Débats du Sénat (hansard)

2e Session, 39e Législature,
Volume 144, Numéro 72

Le mercredi 18 juin 2008
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

Le Sénat

Adoption de la motion demandant au gouvernement de négocier avec les États-Unis le rapatriement immédiat d’Omar Khadr

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Dallaire, appuyée par l’honorable sénateur Day,

Que le Sénat demande au gouvernement du Canada de négocier avec le gouvernement des États-Unis d’Amérique le rapatriement immédiat au Canada du citoyen canadien et ancien enfant-soldat Omar Khadr détenu dans la prison de Guantánamo;

Que le Sénat demande au gouvernement du Canada de prendre toutes les mesures nécessaires pour favoriser sa réhabilitation en vertu des obligations internationales de notre pays relativement aux droits des enfants dans des conflits armés, notamment le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, et concernant la participation des enfants aux conflits armés;

Qu’un message soit transmis à la Chambre des communes pour l’informer de ce qui précède.—(L’honorable sénateur Jaffer)

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui en réponse à la motion du sénateur Dallaire exhortant le gouvernement à négocier avec les États-Unis le rapatriement immédiat de M. Khadr. J’interviens dans ce débat parce que le gouvernement est devenu schizophrène par rapport à ses valeurs et que la situation est urgente étant donné que le procès du jeune Khadr doit avoir lieu cette semaine.

Je suis parfaitement d’accord avec le sénateur Goldstein, qui affirme qu’il ne s’agit pas d’une d’opinion, de volonté ou d’interprétation contestable. Qu’est-ce qui empêche le gouvernement d’agir? Pourquoi le Canada est-il resté silencieux si longtemps? La préoccupation du gouvernement, honorables sénateurs, et la question qui devrait se retrouver au cœur de notre débat d’aujourd’hui, c’est : est-ce que le Canada devrait intervenir dans le cas d’Omar Khadr?

Je reconnais qu’il est difficile de répondre à cette question parce que nous voulons respecter la souveraineté des États-Unis et leur processus judiciaire. Je trouve difficile de défendre certains membres de la famille Khadr parce qu’ils ont fait beaucoup de tort à ma communauté.

Honorables sénateurs, le Canada a coopéré pendant de nombreuses années avec notre voisin; il le respecte et entretient de bons rapports diplomatiques avec lui. Cela est évident dans nos efforts collectifs pour rétablir la justice et protéger les droits de la personne en Afghanistan. Pourquoi devrions-nous intervenir dans ce cas précis?

Une des raisons, c’est que le Canada a l’obligation d’assurer la protection des droits de la personne pour ses citoyens. M. Khadr est détenu à Guantanamo Bay en violation des lois internationales en matière de droits de la personne. La Cour suprême des États-Unis est de cet avis, la Cour suprême du Canada aussi, tout comme les juristes et les organisations internationales qui suivent cette affaire de près.

Une autre raison encore plus importante, c’est que les États-Unis se sont montrés incapables de respecter la primauté du droit, leur propre jurisprudence et leurs valeurs dans leurs procédures judiciaires en ce qui concerne M. Khadr. Les États-Unis n’ont pas su maintenir leur intégrité judiciaire en refusant constamment de faire preuve d’impartialité dans les procès de M. Khadr. M. Khadr n’a pas eu droit à un juge impartial. Il a fait l’objet de poursuites et il sera jugé par les gens qui l’ont capturé, qui le gardent en captivité et qui l’ont qualifié de combattant ennemi dans une procédure de type non accusatoire. Le capitaine de la marine John W. Rolph, juge en chef adjoint de la Cour d’appel militaire, a souligné ces faits dans l’affaire U.S. v. Khadr.

Comme il s’agissait d’une procédure de type non accusatoire, M. Khadr n’a pas pu être représenté par un avocat et il n’a pas eu la chance de soumettre des éléments de preuve pour contester son statut d’ennemi combattant. Ce manque de rigueur mine sérieusement l’intégrité du processus judiciaire.

