Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 39e Législature,
Volume 143, Numéro 57

Le mercredi 6 décembre 2006
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

LA LOI SUR LES JUGES

PROJET DE LOI MODIFICATIF—DEUXIÈME LECTURE—SUITE DU DÉBAT

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Meighen, appuyée par l’honorable sénateur Comeau, tendant à la deuxième lecture du projet de loi C-17, Loi modifiant la Loi sur les juges et d’autres lois liées aux tribunaux.

L’honorable Mobina S.B. Jaffer : Honorables sénateurs, j’aimerais commencer mon discours sur le projet de loi C-17 en parlant brièvement du rôle des juges dans la société et du rôle du Parlement par rapport à ces derniers.

Comme nous l’ont rappelé les sénateurs Meighen et Grafstein, l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 exige du Parlement qu’il fixe et paie les salaires, les allocations et les pensions des juges des cours supérieures. Les juges sont les seules personnes dans la société canadienne dont la rémunération est fixée par le Parlement et l’article 100 est le seul article de la Constitution qui entraîne une dépense d’argent. Cela illustre le fait que le pouvoir judiciaire est l’un des trois pouvoirs qui constituent le gouvernement et qu’il est égal aux deux autres.

La commission triennale de 1981, appelée Commission Lang, s’est penchée sur le rôle du pouvoir judiciaire au Canada, qu’elle décrit de la façon suivante :

La Commission estime que la magistrature occupe dans notre société et dans notre système politique une situation unique et vitale. Une magistrature libre et indépendante constitue la meilleure garantie des droits et libertés que prévoit la Constitution.

La constitution canadienne veut que le judiciaire exerce ses pouvoirs indépendamment de l’exécutif et du législatif. La Loi constitutionnelle elle-même traduit cette volonté en conférant au gouverneur général le pouvoir de nommer les juges des cours supérieures, des cours de district et des cours de comté des provinces, et en imposant au Parlement l’obligation de prévoir et de fixer leurs traitements, pensions et allocations.

Le rapport de la Commission McLennan décrit le cadre juridique et les principes constitutionnels qui sous-tendent la rémunération des juges et qui sont essentiels pour que ces derniers puissent fonctionner de façon impartiale et sans crainte dans l’intérêt du gouvernement et des parties à un litige comparaissant devant eux.

Honorables sénateurs, cet article est très important. L’article 100 ne nous permet pas de choisir n’importe quel niveau de rémunération. Sur le plan constitutionnel, le Parlement doit veiller à ce que les salaires des juges soient « fixés et payés » d’une façon qui reflète la reconnaissance constitutionnelle du judiciaire et l’exigence selon laquelle les juges doivent pouvoir se consacrer à plein temps à leurs responsabilités et s’acquitter de celles-ci d’une manière tout à fait indépendante.

Il importe aussi de reconnaître le rôle que les juges jouent au sein de notre société, parce que ceux-ci ne peuvent s’exprimer en leur propre nom. En raison des fonctions qu’ils occupent, la Constitution leur interdit de négocier tout aspect de leur rémunération avec l’exécutif ou avec des représentants du Parlement. Cette interdiction ne s’applique à aucune autre catégorie de personnes au Canada. Par conséquent, elle impose aux parlementaires le devoir d’agir de bonne foi à l’égard du judiciaire et de la protection des intérêts de la société canadienne en fonction de cette indépendance. C’est pour cette raison que nous sommes assujettis à l’exigence constitutionnelle imposée aux commissions indépendantes de fournir une tribune afin que ces questions puissent être étudiées.

Les juges ne peuvent non plus exercer une autre occupation ou activité. Ils touchent uniquement les salaires « fixés et payés » par le Parlement. Ils n’ont aucune possibilité d’accroître leurs revenus.

Le rôle du judiciaire est tel que nous devrions chercher à nommer les personnes les plus compétentes à ces postes. Les juges doivent être respectés par les avocats et perçus comme des leaders au sein de leur profession. Il va de soi que ceux-ci doivent aussi jouir du respect de tous les Canadiens, étant donné que leur rôle est fondamental pour la protection de nos droits et le bon fonctionnement de notre société.

À titre de personne qui a pratiqué le droit devant des juges pendant plus de 30 ans, je peux affirmer qu’ils se consacrent entièrement à leur travail. Les juges sont très engagés et dévoués; leur travail est une vocation. Ils travaillent de longues heures afin de servir tous les Canadiens.

