Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 39e Législature,
Volume 143, Numéro 75

Le mardi 27 février 2007
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

LE CODE CRIMINEL

PROJET DE LOI MODIFICATIF—DEUXIÈME LECTURE

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Tkachuk, appuyée par l’honorable sénateur Eyton, tendant à la deuxième lecture du projet de loi C-9, Loi modifiant le Code criminel (emprisonnement avec sursis).

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : J’ai le plaisir d’intervenir au sujet du projet de loi C-9 et de répondre aux propos que notre collègue, le sénateur Tkachuk, a tenus la semaine dernière.

Il existe entre nous une sorte de respect mutuel, bien que je croie que le respect qu’il a pour moi découle moins du fait que je suis avocate que du fait que je suis la fille d’un agriculteur.

Le sénateur Tkachuk nous a demandé de faire preuve d’esprit de coopération bipartisane et cela me paraît opportun. En fait, c’est l’esprit de coopération bipartisane manifesté à l’autre endroit qui a fait de ce projet de loi ce qu’il est aujourd’hui. Il est différent de celui qui a été présenté en mai 2006. Le sénateur Tkachuk a également donné un bon résumé des raisons pour lesquelles, à son avis, les peines d’emprisonnement avec sursis ont été ajoutées au Code criminel. J’aimerais revenir sur certaines de ses observations, car il est très important que nous comprenions les principes qui sous- tendent la détermination de la peine en droit criminel.

Comme les sénateurs le savent, la condamnation à l’emprisonnement avec sursis a vu le jour en 1994 par l’intermédiaire du projet de loi C-41. Cette mesure législative a inscrit de nouveaux articles dans le Code criminel et elle a défini, pour la première fois, les buts et les objectifs du processus de détermination de la peine. En vertu de cette définition, le Parlement donnait aux tribunaux la voie à suivre au moment d’imposer une peine. De plus, les juges étaient tenus de justifier, dans tous les cas, les peines imposées. Cette exigence avait pour objet d’augmenter l’accès de la population aux dispositions de la loi concernant le processus de détermination de la peine et de rendre ce processus plus facile à comprendre et à prédire. L’article 718 du Code criminel précise ainsi les objectifs des peines :

a) dénoncer le comportement illégal;

b) dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions;

c) isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société;

d) favoriser la réinsertion sociale des délinquants;

e) assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;

f) susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité.

Au moment de la présentation du projet de loi C-41, le Canada avait un taux d’incarcération extrêmement élevé par rapport à celui de la plupart des autres pays industrialisés. Non seulement cela coûtait cher, mais les études révélaient que ce n’était pas efficace. Pour l’auteur d’une première infraction ou d’une infraction mineure, l’incarcération pouvait même réduire les chances de réinsertion dans la société en tant que citoyen respectueux des lois.

Le ministère de la Justice, sous le gouvernement de M. Mulroney, était de ceux qui disaient que la tendance exagérée à l’incarcération au Canada allait à l’encontre du but recherché. Dans les années 1990, un document de travail a servi à établir un cadre pour la détermination de la peine, les affaires correctionnelles et la mise en liberté sous condition, et à orienter une réforme. Ce rapport disait que nous allons instinctivement vers les longues peines pour punir les délinquants, alors qu’il est prouvé que les longues peines d’emprisonnement augmentent le risque de récidive.

Au bout du compte, la sécurité publique diminue au lieu d’augmenter quand on libère, sans la moindre surveillance, le délinquant qui a purgé toute sa peine, mais qui ne s’est pas amendé.

Voilà ce qui nous amène au sujet qui nous intéresse vraiment dans le projet de loi C-9, l’imposition de peines d’emprisonnement avec sursis. Le projet de loi C-41 a conféré aux tribunaux assez de souplesse pour imposer une peine d’emprisonnement avec sursis pour toute infraction non visée par une peine minimale d’emprisonnement, à condition que la peine soit de moins de deux ans.

Ces peines doivent être conformes aux principes régissant la détermination de la peine que je viens d’énoncer, et le tribunal doit être convaincu qu’il n’y a aucun risque pour la sécurité publique.