(1940)

Honorables sénateurs, c’est le même tribunal militaire qui a déclaré :

Même un « combattant ennemi illégal » […]

— mérite —

[…] d’être jugé par un « tribunal régulièrement constitué assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés. »

Ce sont les mots du juge Holden du tribunal de la Commission d’examen militaire des États-Unis. C’est également l’avis de la Cour suprême des États-Unis. Par conséquent, pourquoi M. Khadr n’a-t- il pas bénéficié des garanties judiciaires d’un procès en bonne et due forme?

M. Khadr est détenu depuis six ans, sans avoir subi de procès. La date de son procès est sans cesse reportée sans possibilité de faire une demande d’habeas corpus parce que le gouvernement américain a adopté une loi supprimant ce droit fondamental. Jeudi dernier, le 12 juin, la Cour suprême des États-Unis a déclaré que cette pratique était répréhensible et inconstitutionnelle.

Manifestement, les États-Unis se sont montrés incapables d’agir conformément à leurs propres valeurs et à leur jurisprudence en laissant cette partialité inhérente brouiller leur processus judiciaire.

L’incapacité du tribunal militaire américain de rester impartial ne les arrête pas. En dépit du fait indéniable que M. Khadr sera jugé pour des actes qu’il aurait commis à 15 ans, pas à 18 ou 21 ans, le tribunal militaire américain a refusé de le considérer comme un enfant-soldat et a rejeté la requête de l’avocat de la défense.

La justification de cette décision est mince. C’est le moins qu’on puisse dire. La commission ne juge pas les arguments pertinents pour la question dont elle est saisie et cette règle fourre-tout fait que la loi sur les commissions militaires supplante toutes les lois et tous les traités antérieurs ainsi que le droit international coutumier, parce que c’est la plus récente règle de droit adoptée par le Congrès.

Le raisonnement ici est manifestement boiteux parce que le protocole facultatif concernant les enfants-soldats est pertinent dans le cas d’Omar Khadr. Le protocole facultatif interdit expressément le recrutement et l’utilisation d’enfants comme soldats et décourage le recrutement d’enfants de moins de 18 ans dans les forces armées.

Aux termes du protocole facultatif sur les enfants-soldats, toute personne âgée de moins de 18 ans est un enfant. Ce protocole reconnaît la façon spéciale dont les enfants de moins de 18 ans qui ont été entraînés et utilisés comme soldats dans des conflits armés devraient être traités.

De plus, les États-Unis ne peuvent invoquer la règle du plus récent jugement pour priver M. Khadr de ses droits fondamentaux. Peu importe sa légitimité et son autorité, la règle du plus récent jugement ne peut servir à passer outre à la protection des droits fondamentaux de la personne que les lois internationales ont été conçues pour protéger.

De plus, récemment, le juge qui supervisait l’ensemble du processus a décidé subitement de prendre sa retraite avant le procès de M. Khadr.

Ce ne sont que quelques exemples de l’incapacité des États-Unis à maintenir l’intégrité du processus judiciaire et à jouer un rôle impartial dans le procès d’Omar Khadr.

Honorables sénateurs, pourquoi les pays civilisés ont-ils des systèmes juridiques? Pourquoi la justice et l’équité garanties par le processus juridique ont-elles de l’importance pour nous? Le système juridique joue un rôle essentiel dans la recherche de la justice. Quand un système échoue, il faut que quelqu’un intervienne.

Il est crucial que le Canada intervienne, car il y a fort à parier que la santé de M. Khadr va continuer de se détériorer tant qu’il ne sera pas rapatrié au Canada. Il n’y a aucun recours qui pourrait être accordé à M. Khadr pour les blessures qui découlent de la façon dont il a été traité.

Selon le rapport d’Amnistie Internationale sur l’affaire Khadr, publié en avril de cette année, de nombreux éléments prouvent que M. Khadr a été menacé et traité de façon inhumaine et dégradante, une situation qu’aucun détenu, et encore moins un enfant, ne devrait avoir à subir. Il semble aussi que la façon dont il a été traité ait entraîné une détérioration de la santé mentale et physique de M. Khadr. Cette situation a été documentée dans un mémoire présenté au Comité sénatorial permanent des droits de la personne par la faculté de droit de l’Université d’Ottawa.

