Débats du Sénat (hansard)
1re Session, 39e Législature,
Volume 143, Numéro 75
Le mardi 27 février 2007
L’honorable Noël A. Kinsella, Président
LA POLITIQUE D’IMMIGRATION
INTERPELLATION—SUITE DU DÉBAT
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur l’interpellation de l’honorable sénateur Callbeck, attirant l’attention du Sénat sur l’importance de la politique d’immigration canadienne pour le développement économique, social et culturel des régions du Canada.—(L’honorable sénateur Tardif)
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui au sujet de l’importante question de la citoyenneté et de l’immigration au Canada.
Je suis fière de dire que le Canada est mon pays. Comme vous le savez tous, je suis arrivée dans ce grand pays en tant que réfugiée qui fuyait l’Ouganda. Des millions de personnes ont fait comme moi et continuent d’arriver dans ce grand pays qu’est le Canada.
Notre système d’immigration doit être assez bon pour soutenir la demande et pour traiter chaque personne avec dignité et respect.
Honorables sénateurs, aujourd’hui, je vous ferai part de certains cas qui ont été portés à mon attention depuis que je siège dans cette auguste assemblée. Je suis régulièrement saisie de cas de travailleurs qualifiés qui font une demande d’immigration.
Les parents d’une dame du Royaume-Uni vivaient au Canada, lorsque le père est décédé subitement. La mère malade est restée seule et elle ne pouvait compter sur personne pour s’occuper d’elle. Elle souffrait de problèmes rénaux chroniques, d’insuffisance cardiaque puisque son cœur ne fonctionnait qu’à 20 p. 100 de sa capacité et d’hypertension artérielle et, par surcroît, elle avait déjà fait une crise cardiaque. Huit mois avant le décès du père, la dame, qui résidait au Royaume-Uni, a fait une demande de résidence permanente à titre de travailleur qualifié.
Désespérée après le décès de son père, elle a écrit à Immigration Canada pour demander que sa demande soit traitée dans les meilleurs délais possibles afin qu’elle puisse donner à sa mère les soins nécessaires. On lui a répondu qu’il lui faudrait attendre au moins 54 mois avant qu’on prenne connaissance de sa demande. Entre-temps, sa mère a été confiée aux bons soins de gens ici au Canada.
Je pose donc la question suivante aux honorables sénateurs : certaines autorisations devraient-elles êtres données aux personnes qui finiront, de toute façon, par venir s’établir au Canada?
Les demandes de parrainage posent de nombreux défis. Des immigrants possédant une solide éducation souhaitent s’établir au Canada pour lancer leur propre entreprise. Ils viennent également au Canada pour s’occuper de leurs parents âgés et subvenir aux besoins de ceux-ci au Canada.
En juin 2004, ils font parvenir leur demande au bureau de l’immigration. Les fonctionnaires y tamponnent la date de réception avant de la faire entrer dans le système. Le dossier s’empoussière pendant encore 28 mois. Et dire que ces personnes veulent améliorer notre économie! Pendant ces 28 mois, leur père décède. Ils sont abattus par le chagrin et ils s’inquiètent de leur mère qui est maintenant en Inde.
Ils me demandent si je peux les aider. Je ne peux pas faire grand- chose pour eux. Le dossier de leur mère est d’abord examiné à New Delhi pendant six mois. En moyenne, le traitement d’une demande prend 36 mois de plus. On a dit à ces personnes qui ont maintenant fondé une entreprise au Canada qu’il faudrait trois ans avant que leur mère vieillissante vienne les rejoindre.
Aujourd’hui, en 2007, le ministère est en train de traiter des demandes de parrainage pour des parents qui ont été présentées en novembre 2004. Honorables sénateurs, je vous demande respectueusement d’examiner ce qui cloche dans notre système.
En ce qui concerne les demandes de statut de réfugié pour des considérations d’ordre humanitaire, je donnerai l’exemple de cette Jordanienne instruite, qui occupe le poste de directrice d’une école locale. Pour ses enfants, elle est une femme moderne et cultivée. C’est leur modèle. Elle a deux filles très jolies. Dans son village, elle est une femme à l’aise financièrement et respectée. Elle semble donc mener une vie parfaite en Jordanie. Cependant, derrière les portes closes de son domicile, son époux la bat et elle craint même pour sa vie.
