Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 38e Législature,
Volume 142, Numéro 11

Le mardi 2 novembre 2004
L’honorable Daniel Hays, Président

LE DISCOURS DU TRÔNE

ADOPTION DE LA MOTION AMENDÉE D’ADOPTION DE L’ADRESSE EN RÉPONSE

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je suis très heureuse de prendre la parole en réponse à la motion sur le discours du Trône ouvrant la 38e législature du Canada. Le discours du Trône traitait de nombreux sujets. Lorsque Son Excellence en a fait la lecture à la Chambre, elle a passé en revue de nombreux sujets d’une grande importance pour nous tous et pour tous ceux qui vivent dans ce grand pays.

Je m’attarderai plus particulièrement à une partie du discours, qui me tient beaucoup à coeur; c’est le chapitre intitulé « Un rôle influent qui suscite la fierté dans le monde ». Il y est question de renforcer la capacité du Canada de réagir aux situations de crise et d’accroître le rôle du Canada au sein des institutions multilatérales. J’expliquerai un peu plus en détail ce que cela signifie et je parlerai des efforts déployés par le Canada pour relancer le débat sur les interventions humanitaires et la responsabilité en matière de protection.

Honorables sénateurs, j’ai eu l’occasion de visiter des régions où les gens ont bien du mal à même avoir le minimum vital. J’ai vu et entendu des femmes et des filles qui sont constamment menacées de viol. J’ai moi-même été victime d’un régime oppressif qui m’a privée de mes droits les plus fondamentaux.

Je sais que les valeurs que le Canada défend devraient être plus présentes dans le monde. Le Canada m’a aidée en me donnant asile au moment où j’en avais besoin et en me donnant un endroit où je pouvais grandir et m’épanouir sans sacrifier les importantes traditions culturelles qui forment ma personnalité. Depuis, j’ai également vu comment le Canada peut aller de l’avant de façon efficace dans le monde et travailler avec nos alliés et les forces régionales pour améliorer la vie des gens dans le monde entier, pour leur assurer une vie plus sûre.

Nous sommes confrontés à des situations qui sont aussi complexes et dangereuses sur le plan politique qu’elles sont urgentes et graves. Souvent, ces situations touchent des États à la dérive où des conflits permanents font que diverses générations ne connaissent rien d’autre que la guerre et les bains de sang.

Je félicite le gouvernement de sa décision d’accroître la taille des forces de maintien de la paix du Canada de 5 000 soldats réguliers et 3 000 réservistes. Cela signifie que le Canada sera en mesure d’aller là où on a besoin de lui et de continuer le bon travail qu’il a accompli jusqu’à maintenant en Afghanistan, en Haïti et en Bosnie.

Tous les gardiens de la paix du monde ne seront d’aucune utilité, cependant, si nous ne faisons pas davantage pour déterminer où il est approprié d’intervenir pour des raisons humanitaires. La question de savoir quand on doit intervenir est difficile, car elle est souvent directement en conflit avec les droits d’État souverains en ce qui concerne l’intégrité de leurs frontières.

C’est là où la responsabilité internationale de protéger les populations devient importante. En quoi consiste cette responsabilité de protéger les populations? C’est une notion qui équilibre les principes de non-intervention sur le territoire des États souverains avec la responsabilité de la communauté internationale d’intervenir dans des situations lorsqu’on abuse de façon massive des droits de la personne, qu’on procède à un nettoyage ethnique, qu’on se livre à un génocide et que des conflits internes mettent en péril la population.

La responsabilité de protéger les populations civiles revient en premier lieu à l’État lui-même. La souveraineté d’un État s’accompagne de responsabilités et on suppose que la principale responsabilité de tout État souverain est d’assurer la sécurité de ses populations civiles. Cependant, lorsque la population d’un État subit de graves torts à la suite d’une crise humanitaire et que l’État ne peut ou ne veut pas agir pour remédier à la situation, le principe de non-intervention sur le territoire d’un État souverain doit céder la place à la responsabilité internationale de protéger les gens.

La question, honorables sénateurs, n’est pas de savoir si la communauté internationale a le droit d’intervenir, mais plutôt si l’État prend au sérieux la responsabilité de protéger.

Dans nombre de situations, nous constatons que les États souverains ont renoncé à la responsabilité de protéger leur population civile ou ont même été les auteurs de leur propre malheur. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Canada doit s’efforcer d’être actif sur la scène internationale et de respecter ses responsabilités mondiales.

Comme le secrétaire général des Nations Unies, Koffi Annan, l’a affirmé :

Peu nombreux sont ceux qui ne seraient pas d’accord avec le fait qu’il faut appuyer les principes de défense de l’humanité et de défense de la souveraineté.