Comme je l’ai déjà mentionné, les juges doivent donner des motifs détaillés justifiant les peines imposées. J’aimerais prendre le temps d’expliquer précisément ce qu’est une peine d’emprisonnement avec sursis. Aux termes de l’article 742.3(1) du Code criminel, afin d’être admissible à une peine avec sursis, le délinquant est tenu :

a) de ne pas troubler l’ordre public et d’avoir une bonne conduite;

b) de répondre aux convocations du tribunal;

c) de se présenter à l’agent de surveillance dans les deux jours ouvrables suivant la date de l’ordonnance, ou dans le délai plus long fixé par le tribunal, par la suite, selon les modalités de temps et de forme fixées par l’agent de surveillance;

d) de rester dans le ressort du tribunal, sauf permission écrite d’en sortir donnée par le tribunal ou par l’agent de surveillance;

e) de prévenir le tribunal ou l’agent de surveillance de ses changements d’adresse ou de nom et de les aviser rapidement de ses changements d’emploi ou d’occupation.

De surcroît, un tribunal qui impose une peine avec sursis peut demander au délinquant :

a) de s’abstenir de consommer de l’alcool ou d’autres substances toxiques, des drogues, sauf sur ordonnance médicale;

b) de s’abstenir d’être propriétaire, possesseur ou porteur d’une arme;

c) de prendre soin des personnes à sa charge et de subvenir à leurs besoins;

d) d’accomplir au plus deux cent quarante heures de service communautaire au cours d’une période maximale de dix- huit mois;

e) de suivre un programme de traitement approuvé par la province;

f) d’observer telles autres conditions raisonnables que le tribunal considère souhaitables […] pour assurer la bonne conduite du délinquant et l’empêcher de commettre de nouveau la même infraction ou de commettre d’autres infractions.

Honorables sénateurs, on croit souvent que les peines avec sursis et les peines d’emprisonnement sont la même chose, sauf que la personne qui purge sa peine avec sursis peut le faire dans le confort de son foyer et même sortir, à condition de respecter de modestes restrictions. C’est faux. Les peines avec sursis doivent être purgées au complet. Il n’y a pas de remise de peine. Si les conditions imposées par le juge ne sont pas respectées, et le seuil de tolérance est très bas, la personne passera le reste de sa peine en prison. En ce sens, les peines avec sursis peuvent être beaucoup plus dures que les peines d’emprisonnement. Toute une gamme de conditions peuvent être imposées, y compris la détention à domicile, qui peut représenter une très grande restriction de la liberté.

Les juges ont l’obligation, et non pas seulement la possibilité, de tenir compte des dispositions du Code criminel sur la peine avec sursis, quand les conditions le permettent. C’est l’instruction précise donnée aux tribunaux par le Parlement, et pas un exemple de mollesse des tribunaux face au crime.

Honorables sénateurs, cette mesure permet aux juges d’imposer une peine en gardant à l’esprit à la fois la nécessité d’assurer la sécurité publique et celle de tenir compte des circonstances particulières et de la personnalité de l’accusé. Les règles fourre- tout, comme celles qui étaient proposées dans la version originale du projet de loi C-9, limitent gravement le pouvoir discrétionnaire du juge.

L’Association du Barreau canadien a fait remarquer dans son mémoire au comité de l’autre endroit que cela pourrait éliminer une importante solution de remplacement dans des cas où l’emprisonnement n’est pas nécessaire. Elle « a confiance dans l’expérience pratique et les solides connaissances juridiques des juges et croit au rôle indépendant qu’ils jouent au sein du système de justice. »

Les auteurs du mémoire poursuivent ainsi :

La ou le juge au procès a en outre la possibilité d’observer l’accusé, l’accusée, d’apprendre les détails de son histoire et les circonstances particulières de la cause et de connaître les conditions qui prévalent dans la communauté locale.

D’après ce que je peux voir, le gouvernement actuel croit que les juges ont abusé de leur pouvoir discrétionnaire et que des auteurs de crimes avec violence n’ont pas été punis comme ils l’auraient dû. C’est pourquoi il a modifié le processus de nomination des juges, avec l’intention avouée de nommer plus de juges partageant son idéologie. C’est aussi la raison pour laquelle il a présenté le projet de loi C-9 dans sa version originale. Je suis d’accord avec l’Association du Barreau canadien pour dire que le projet de loi, s’il avait été adopté, aurait gravement réduit l’indépendance des juges et la latitude qui leur est laissée, et qu’il y aurait eu une augmentation radicale du taux d’incarcération.

