Débats du Sénat (hansard)

3e Session, 40e Législature,
Volume 147, Numéro 25

Le mercredi 5 mai 2010
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

Projet de loi sur les foyers familiaux situés dans les réserves et les droits ou intérêts matrimoniaux

Deuxième lecture

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Comeau, appuyée par l’honorable sénateur Tkachuk, tendant à la deuxième lecture du projet de loi S-4, Loi concernant les foyers familiaux situés dans les réserves des premières nations et les droits ou intérêts matrimoniaux sur les constructions et terres situées dans ces réserves.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-4, concernant les biens matrimoniaux situés dans les réserves des Premières nations.

Le préambule du projet de loi prévoit ce qui suit :

Attendu :

qu’il est nécessaire de traiter de certaines questions qui se posent en matière de droit de la famille dans les réserves des premières nations, en raison du fait que les lois provinciales et territoriales régissant ces questions ne s’appliquent pas dans celles-ci et que la Loi sur les Indiens n’en traite pas;

qu’il est nécessaire de prendre des mesures pour accorder aux époux ou conjoints de fait, pendant la relation conjugale ou en cas d’échec de celle-ci ou de décès de l’un deux, des droits et des recours en ce qui touche;

Le préambule traite ensuite de la nécessité de défendre aussi les intérêts des enfants. Lorsque les décideurs examinent l’ensemble de la question, ils devraient étudier la façon dont le projet de loi protégera les enfants. Le projet de loi S-4 signale clairement aux décideurs qu’il est essentiel de protéger les droits des enfants de maintenir des liens avec les Premières nations. L’enfant a besoin de connaître la culture des Premières nations et il doit être informé de ses droits sociaux.

Actuellement, en cas de rupture du mariage, les personnes habitant dans les réserves ne profitent pas des mêmes droits que les autres citoyens. Elles se retrouvent sans protection parce que la Loi sur les Indiens n’aborde pas la question de la division des biens matrimoniaux. Malheureusement, aucune mesure législative ne comble cette lacune.

Dans notre système juridique, les biens matrimoniaux sont habituellement la propriété d’un seul des époux ou des deux, et ils servent à répondre aux besoins de la famille. En quoi consistent-ils? En fait, il existe deux types de biens matrimoniaux. D’une part, les biens immobiliers matrimoniaux englobent les terres et tout ce qui se rattache à ces terres de façon permanente, comme la maison familiale. En vertu de la Loi constitutionnelle de 1982, la propriété relève des compétences provinciales ou territoriales. Par conséquent, ce sont les lois provinciales et territoriales qui protègent les époux en cas de séparation.

Il y a un vide juridique. Les tribunaux n’ont pas le pouvoir de protéger les biens immobiliers matrimoniaux des épouses dans les réserves. Dans un rapport intitulé Retrouver notre façon d’être : solutions aux problèmes des biens immobiliers matrimoniaux — Le rapport du peuple, voici ce que dit l’Association des femmes autochtones du Canada :

Ce manque de clarté juridique et de protection veut également dire que les femmes victimes de violence ou devenues veuves peuvent perdre leurs maisons sur la réserve. L’AFAC comprend que cette faille au niveau de la loi nuit aux femmes autochtones et à leurs enfants plus souvent qu’aux hommes. Les femmes et les enfants qui doivent déménager à l’extérieur de la réserve perdent l’assistance et l’aide de leur famille, de leurs amis et de la communauté. Ils perdent également leur accès aux avantages et aux programmes qui ne sont disponibles que pour les personnes vivant sur la réserve. L’entière communauté perdra les contributions des femmes et de leurs enfants s’ils doivent déménager hors de la réserve.

Plus loin dans le rapport, on peut lire ce qui suit :

Les enfants ont le droit de vivre dans un environnement sain et sécuritaire. Le bien-être des enfants est mieux comblé par des parents en mesure de trouver des solutions à leurs mésententes lorsqu’ils considèrent les besoins des enfants en premier lieu.