Malheureusement, cela ne nous dit pas lequel de ces principes doit prévaloir lorsqu’ils s’opposent.

L’intervention humanitaire est une question délicate […] comportant des difficultés politiques […] mais il est certain qu’aucun principe juridique — pas même celui de la souveraineté — ne saurait justifier des crimes contre l’humanité.

La responsabilité de protéger est une notion qui a initialement été avancée dans le rapport final de 2002 de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États. Cette commission a été créée en 2000 par le gouvernement du Canada et par d’autres intervenants canadiens, pour relever le défi du secrétaire général d’examiner le droit d’intervention humanitaire. Dans son rapport final, la commission soutient que, dans des situations où les États sont incapables de protéger leur population civile d’atrocités massives, ou lorsqu’ils ne sont pas disposés à le faire ou que les États eux-mêmes en sont l’auteur, la communauté internationale a la responsabilité d’intervenir.

Cela nous force à répondre à plusieurs questions, notamment de savoir quand un État est considéré comme ayant failli à sa responsabilité et quelles sortes d’interventions internationales sont appropriées dans différentes circonstances. C’est pour cette raison que la commission a divisé la responsabilité de protéger en trois responsabilités précises.

La première et plus importante, la responsabilité de prévenir, comprend notamment la responsabilité de se pencher sur les causes profondes des conflits internationaux et des autres crises engendrées par l’homme et qui mettent en danger les populations.

La deuxième, la responsabilité de réagir, correspond à la responsabilité de la communauté internationale d’intervenir — que ce soit au moyen de sanctions ou d’une intervention diplomatique ou militaire — devant des situations où la protection des êtres humains est une impérieuse nécessité. Une partie de ce principe veut que la responsabilité internationale soit exercée de la façon la moins obstructive que possible, tout en s’attaquant à la situation à régler.

La troisième et dernière responsabilité, celle de reconstruire, exige que nous nous occupions non seulement des conséquences de toute intervention, mais aussi des causes fondamentales de toute catastrophe humanitaire après une intervention.

La commission a été claire sur le fait que l’on doit recourir à l’intervention militaire seulement quand les êtres humains sont en danger ou vraisemblablement sur le point de l’être. Pensons par exemple à des massacres massifs ou à un nettoyage ethnique à grande échelle. D’autres critères doivent être satisfaits quand la communauté internationale envisage d’intervenir dans un État souverain. Nous devons être certains que nos intentions sont les bonnes et que nous utilisons les bons moyens, que nous avons l’autorité nécessaire et que nous avons une bonne chance de réussir.

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Les Nations Unies constituent le meilleur forum pour discuter de ce genre d’intervention, et l’autorité pour toute intervention militaire doit relever exclusivement du Conseil de sécurité des Nations Unies. Les Nations Unies sont notre meilleure chance pour d’assurer que les bons moyens d’intervention sont choisis et que l’expertise des autorités régionales peut être mise à profit. Les meilleures solutions ne pourront être appliquées que si toutes les nations reconnaissent leur responsabilité d’assurer la protection et s’engagent à se pencher rapidement et avec toute l’attention voulue sur les situations où une intervention humanitaire pourrait être justifiée.

Nous avons vu au Rwanda ce qui se produit lorsqu’on ne prend pas au sérieux la responsabilité d’assurer la protection. Je voudrais citer à nouveau le secrétaire général des Nations Unies qui a affirmé, dans son allocution à l’occasion du 10e anniversaire du génocide rwandais : « Nous ne devons jamais oublier que nous avons échoué collectivement à protéger les plus de 800 000 hommes, femmes et enfants sans défense qui ont péri au Rwanda il y 10 ans. »

Honorables sénateurs, les conséquences de tels crimes sont irrémédiables. Ces échecs sont irréparables. Les morts ne peuvent pas être ressuscités.

Que pouvons-nous faire alors? Premièrement, nous avons accepté notre responsabilité de n’avoir pas fait assez pour prévenir ou arrêter le génocide. Ni le Secrétariat des Nations Unies, ni le Conseil de sécurité, ni les États membres en général, ni les médias du monde entier n’ont suffisamment porté attention aux signes annonciateurs de la catastrophe. Puis, nous avons tardé à agir. Lorsque nous nous remémorons de tels événements et que nous nous demandons pourquoi personne n’est intervenu, nous ne devrions pas seulement adresser la question aux Nations Unies, mais aussi aux États membres. Personne ne peut plaider l’ignorance. Tous ceux qui étaient parties prenantes aux affaires internationales à l’époque devraient se demander ce qu’ils auraient pu faire de plus, comment ils réagiront la prochaine fois et ce qu’ils font maintenant pour réduire le risque qu’une catastrophe pareille se reproduise.