La Jordanie est un pays reconnu pour la pratique de meurtres pour l’honneur. Il s’agit du meurtre de femmes qui auraient manqué de respect envers un homme de leur famille ou qui l’auraient déshonoré. Ce pourrait être par exemple le simple fait de dire à l’homme quels devraient être les droits de la femme.
Cette femme s’est enfuie au Canada et elle est venue me voir lorsque je suis devenue sénateur. Elle était absolument traumatisée. Elle ne pouvait vaquer à ses activités quotidiennes à cause des années de torture qu’elle avait subies. Elle avait besoin d’aide pour recoller les morceaux. Elle avait besoin d’aide simplement pour raconter ce qui lui était arrivé. Elle pensait que personne ne la croirait.
Je vais vous raconter son histoire. Son mari la battait régulièrement et a même tenté de la tuer plusieurs fois, et il a presque réussi. Elle avait quatre enfants. Tous les quatre ont vu leur père battre leur mère, ce qui les a profondément marqués.
Après que son mari eut tenté de la tuer plusieurs fois, elle a trouvé le courage de partir. Elle a abandonné ses enfants, sa carrière et sa famille pour une chose : sa sécurité, sa sûreté.
Nous, au Canada, savons que ce genre de meurtre se pratique dans de nombreuses régions du monde, mais notre système d’immigration ne prévoit pas de mécanisme pour ce genre de situation. Cette femme a revendiqué le statut de réfugié, et a essuyé un refus. Elle a ensuite fait une demande dans la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada, mais elle a essuyé un autre refus. Elle a fait une demande d’examen des risques avant renvoi, mais elle a encore essuyé un refus. Heureusement, elle a été admise au Canada pour des raisons humanitaires. Honorables sénateurs, elle a présenté sa première demande en 1997. Le 12 janvier 2006, soit de nombreuses années plus tard, elle a finalement obtenu le statut de résidente permanente. Il lui a fallu neuf ans pour être enfin en sécurité. Pourquoi?
Honorables sénateurs, supposons que vous êtes une femme en Iran, un pays qui traite les femmes comme des biens et non comme des être humains. Tous les jours de votre vie, on vous dit comment vous habiller, comment marcher, comment regarder et quoi faire. Tous les jours, on vous rappelle l’horrible sort qui vous attend si vous ne respectez pas les règles. Votre frère, votre cousin ou le garçon d’à côté ont tous osé parler, et ils portent tous les marques mentales et physiques de la torture. Quand vous rentrez à la maison, votre cauchemar recommence. Votre mari vous agresse sexuellement et vous bat pour vous persuader que vous n’avez aucune valeur, que vous n’êtes qu’une bonne à rien. Pendant que cela vous arrive, vous vous inquiétez pour vos enfants. Vous vous répétez encore et encore : « Ne fais pas de mal aux enfants. Reste tranquille, les attaques et les coups vont peut-être s’arrêter. »
Pendant des années, cette femme a supporté les tortures. Ses enfants lui ont été enlevés et elle a été forcée d’accepter que son mari prenne une autre femme. Elle a finalement réussi à trouver le courage de demander l’asile au Canada. À son arrivée, elle a été recueillie par une famille chrétienne et s’est convertie. En Iran, c’est un crime punissable de mort. Pendant cinq ans, elle a péniblement franchi les étapes de notre système d’immigration. Elle pleurait souvent à la pensée de ses enfants qui grandissaient sans elle. Il lui arrivait de vouloir rentrer en Iran, mais elle a réussi à combattre ces impulsions, en pensant que le Canada ne la laisserait pas tomber. Malheureusement, le système d’immigration l’a trahie. Elle était à quelques jours de son expulsion, à quelques jours d’une mise à mort si elle rentrait en Iran comme chrétienne lorsqu’elle est venue me voir à mon bureau.
