieux et fragile et qu’il faut unir tous nos efforts pour la préserver et la sauvegarder. Ils ont montré également que le sort de l’humanité est très certainement un et indivisible et que ce qui se passe dans un pays déterminé peut très bien se produire dans un autre. Je crois également que personne ne peut plus rester insensible aux souffrances d’autrui.

L’Algérie a, bien entendu, condamné de la manière la plus forte ces attaques terroristes et exprimé sa sympathie au peuple américain.

Lors d’une récente visite à New York, j’ai vu toute l’horreur du «point zéro». On aurait dit qu’on avait déchiré le coeur et les entrailles des États-Unis. J’ai entendu le son des boulets de démolition frappant sans relâche les poutres d’acier de ce qui était le World Trade Center. Il reste encore deux étages de débris de démolition qui semblent défier l’humanité. On garde la vive impression que ces restes de bâtiments ne veulent pas disparaître. Les images cliniques que nous avons tous vues à la télévision ne peuvent rendre fidèlement la réalité des gens qui pleurent en silence. Alors même que je m’adresse aux sénateurs aujourd’hui, j’ai encore dans mes narines l’odeur indescriptible de l’endroit.

Nous sommes nombreux à connaître des amis ou des parents qui ont été personnellement touchés par la tragédie du 11 septembre. C’est pourquoi je m’oppose à l’amendement.

Ma nièce chérie, Azra Nanji, une citoyenne américaine, se trouvait au World Trade Center lorsque les terroristes ont lancé l’avion qu’ils venaient de détourner sur le mur de verre étincelant. Les derniers mots qu’elle m’a dits au téléphone étaient: «Chère tante, je dois te laisser, car nous évacuons l’édifice. Je ne peux plus te parler.»

Le reste de cette journée s’est déroulé plus que lentement. Après avoir essayé, en vain, à maintes reprises de communiquer avec New York, nous avons enfin eu de ses nouvelles. Nous avons pleuré des larmes de joie, mais aussi de tristesse, car elle avait perdu de nombreux amis et connaissances qu’elle cherche encore.

Au nom de tous ceux qui se trouvent dans la même situation que ma nièce, je m’oppose à l’amendement, car je crois qu’il faut une certitude.

De la tragédie survenue aux États-Unis est issu le projet de loi C-36. Cette mesure risque de changer définitivement notre paysage, transformant un peuple pacifique, dont les membres se font mutuellement confiance, en un peuple méfiant, dont les membres s’espionnent mutuellement.

Le 11 septembre, honorables sénateurs, nous a fait perdre notre sensibilité et notre innocence.

Des événements comme celui du 11 septembre sèment en nous une grande paranoïa, la peur et la colère. Quand ces sentiments se combinent à l’incompréhension, l’ignorance et l’intolérance, même les collectivités les plus pacifiques de notre grand pays peuvent être la scène de crimes motivés par la haine. Les expressions telles que «représailles» et «attaques de revanche» ne s’appliquent pas dans ces cas, puisqu’elles portent à croire que les victimes ont agi de telle façon qu’elles méritent de subir une discrimination.

Les honorables sénateurs savent tous que la grande majorité des Canadiens de ces collectivités aiment profondément notre pays. Ils veulent seulement la vie pacifique et prospère que ce grand pays leur offre. Il est question ici de crimes motivés par la haine, purement et simplement, et le projet de loi C-36 renferme de nouvelles protections pour les minorités victimes d’une telle discrimination.

Si le Sénat adopte le projet de loi dont il est saisi, un nouveau crime ayant trait aux attaques contre des structures religieuses sera créé. Cette disposition s’ajoutera aux mesures législatives existantes sur les crimes motivés par la haine et protégera davantage les collectivités contre les attaques visant leurs centres spirituels, comme celles dont nous avons été témoins à Hamilton et dans ma province, la Colombie-Britannique.