Honorables sénateurs, le projet de loi dont nous sommes saisis ménage un certain équilibre, précisant la volonté du Parlement en matière de détermination de la peine, mais sans ramener pour autant les juges à un rôle de machines, incapables de tenir compte des circonstances et du contexte propres à une affaire donnée. Je voudrais poursuivre en soulignant un principe qui, à mon sens, est au cœur du régime de peines avec sursis.

L’incarcération n’est pas toujours la solution. Nous pourrions nous contenter de jeter en prison tous les délinquants, mais, dans la plupart des cas, il est impossible de jeter la clé. Tôt ou tard, la plupart des prisonniers ou des personnes condamnées sortent de prison, et ils doivent apprendre à vivre dans notre société. Il peut être bénéfique pour la personne en cause et la société dans son ensemble que le délinquant acquière de nouvelles aptitudes et vive dans la société.

Notre collègue nous a présenté un certain nombre de cas où, selon lui, une peine avec sursis s’est soldée par un échec. Le sénateur Murray a fait remarquer que parfois, dans ces cas, si on les envisage dans leur contexte, la justification est meilleure qu’elle ne le semble au départ. Je suis d’accord avec lui, car, dans ma carrière d’avocate, j’ai constaté que la peine avec sursis était toujours une bonne solution pour tous ceux qui étaient en cause.

Je ne vais pas entrer dans les détails, et je vais éviter de donner des noms, mais je voudrais ajouter quelques exemples de mon cru. Il y a quelques années, en Colombie-Britannique, un homme a agressé sexuellement son jeune fils. Il n’a pas été emprisonné; il a reçu une peine avec sursis. Il s’agissait d’un crime affreux, perpétré par un père qui avait abusé de son autorité et de la confiance de son fils. Si nous en restions là, cette cause contribuerait probablement à cette perte de confiance du public, dont le sénateur a parlé, envers le régime de sanctions et l’administration de la justice; considérez cependant les circonstances qui ont mené à cette décision. D’abord, la famille dépendait de cet homme, qui devait payer le soutien de l’enfant et la pension alimentaire. S’il s’était arrêté de travailler, les personnes à sa charge auraient perdu cette source de revenu et seraient devenues complètement dépendantes du régime d’aide sociale. Qui plus est, en prison, il n’y aurait eu aucun moyen de contraindre cet homme très malade à consulter pour régler ses problèmes.

Dans cette affaire, le juge a remarqué que l’homme répugnait à accepter un traitement. S’il avait été incarcéré, il aurait pu être libéré sans condition après deux ans ou moins, sans jamais avoir suivi quelque traitement que ce soit. Les conditions auraient été rares, voire inexistantes. Qui plus est, en vertu des conditions de la peine avec sursis, cet homme a été assigné à résidence entre 18 heures et 7 heures du matin. Il ne pouvait sortir de chez lui en dehors de ces heures que pour se rendre au travail, aller en consultation et faire ses courses. Il devait continuer de faire les versements pour le soutien de l’enfant et la pension alimentaire de son ex-femme. Enfin, il était tenu de se rendre à des séances de consultation au moins une fois par semaine, à moins que son conseiller n’estime qu’une fréquence plus élevée s’impose.

La peine n’a pas été facile pour cet homme; il aurait peut-être même préféré la prison. C’était cependant ce qu’il y avait de mieux pour sa famille, pour la société et, en fin de compte, pour lui-même. La version du projet de loi C-9 qui a été présentée en mai dernier aurait rendu impossible ce genre de peine.

Une autre affaire concernait un jeune homme originaire d’Afghanistan qui avait été reconnu coupable de voies de fait. Là encore, le tribunal a opté pour une peine avec sursis. Et là encore, si on ne tenait pas compte des facteurs particuliers, on pourrait se croire devant un exemple d’échec du tribunal. Le jeune homme en question avait été gravement traumatisé par la violence en Afghanistan. À un moment donné, il avait même été emprisonné contre son gré dans une petite pièce, complètement isolé. Le juge a estimé que l’incarcération ne ferait que le traumatiser davantage et aggraver les problèmes qui étaient en partie à l’origine de l’infraction. L’incarcération ne servirait pas les intérêts de la société.