Honorables sénateurs, quel est le rôle du Canada? Dans leur échelle des valeurs, les Canadiens placent la sécurité des personnes au moins aussi haut que la sécurité des États, et ils veulent que leur pays ait une politique étrangère conforme à leurs valeurs. Nous voyons la responsabilité de protéger non seulement comme la responsabilité de prévenir les drames humanitaires, mais aussi comme la responsabilité d’intervenir au besoin pour protéger les gens, lorsque l’État ne parvient pas à s’acquitter de cette tâche. Cependant, dans les situations où les gouvernements n’arrivent pas à assurer la sécurité de leurs citoyens ou lorsqu’ils les maltraitent carrément, les forces de maintien de la paix ne peuvent pas toujours arriver seules à remplir la mission. Pour que le maintien de la paix puisse se faire, il doit y avoir une paix à maintenir.

Le discours du Trône mettait l’accent sur la crise humanitaire persistante dans la région du Darfour, dans l’ouest du Soudan. À titre d’envoyée spéciale du Canada au Soudan, je suis devenue non seulement très au courant de la situation entourant cette crise, mais également intimement liée aux gens qui en souffrent. Lorsque j’ai visité les camps de réfugiés au Darfour cet été, j’ai été à la fois inspirée par les gens que j’y ai rencontrés et attristée par les conditions dans lesquelles ils sont forcés de vivre. Même s’ils doivent endurer une situation terrible sans aucune nécessité de la vie, ces gens demeurent forts et profondément humains. J’ai été fort surprise qu’ils viennent m’accueillir et m’offrir le peu qu’ils possédaient malgré leur situation on ne peut plus précaire.

Les habitants du Darfour font preuve de la plus grande dignité même dans l’adversité. Voilà le peuple remarquable du Soudan. Comme beaucoup d’autres peuples partout dans le monde, ils ont besoin de quelqu’un pour les protéger et leur redonner la sécurité. J’ai pu constater de visu au Darfour le rôle primordial du Canada dans l’aide humanitaire.

Au Darfour, le Canada a aidé l’Union africaine à déployer ses forces de sécurité. Même si la situation demeure critique, la présence des troupes de l’Union africaine aide à ramener l’espoir. Il s’agit d’un exemple concret de la responsabilité de protéger les gens même dans un climat politique instable. La situation au Darfour découle de l’échec de l’État dans la protection de ses citoyens. Avec l’aide du Canada et d’autres partenaires internationaux, les forces régionales ont maintenant pu intervenir pour réparer cet échec. Dans sa réponse au discours du Trône, le premier ministre est même allé plus loin. Il a dit ce qui suit :

Nous défendrons, en particulier, la réforme des Nations Unies. Nous défendrons l’établissement de lignes directrices qui permettront à la communauté internationale d’intervenir plus rapidement et plus efficacement dans des États souverains où les dirigeants causent des souffrances humaines à grande échelle ou ne réussissent pas à y mettre fin.

C’est ce concept de responsabilité de protéger que nous apportons aux Nations Unies et aux autres institutions multilatérales. Le Canada s’affaire à relancer le débat sur l’aide humanitaire.

Honorables sénateurs, ce débat est essentiel. Sans lui, le monde court le risque d’une paralysie face à des situations comme le génocide survenu au Rwanda, il y a un peu plus de dix ans. Le Canada peut apporter une contribution marquée à ce débat. C’est ainsi que, en Afrique, nous contribuons en ce moment à former une force régionale qui préserverait la paix en situations précaires. En l’absence de conditions indispensables à la sécurité des vies humaines, il ne saurait y avoir ni développement ni prospérité. Voilà pourquoi il est si important de veiller non seulement à prévenir des crises humanitaires comme celle qui règne au Darfour, mais également de veiller à ce que la communauté mondiale dispose des moyens essentiels pour intervenir lorsqu’il est nécessaire de le faire.

La responsabilité d’assurer une protection est essentielle pour que le monde soit un endroit où les gens de tous les pays puissent compter sur leurs frères humains de toutes les nationalités pour intervenir et les protéger, lorsque leur sécurité est menacée. La volonté pour le Canada d’assumer cette responsabilité et de prendre l’initiative explique en partie que notre pays soit considéré comme le meilleur au monde.

Le discours du Trône réaffirme l’engagement du Canada de mener la promotion de « la responsabilité de protéger », de sorte que celle- ci devienne la norme d’intervention humanitaire à travers le monde. Le Canada a la capacité, la crédibilité et le savoir-faire nécessaires pour jouer ce rôle mieux que tout autre pays dans le monde. Honorables sénateurs, si le Canada ne joue pas ce rôle, qui le fera?