Les églises, les temples, les mosquées, les synagogues et les cimetières seront protégés par ce projet de loi. Ceux qui songeraient à s’y attaquer pourraient bien en être dissuadés. Ceux qui l’ont fait seront punis sévèrement.

Le projet de loi C-36 aidera aussi à limiter la propagation de la haine qui est à l’origine de nombreuses agressions, autorisant un juge à ordonner la suppression de propagande haineuse de sites Internet. Les auteurs de ces messages ne trouveront plus une tribune ouverte pour répandre leurs mensonges. Les Canadiens et leurs enfants ne seront plus exposés aux messages haineux.

Le Sénat, par l’intermédiaire du Comité spécial sénatorial sur le projet de loi C-36, a consacré beaucoup de temps et d’énergie à l’étude du projet de loi que nous débattons. Une grande partie des travaux ont été accomplis avant même que le projet de loi ne nous soit renvoyé par l’autre endroit au cours de l’étude préalable. Cette étude préalable a donné lieu à un rapport qui recommandait de nombreuses améliorations. Certaines recommandations se sont traduites par des améliorations notables dans la version actuelle du projet de loi C-36, par rapport aux versions précédentes. Il y a maintenant plus de place pour une surveillance, grâce aux dispositions de caducité dans les domaines des arrestations préventives et des audiences d’investigation. Le judiciaire a plus de pouvoir par rapport à la délivrance de certificats par le procureur général, et des rapports annuels devront être produits non seulement par le ministre de la Justice et le solliciteur général, mais aussi par leurs homologues provinciaux.

Depuis que nous avons reçu le projet de loi de l’autre endroit, nous avons entendu de nombreux témoins qui avaient déjà témoigné au cours de l’étude préalable, mais des voix nouvelles se sont aussi fait entendre. Le problème auquel je me suis intéressée dès qu’on nous a confié l’étude du projet de loi C-36 est celui des profils raciaux. La chose inquiète bien des gens dans ma communauté et une foule d’autres personnes. Ils craignent d’être persécutés à cause des dispositions du projet de loi.

Un témoin qui a comparu devant le comité spécial, M. Mia, membre de la Muslim Lawyers Association et de la Coalition of Muslim Organizations, a dit, à propos de la situation difficile des musulmans depuis les événements du 11 septembre, que leur niveau de peur était deux fois plus élevé. Non seulement ils redoutent le terrorisme, comme la plupart des Canadiens, mais ils craignent aussi d’être injustement ciblés par les services policiers.

Les policiers canadiens sont cependant parmi les meilleurs au monde dans leurs rapports avec les groupes minoritaires. Je suis convaincue que cette tradition se poursuivra. Bon nombre d’intervenants m’ont donné l’assurance que les forces policières ont à coeur de poursuivre leur formation psychosociale. On m’a aussi donné l’assurance que, au fur et à mesure que les agents apprendront à appliquer les dispositions du projet de loi C-36, l’argent voulu sera disponible pour les sensibiliser au fait que d’autres cultures ont besoin d’être traitées de façon équitable et attentionnée. Lorsque j’ai interrogé le commissaire Zaccardelli de la GRC au sujet des profils raciaux, il nous a dit ce qui suit:

[…] nous n’établissons pas de profils raciaux. Nous faisons enquête sur des agissements criminels ou sur des actes que nous jugeons de nature criminelle. Nous enquêtons et nous nous efforçons de traduire les responsables en justice dans la mesure de nos moyens. Nous ne tenons pas compte du genre, de la couleur ou de la religion des individus. Nous nous contentons de faire enquête au sujet des agissements criminels.

Je crois ce que le commissaire Zaccardelli nous a dit et j’ai confiance dans les assurances qu’il nous a données. Lorsque j’ai posé une question similaire au directeur du SCRS, M. Ward Elcock, il a donné l’explication suivante:

Nous faisons effectivement du profilage. Les profils que nous dressons visent essentiellement à communiquer aux services d’immigration un ensemble d’éléments à repérer, s’agissant de groupes ou d’organisations particuliers. Ce ne sont pas des caractéristiques de nature raciale.