Je suis heureuse de dire que cette femme a pu bénéficier des considérations humanitaires et qu’elle est maintenant résidente permanente. Toutefois, elle a encore des problèmes. Elle se bat toujours pour faire venir ses filles au Canada.
Il y a un autre exemple dont je voudrais vous parler. C’est celui d’une femme qui a cherché à défendre les droits de la personne en Iran, pays qui considère que les gens d’une seule religion ont des droits. À cause de ses croyances, elle a été torturée pendant deux mois et a souffert de graves traumatismes qui ont laissé des traces visibles sur son corps. Je suis incapable de décrire ses blessures pour que vous en compreniez la gravité. Elle souffre actuellement du syndrome de stress post-traumatique.
Les agents de l’immigration ont mis en doute ses déclarations, malgré les marques qu’ils ont vues sur elle. Sa demande de statut de réfugié a été rejetée à tous les niveaux. Finalement, elle a obtenu gain de cause au stade de l’examen des considérations humanitaires. L’étude de son dossier avait commencé en 2001, mais elle devra attendre une autre année pour obtenir le statut de résidente permanente. Elle attend encore.
Nous entendons beaucoup parler des demandes de réfugiés. Nous savons tous ce qui s’est produit récemment au Liban. Un Libanais ayant connu des circonstances tragiques a essayé d’obtenir le statut de réfugié dans notre pays pacifique. Il a été reconnu comme réfugié en 1999. En 2006, alors que tous les yeux étaient fixés sur le Liban après le tremblement de terre, nos pensées se sont tournées vers cet homme. Sa femme et ses cinq enfants vivaient au Liban lors du séisme. Pendant que notre pays acceptait des réfugiés touchés par le tremblement de terre, nous avons dit à cet homme qu’il devait attendre plus longtemps que sa famille soit acceptée au Canada. Huit ans après avoir été accepté comme réfugié, il attend toujours sa famille. Voilà pourquoi nous avons besoin de mener cette étude, afin de déterminer comment rendre notre système plus digne et plus respectueux.
Je voudrais vous citer un autre exemple. Une femme vivant en Chine voulait désespérément aider son mari et sa mère, qui habitaient dans une région très pauvre du pays et avaient à peine de quoi manger. Elle a pensé que la seule façon pour elle de réaliser son rêve était de répondre à une annonce demandant une serveuse à Vancouver. On lui a dit qu’au Canada, elle pouvait gagner plus d’argent en un mois qu’elle n’en gagnerait en cinq ans en Chine.
À son arrivée à Vancouver, on lui a annoncé qu’elle travaillerait non dans un restaurant, mais dans une maison close et qu’elle aurait une énorme dette à rembourser avant d’être libre. On lui a pris ses papiers d’identité. J’ai vu beaucoup de ces femmes qu’on avait fait venir dans ma province en leur racontant des mensonges et qui étaient dans une situation désespérée.
Honorables sénateurs, nous devons examiner la situation des femmes victimes de la traite qu’on a fait venir au Canada en vertu de notre système d’immigration et qu’on oblige ensuite à travailler dans des maisons closes. Nous avons beaucoup à faire pour remédier aux lacunes de notre système d’immigration. Je me joins au sénateur Callbeck pour exhorter nos collègues à étudier le système d’immigration et de statut de réfugié et à formuler des recommandations pour corriger les problèmes.
Permettez-moi enfin de vous faire part d’une histoire personnelle. En 1975, j’ai été très chaudement accueillie dans ce pays. J’avais obtenu le statut de résidente permanente avant mon arrivée, ce dont j’ai toujours été reconnaissante. S’il m’avait fallu recourir au système des réfugiés, je n’aurais pas réussi à m’en sortir. Quand une personne a été torturée et menacée, il lui est difficile d’être crédible à son arrivée dans un nouveau pays, parce qu’elle n’a pas confiance dans les gens qui lui posent des questions. Je n’aurais donc pas pu être acceptée comme résidente permanente.
(Sur la motion du sénateur Andreychuk, le débat est ajourné.)