Le tribunal a ordonné au jeune homme de trouver du travail, de faire régulièrement rapport de son emploi à son surveillant, de faire 40 heures de travail communautaire par mois tant qu’il n’aurait pas de travail, de se présenter régulièrement à des séances de consultation et de rester chez lui de 19 heures à 7 heures.

Honorables sénateurs, voilà des exemples de peines avec sursis qui seraient devenues impossibles, si la version du C-9 qui a été présentée aux Communes en mai dernier avait été adoptée. Même avec ce que mon collègue a proposé dans son intervention, il est peu probable qu’il y aurait eu dans ces cas une solution de rechange à l’incarcération.

Je sais que le sénateur Tkachuk est disposé à faire des compromis. Je respecte cela. Et je sais que, au comité, nous ferons une étude approfondie du projet de loi. Nous en ferons rapport et présenterons les recommandations du comité à cette assemblée.

Honorables sénateurs, permettez-moi d’aborder un autre aspect du projet de loi C-9 — les effets qu’il aura sur l’administration de la justice. J’aimerais parler plus particulièrement des effets qu’il aura sur notre système d’aide juridique. Je trouve cette question très importante. Elle est importante pour ma collectivité, en Colombie- Britannique, et pour des collectivités aux quatre coins du pays. Cette question touche les Canadiens les plus vulnérables. Voici un autre extrait du mémoire que l’Association du Barreau canadien a présenté au comité dans l’autre endroit :

Dans sa forme, la proposition entraînera inévitablement d’autres procès en raison du nombre inférieur de plaidoyers de culpabilité. Ce facteur seul nuirait à la réputation d’efficacité du système de justice et augmenterait sans nul doute le nombre de demandes de financement de l’aide juridique. En plus des coûts énormes liés à l’incarcération en hausse des contrevenants, et particulièrement dans les circonstances où le contrevenant et l’infraction commise ne présentent pas de danger pour la communauté, les conséquences finiraient par être très lourdes au plan social. […] Qui plus est, l’absence de cette discrétion qui normalement permet au juge de parvenir à un résultat juste dans une cause particulière pourrait avoir une incidence disproportionnée sur les populations déjà surreprésentées au sein du système de justice, notamment les personnes démunies, les peuples autochtones, les membres des minorités visibles et les personnes souffrant de troubles mentaux.

Le programme menace des personnes qui dépendent du système d’aide juridique. Des mères seules qui réclament des pensions alimentaires non payées, des femmes qui essaient de se sortir d’une relation de violence et des pères divorcés qui réclament des droits de visite de leurs enfants seront frappés par la mesure. Comme les fonds de l’aide juridique vont davantage du côté de la justice pénale, l’aide dans les causes civiles en souffrira inévitablement. Dans les deux systèmes, l’aide juridique est étirée au maximum.

Honorables sénateurs, sauf votre respect, je dirai qu’il est très révélateur que, dans son premier budget, le gouvernement ait prévu des fonds additionnels pour les pénitenciers afin d’y accueillir l’afflux de nouveaux détenus puisque nous revenons à une tendance excessive à l’incarcération. Cependant, en dépit des demandes unanimes des premiers ministres provinciaux et des avertissements du monde de l’aide juridique de ma province et d’ailleurs, qui jugent que le projet de loi porterait un coup fatal au système d’aide juridique au Canada, le gouvernement n’a ni rétabli ni stabilisé le niveau des fonds accordés aux provinces pour administrer le système d’aide juridique.

En dépit des changements positifs à la loi que l’autre endroit propose dans le cadre de la mesure législative dont nous sommes saisis, je persiste à croire que le projet de loi aggrave le problème qui existe déjà. Je continue de demander au gouvernement de rétablir et de stabiliser le financement de l’aide juridique. Il y aura un budget dans moins d’un mois et j’espère sincèrement que des fonds y seront prévus pour l’aide juridique.

Honorables sénateurs, j’attends avec impatience de pouvoir examiner le projet de loi à fond au comité afin d’aborder les questions soulevées par mon collègue et moi et de présenter des recommandations au Sénat.

Son Honneur le Président : Plaît-il aux honorables sénateurs d’adopter la motion?

(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)

RENVOI AU COMITÉ

Son Honneur le Président : Honorables sénateurs, quand lirons- nous le projet de loi pour la troisième fois?

(Sur la motion du sénateur Tkachuk, le projet de loi est renvoyé au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.)