Aucun être humain, surtout un enfant, ne mérite d’être maltraité et torturé. Aucun enfant ne devrait subir les violents interrogatoires qui se déroulent, semble-t-il, à Guantanamo Bay.

Comme je l’ai dit au début de mon allocution, le gouvernement semble être devenu schizophrène. Pourquoi choisissons-nous de feindre d’ignorer la situation de M. Khadr pendant que nous défendons si vigoureusement les droits d’autres personnes en Afghanistan?

Le gouvernement actuel est-il vraiment devenu schizophrène pour ce qui est de choisir quels droits de la personne protéger? J’ose croire que tel n’est pas le cas. J’aimerais croire que ce comportement contradictoire est le fruit d’une grave erreur.

Honorables sénateurs, lorsque vient le moment de protéger les droits fondamentaux de la personne, surtout ceux de nos concitoyens, nous devons pouvoir compter sur un gouvernement responsable qui représente tous nos citoyens.

Des voix : Bravo!

Le sénateur Jaffer : Nous déplorons tous la mort d’un grand nombre de nos soldats en Afghanistan. Ils se sont rendus là-bas pour protéger les droits d’autres personnes. Puisque des soldats sont morts pour protéger ces droits fondamentaux de la personne — qui ne devraient faire l’objet d’aucun compromis — il n’y a pas de place pour la discrimination dans l’application des droits de la personne.

Dans le combat contre le terrorisme et pour la protection de notre sécurité nationale, nous parlons également à l’unisson. Nous condamnons tous le terrorisme, mais nous sommes en faveur de la protection des droits de la personne.

Certains semblent croire que le fait de vouloir rapatrier Omar Khadr veut dire que nous souhaitons que M. Khadr soit pardonné sans procès et réintégré à notre société dès son arrivée au Canada. Or, je ne laisse entendre rien de tel. Le rapatriement doit avoir lieu pour que M. Khadr puisse bénéficier, comme être humain, des droits de la personne les plus fondamentaux.

Certains peuvent soutenir que la décision récente de la Cour suprême des États-Unis de rétablir les droits d’habeas corpus des détenus étrangers a fait en sorte que le rapatriement de M. Khadr n’est plus nécessaire. Honorables sénateurs, le fait de rétablir le droit à la pétition d’habeas corpus ne veut pas dire que M. Khadr bénéficiera des droits fondamentaux qui lui ont été niés par les États-Unis. Cela ne veut pas dire que M. Khadr bénéficiera des effets de la primauté du droit.

M. Khadr doit être rapatrié immédiatement. Il pourra bénéficier ou non, selon ce que prévoit la loi, de visites familiales durant sa réadaptation. C’est ce qui doit se passer pour qu’il ait accès à l’alimentation, aux soins médicaux et à la représentation juridique dont il a besoin. Cela doit arriver pour qu’il soit à l’abri de sévices physiques ou mentaux. Il n’est pas trop tôt pour discuter du retour de M. Khadr au Canada.

Il n’est pas nécessaire de priver M. Khadr de ses droits en vertu du le droit international ni de lui infliger d’autres sévices physiques et mentaux irréparables pour déterminer s’il constitue ou non une menace à la sécurité nationale et s’il est un terroriste, comme on le prétend. Nous ne demandons pas l’impossible.

Honorables sénateurs, ce n’est pas demain qu’il faut agir. Nous devons dès aujourd’hui ouvrir le dialogue avec les États-Unis et négocier. Dans ses négociations avec les États-Unis, le Canada doit avoir comme objectif le rapatriement immédiat de M. Khadr en échange de la promesse d’un procès complet en conformité du droit canadien et du droit international.