Lorsque nous demandons à des personnes qualifiées de se consacrer entièrement aux exigences de cette fonction, de laisser de côté les autres activités, de renoncer aux possibilités qu’offrent le marché et la vie publique, de vivre d’une façon relativement isolée — ce qui est non seulement le cas des juges, mais aussi de leurs familles — nous assumons l’obligation de reconnaître ces sacrifices et de traiter les juges d’une manière juste.

Nous tous ici sommes conscients des avantages et des exigences de la vie publique, mais nous ne sommes pas tenus de sacrifier tout le reste, contrairement aux juges. Nous voulons que les fonctions de juge soient assumées par des avocats qui ont gagné le respect des membres de leur profession. Par conséquent, ceux qui pensent que la rémunération des juges devrait se fonder uniquement sur la disponibilité de candidats n’ont vraiment pas compris. Nous voulons attirer la crème de la crème parmi les personnes les plus qualifiées.

Je voudrais maintenant rappeler les mots qu’a prononcés le sénateur Meighen quand il a présenté ce projet de loi. Au début de son discours, il a dit : « Un gouvernement doit répondre publiquement dans un délai raisonnable au rapport de la commission. » Un peu plus tard, il a déclaré : « La Loi sur les juges a été modifiée en 1998 afin de renforcer les processus actuels de la commission, conformément aux exigences constitutionnelles définies par la Cour suprême du Canada. »

On ne peut laisser passer cela sans faire de commentaires. Comme le laisse entendre le sénateur Meighen, la principale façon de renforcer la Loi sur les juges a consisté à ajouter un délai pour la réponse du gouvernement. La raison était que des problèmes étaient déjà survenus parce que le gouvernement avait tardé à répondre à la commission.

Le délai est clair. Le paragraphe 26(7) de la loi stipule :

Le ministre de la Justice donne suite au rapport de la Commission au plus tard six mois après l’avoir reçu.

La loi ne dit pas « dans un délai raisonnable », comme l’a laissé entendre le sénateur Meighen. La loi prescrit un délai de six mois à compter de la date de réception du rapport. La Commission McLennan a fait rapport en temps voulu et le ministre de la Justice de l’époque a répondu en acceptant la principale recommandation du rapport, qui consistait à hausser de 10,8 p. 100 la rémunération.

Le gouvernement du Canada avait là l’occasion de traiter le rapport. Il n’existe absolument aucun fondement juridique qui permet au ministre de la Justice d’agir comme si son bureau n’avait jamais reçu le rapport. C’est une manière complètement erronée de lire la loi, une manière qui va justement à l’encontre du renforcement, au moyen de vrais délais, dont le sénateur Meighen a parlé.

Le sénateur Meighen a également déclaré : « Le gouvernement croit fermement qu’il avait la responsabilité de prendre le temps d’étudier le rapport et les recommandations à la lumière du mandat qu’il a reçu aux élections et des priorités qu’il a définies sur cette base. » Avec le plus grand respect, j’affirme que le gouvernement en place n’avait pas ce droit, et la loi ne prévoit pas cette possibilité. La loi est claire et le délai de réponse était expiré bien avant que le ministre en cause entre en poste. Mais ce n’est pas seulement de cette façon que le gouvernement n’a pas respecté le processus.

Le sénateur Meighen soutient que le projet de loi C-17 propose de donner suite à pratiquement toutes les recommandations de la commission, à l’exception de celle qui a pour objet une hausse de 10,8 p. 100 de la rémunération. Toutefois, il s’agit là de la principale recommandation de la commission et c’est surtout sur ce point qu’était centré le rapport. Les autres sujets étaient en grande partie d’ordre administratif. D’ailleurs, le gouvernement a rejeté la plus grande partie du travail de la commission.

Le gouvernement a finalement opté pour une hausse de 7,25 p. 100. Il déclare être arrivé à ce pourcentage après avoir soigneusement tenu compte des quatre critères établis en vertu de la Loi sur les juges, et plus particulièrement de deux de ces critères — la conjoncture économique au Canada et la nécessité d’attirer à la magistrature des candidats exceptionnels.

C’est très intéressant. Or, le rapport de la commission renferme un résumé des présentations faites par le gouvernement et par la magistrature. On y constate qu’une hausse de 7,25 p. 100 correspondait à la proposition initiale du gouvernement, ce qu’il offrait au départ. Et voilà le gouvernement qui déclare que c’est parce qu’il a « soigneusement tenu compte » des recommandations de la commission qu’il a conclu que sa position de départ était correcte et que le travail de la commission, que le sénateur Meighen qualifie de très soigneux et exhaustif, était, en ce qui concerne sa principale recommandation, une pure perte de temps.