Je crois le directeur Elcock et j’ai confiance dans les assurances qu’il nous a données.

Lorsque j’ai demandé au solliciteur général ce que l’on faisait pour veiller à ce que les personnes chargées d’appliquer des lois de la nature du projet de loi C-36 soient sensibles aux différences culturelles, le ministre MacAulay a dit:

On donne toute la formation nécessaire; il a été indiqué très clairement que l’on y verrait.

Il a fait plusieurs fois cette promesse à l’autre endroit. Je crois le solliciteur général MacAulay et j’ai confiance dans les assurances qu’il nous a données.

Plus que toute autre chose, honorables sénateurs, vous avez ici devant vous un réfugié dont personne d’autre ne voulait, sauf le Canada. J’ai confiance qu’un pays qui m’a accordé le statut de réfugié et qui m’a maintenant nommé au poste de sénateur au sein de cette Chambre remarquable ne laissera pas tomber les personnes que je représente.

Dans son budget de lundi, le ministre des Finances a dit:

Si nous laissons faire, l’intolérance peut abîmer le tissu même de notre société, et nous devons réagir. Elle peut diviser nos collectivités, et nous devons y faire échec. C’est pourquoi le gouvernement versera des fonds destinés à la promotion du respect et à celle de nos valeurs, ces valeurs qui nous ont poussés à accueillir au Canada tant de gens qui nous ont tant enrichis.

Je crois le gouvernement du Canada et je lui fais confiance.

Je crois et j’ai confiance en notre gouvernement.

Beaucoup parlent du besoin d’inclure des dispositions de surveillance dans le projet de loi. Pourtant, ce dernier prévoit suffisamment de moyens de surveillance, dont les rapports annuels, une révision judiciaire, une clause de caducité au bout de cinq ans et un examen minutieux par le Parlement trois ans après l’entrée en vigueur du projet de loi. Voilà pourquoi j’affirme respectueusement qu’une date d’expiration est inutile et je m’oppose à cet amendement.

Nous pouvons aussi compter sur d’autres instruments de surveillance, dont le commissaire à la protection de la vie privée, le commissaire à l’information, la Commission canadienne des droits de la personne, la Commission des plaintes du public contre la GRC, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, le commissaire responsable du Centre de la sécurité des télécommunications et les systèmes d’examen des plaintes applicables aux services de police de compétence provinciale appelés à exercer certaines responsabilités en vertu de ce projet de loi.

Les Canadiens vont se montrer vigilants. Ils vont surveiller attentivement leurs droits et libertés. Rien dans ce projet de loi ou dans n’importe quel autre texte de loi ne peut nous retirer en tout ou en partie nos droits fondamentaux, qui forment une partie essentielle et irrévocable de notre cher Canada. Je m’engage moi-même à surveiller étroitement l’application de ce projet de loi et à faire preuve de vigilance en vue d’assurer la sécurité et la liberté de tous les Canadiens.

Nous formons une nation qui a toujours travaillé fort pour conserver l’harmonie et qui s’est dotée d’une politique dynamique en matière de multiculturalisme, afin de faire en sorte que tous les Canadiens trouvent leur place dans la vie de la nation. Nous accordons une grande importance à l’harmonie. Qu’est-ce que j’entends par harmonie? Laissez-moi vous expliquer.

Nous avons un grand pianiste parmi nous — le sénateur Banks. Il vous dira qu’on peut tirer une harmonie d’un piano en jouant seulement les touches blanches et une autre harmonie en jouant seulement les touches noires mais que, pour obtenir une véritable harmonie, il faut jouer les touches noires et les touches blanches en même temps.

Je suis contre cet amendement parce que je crois que nous devons appuyer nos voisins, parce que, le 11 septembre, le coeur des États-Unis a été brutalement arraché tout à coup. Il nous incombe maintenant de favoriser la guérison.

Des voix: Bravo!