En échange du fait que M. Khadr resterait au Canada après le procès, le gouvernement devrait également garantir sa surveillance et, au besoin, sa réadaptation.

Honorables sénateurs, cette situation ne diffère pas de ce qui se passe ailleurs. De nombreux pays ont déjà pris des mesures pour assurer un procès juste et impartial à leurs citoyens et pour les rapatrier. Par exemple, le Parlement européen a adopté en 2006 une résolution sur la lutte contre le terrorisme demandant instamment au gouvernement américain que :

[…] chaque prisonnier soit traité conformément au droit international humanitaire et jugé sans délai dans le cadre d’une audience publique et équitable devant un tribunal compétent, indépendant et impartial.

En 2003, le gouvernement de l’Australie a conclu une entente avec le gouvernement Bush afin que les ressortissants australiens détenus à la prison de Guantanamo soient jugés sans délai et en toute impartialité et que le respect de leurs droits soit garanti. La même année, le premier ministre Blair et le procureur général de la Grande-Bretagne ont participé à des discussions avec le gouvernement Bush afin que les citoyens britanniques détenus à Guantanamo subissent un procès juste et impartial.

(1950)

Cela incluait le droit, pour la Grande-Bretagne, de choisir ses propres avocats, de nommer un avocat britannique comme consultant au sein de l’équipe de la défense et de décider dans quelle mesure elle veut que l’avocat militaire nommé participe à l’instruction des causes.

Il est temps d’agir. Le Canada, à l’instar de tous les autres pays qui ont pris des mesures, doit affirmer sa souveraineté et se conformer à son engagement à observer le droit international et à protéger les droits fondamentaux des citoyens canadiens.

Honorables sénateurs, notre Comité sénatorial permanent des droits de la personne est allé à Genève récemment. Là-bas, des gens nous ont dit que nous devrions avoir honte de ne pas avoir ramené Omar Khadr, un enfant-soldat, au Canada. Notre pays est reconnu pour sauver et aider les enfants-soldats de partout au monde. La crédibilité du Canada comme défenseur des enfants-soldats en a pris pour son rhume.

Permettez-moi de vous faire part de mon expérience à cet égard. En tant que membre de la délégation parlementaire dépêchée en Sierra Leone, j’ai rencontré un enfant-soldat qu’on avait amputé de tous ses membres. Lorsque je lui ai demandé ce qu’il lui était arrivé, il m’a répondu qu’il avait été enlevé et qu’on l’avait transformé en enfant-soldat. Il a tenté de s’enfuir, et on lui a coupé les membres. Il m’a décrit en détails comment ses ravisseurs lui ont coupé la jambe droite à la machette, puis la main gauche, la jambe gauche et, enfin, la main droite. Il m’a dit : « Les Canadiens m’ont sauvé, et maintenant ils m’aident. »

En tant qu’envoyée du Sénat au Soudan, je me suis rendue à plusieurs reprises dans le Nord de l’Ouganda, dans la région de Gulu, pour rencontrer d’ex-enfants-soldats. Là-bas, j’ai parlé à un jeune homme et à son frère. Le jeune homme m’a expliqué qu’on l’avait drogué et qu’on l’avait armé d’un couteau. Sous l’influence de la drogue, il a coupé les oreilles, les lèvres et les orteils de sa mère. Ces deux jeunes hommes ont ensuite raconté que les Canadiens étaient venus à leur secours et qu’ils les aidaient.

Honorables sénateurs, un enfant-soldat, citoyen canadien, est détenu à Guantanamo. Quand irons-nous le secourir et l’aider? Oui, la crédibilité du Canada en tant que défenseur des droits de la personne est entachée, et je déclare bien respectueusement que nous devons agir maintenant dans ce dossier.

Je vais vous laisser sur une pensée du juge Chaskalson, le président de la Cour constitutionnelle de l’Afrique du Sud. Voici :

Ce n’est que lorsqu’on aura manifesté la volonté de protéger les éléments les plus mauvais et les plus faibles de la société que nous pourrons avoir la certitude que les droits de tous sont protégés.