En quoi le fait de présenter un exposé à la commission, d’attendre ses recommandations puis de dire : « Merci, mais nous préférons notre position initiale » est-il respectueux de processus? Est-il possible d’accorder encore moins de respect au processus?

Le sénateur a également fait allusion à l’orientation très équilibrée fournie par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Î.-P.-É. et dans l’arrêt Bodnar. Il a ajouté :

Dans ces deux décisions, la Cour a clairement reconnu que les décisions concernant l’affection des ressources publiques appartiennent aux assemblées législatives et aux gouvernements.

Une lecture attentive de ces deux arrêts nous apprend que les gouvernements ont le droit de modifier et de rejeter les recommandations de la commission, à condition que cette décision rendue publique se justifie rationnellement et qu’elle traduise d’une manière générale le respect du mécanisme de la commission.

Sauf tout le respect que je dois au sénateur Meighen, il faut bien comprendre le contexte de l’arrêt Bodnar. Après leRenvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Î.-P.-É., les gouvernements provinciaux ont été tenus d’établir des commissions semblables à la commission quadriennale pour les juges des cours provinciales. Les premières expériences qu’on a vécues après l’établissement de ces nouvelles commissions n’ont pas été très heureuses. Dans quatre des dix provinces, le processus a conduit à des litiges. Lorsque la Cour suprême a été saisie de ces affaires, madame le juge McLachlin a fait remarquer que les indications données dans le Renvoi, qui visaient à dépolitiser le processus, n’avaient pas été respectées.

La Cour suprême a alors ajouté une troisième étape à l’analyse décrite dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Î.-P.-É. Les trois étapes de cette nouvelle analyse sont les suivantes : premièrement, le gouvernement a-t-il justifié par un motif légitime sa décision de s’écarter des recommandations de la commission? Deuxièmement, les motifs invoqués par le gouvernement ont-ils un fondement factuel raisonnable? Troisièmement, dans l’ensemble, le mécanisme d’examen par une commission a-t-il été respecté et les objectifs du recours à une commission, à savoir préserver l’indépendance de la magistrature et dépolitiser la fixation de la rémunération des juges, ont-ils été atteints?

Le juge en chef a ensuite fait ressortir le fait qu’« il ne suffit pas de désapprouver une recommandation de la commission ou de déclarer « suffisants » les traitements en vigueur pour les juges. »

En regardant ce qu’a fait le gouvernement, comment pouvons- nous dire que l’objectif de dépolitisation a été atteint? Les juges ont vu le gouvernement changer sa position à l’égard de la commission actuelle à leur détriment pour des considérations purement politiques. En quoi cela respecte-t-il le processus « renforcé » dont le sénateur Meighen a parlé?

Lorsqu’on examine les raisons données pour rejeter la recommandation de la commission, on constate là encore un manque total de respect pour le processus. Le gouvernement a le sentiment que « la commission n’a pas tenu suffisamment compte de la nécessité d’établir un équilibre entre les propositions relatives à la rémunération des juges d’une part et le contexte global des pressions économiques, des priorités budgétaires et des demandes de fonds publics se faisant concurrence, d’autre part ». En toute déférence, cela dénature gravement les responsabilités de la commission.

L’alinéa 26(1.1)a) de la Loi sur les juges oblige la commission à tenir compte du facteur suivant :

L’état de l’économie au Canada, y compris le coût de la vie ainsi que la situation économique et financière globale du gouvernement.

Cette disposition parle manifestement de ce que le gouvernement peut se permettre de payer.

La commission a fait remarquer ceci à ce sujet :

Selon notre interprétation de cette disposition, nous devons considérer si l’état de l’économie canadienne est tel que nous devons, ou que nous devrions, éviter de faire des recommandations que nous aurions considérées appropriées s’il en était autrement. Une économie qui produit des excédents budgétaires importants, une baisse d’impôt, etc. ne devrait pas influencer une commission et la conduire à formuler des recommandations plus généreuses ou extravagantes. Notre interprétation de cette considération est plutôt de déterminer si les conditions économiques doivent freiner les dépenses de fonds publics.

Quoique cette considération puisse fort bien occasionner des difficultés pour les futures commissions, nous avons conclu que les conditions économiques actuelles au Canada ne freinent aucunement la Commission en ce qui concerne la formulation des recommandations sur la rémunération que nous jugeons appropriées.

Les diverses sources soutenant cette conclusion sont énumérées aux pages 10 et 11 du rapport. Une fois de plus, le gouvernement semble suggérer que la commission a pour obligation de prévoir les priorités du gouvernement en matière de dépenses et d’y donner suite. Ce raisonnement laisse beaucoup à désirer. Il en va de même de la deuxième objection selon laquelle la commission a semblé accorder « un poids disproportionné à la rémunération des avocats travaillant à leur compte et, notamment, ceux qui exercent leurs activités dans les huit plus grandes villes du pays ».

Cette question a été étudiée en détail par la commission qui a justement critiqué les données soumises par le gouvernement. Dans les circonstances, la réponse du gouvernement est exactement la sorte de « simple mention de désaccord » que le juge en chef a considérée dans l’affaire Bodnar comme une réponse insuffisante ou inadéquate.

Le gouvernement affirme qu’il n’était pas persuadé qu’on avait accordé suffisamment d’importance à la pension des juges. La commission a cependant répondu à cela en détail et là encore, elle a critiqué les données disponibles, y compris les données soumises par le gouvernement. C’est là encore une mention de désaccord tout à fait sans fondement.

Il faut dire que la position du gouvernement, selon laquelle il peut se permettre, près de deux ans plus tard et sur la base de doutes vaguement formulés, de défaire le travail d’une commission auprès de laquelle il a eu toutes les occasions possibles de défendre ses arguments, est contraire aux normes les plus élémentaires de l’équité.

Le rapport se fondait sur les conditions qui régnaient au moment où il a été présenté. Cet argument a été avancé par M. McLennan lorsqu’il a comparu devant le comité de l’autre endroit. Le fait que le gouvernement prend position comme il l’a fait, sur la base de sa perception des circonstances actuelles, constitue une négation complète de l’objet d’un examen périodique et témoigne, encore une fois, de son mépris total de l’équité et de la procédure établie.

Enfin, honorables sénateurs, le point de vue du sénateur Meighen selon lequel il appartient au Parlement et non à l’exécutif seul de se prononcer sur la rémunération des juges est encore une fois trompeur…

Son Honneur la Présidente intérimaire : Je regrette cette interruption, mais le temps de parole de madame le sénateur est écoulé. Demande-t-elle du temps supplémentaire?

Le sénateur Jaffer : Puis-je avoir deux minutes?

L’honorable Gerald J. Comeau (leader adjoint du gouvernement) : Deux minutes.

Le sénateur Jaffer : Je vous remercie.

Je disais donc que le point de vue du sénateur Meighen selon lequel il appartient au Parlement et non à l’exécutif seul de se prononcer sur la rémunération des juges est encore une fois trompeur, compte tenu du refus du gouvernement de s’engager à respecter une recommandation royale, si le Parlement exprimait le vœu de majorer les montants qu’il a proposés. Au Comité de la justice de la Chambre des communes, une motion tendant à rétablir les recommandations salariales de la commission a été jugée irrecevable. Face à cette manœuvre, le Parlement avait les mains liées.

Honorables sénateurs, je crains que nous n’ayons affaire à un projet de loi basé sur un raisonnement qui est, d’une part, profondément vicié et, de l’autre, extrêmement en retard. Nous avons la responsabilité d’examiner soigneusement le projet de loi, mais aussi de ne pas occasionner d’autres retards. Cela étant dit, j’espère que nous pourrons rapidement renvoyer la question au comité pour qu’il l’examine de près.

L’honorable Jerahmiel S. Grafstein : Je voudrais poser une question.

Son Honneur la Présidente intérimaire : Le sénateur Grafstein a une question, mais il ne reste qu’une minute à madame le sénateur Jaffer. Accepte-t-elle de répondre à la question?

Le sénateur Jaffer : Oui.

Le sénateur Grafstein : Comme j’étais à l’extérieur, j’espère que je n’ai pas mal entendu madame le sénateur. La constitutionnalité de l’examen par le Parlement de la rémunération des juges, en vertu des articles 99 et 100 de la Constitution, est parfaitement claire. Vous ne croyez pas?

Le sénateur Jaffer : Je crois que c’est une chose que le comité devra examiner.