« … l’importance de faire en sorte que les enfants se sentent en sécurité dans leurs communautés et qu’ils n’aient pas à quitter leurs communautés, de façon à ce qu’ils aient une certaine stabilité. »

Les hommes sont nos partenaires égaux et leurs compétences et connaissances leur accordent un rôle essentiel et égal au sein de la communauté. Les hommes contribuent à l’existence de familles fortes et respectueuses dans nos communautés et ils en bénéficient. Les hommes font également preuve de leadership dans la reconstruction de nos communautés. Tel que l’a décrit une femme :

« Nous devons travailler ensemble, d’accord — les hommes et les femmes. Je suis mère de deux fils; je ne veux pas que mes fils soient séparés de choses qui vont les affecter. Nous sommes femmes, nous donnons naissance aux hommes et ils font partie intégrante de nous. »

On peut lire un peu plus loin :

« … nos traditions nous ont conduits à la réussite et nous possédons la capacité de faire appel aux souvenirs de nos aînés et d’utiliser ces systèmes pour notre peuple. »

Je répète que les terres de réserve relèvent de la compétence exclusive du gouvernement fédéral aux termes du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.

En vertu de l’article 88 de la Loi sur les Indiens, sous réserve de traités conclus entre les Premières nations et la Couronne et des lois fédérales, les Premières nations sont assujetties à toutes les lois provinciales d’application générale, à l’exclusion de celles qui entrent en conflit avec la Loi sur les Indiens. Les questions de droit familial, dont les biens matrimoniaux, relèvent de la compétence des provinces en vertu du paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867.

De prime abord, on pourrait supposer que les droits de propriété en cas de dissolution d’un mariage dans une réserve sont eux aussi assujettis à la législation provinciale ou territoriale. Cependant, compte tenu du statut juridique des réserves indiennes, il faut faire la distinction entre les biens personnels et les biens réels.

Il n’existe aucune loi prévoyant la répartition des biens matrimoniaux, autant réels que personnels, dans les réserves; par conséquent, nous devons adopter une loi qui veillerait à ce que tous les Canadiens jouissent des mêmes droits. Le but du projet de loi S-4 est de corriger un tort et de faire en sorte que tous les Canadiens soient traités équitablement.

L’application des lois provinciales couvre les biens personnels — notamment les voitures, les meubles et les effets personnels — en cas de dissolution d’un mariage dans une réserve. Dans l’affaire Derrickson c. Derrickson, la Cour suprême a conclu que la possession de terres dans une réserve ainsi que le transfert d’un droit de possession sont régis par les dispositions de la Loi sur les Indiens. Elle a ajouté que les tribunaux ne peuvent se fonder sur la loi provinciale pour ordonner le partage des biens matrimoniaux immobiliers dans une réserve.

Dans l’arrêt Paul c. Paul, rendu la même année que l’arrêt Derrickson, en 1986, la Cour suprême a jugé que les mêmes principes s’appliquaient à une demande en vertu d’une loi provinciale pour l’occupation à titre provisoire de la résidence familiale.

Honorables sénateurs, les habitants des réserves sont victimes d’un vide juridique, sans parler de la question de la possession de terres et des droits collectifs dans les réserves.

La plupart des Canadiens qui possèdent des terres en sont propriétaires en fief simple. Les terres de réserves n’« appartiennent » pas, au sens courant du terme, aux Premières nations. Le droit de propriété sous-jacent appartient à la Couronne. Comme l’énonce l’article 18 de la Loi sur les Indiens :

Sa Majesté détient des réserves à l’usage et au profit des bandes respectives pour lesquelles elles furent mises de côté.

Les Autochtones peuvent obtenir la possession de terres sur lesquelles ils pourront éventuellement ériger des bâtiments dont ils seront propriétaires, mais sans avoir, dans la plupart des cas, la pleine propriété en fief simple de la terre elle-même.

Comme je l’ai déjà dit, selon les arrêts Derrickson c. Derrickson et Paul c. Paul rendus par la Cour suprême en 1986, dans les cas de rupture d’une relation conjugale dans une réserve, les tribunaux ne peuvent pas appliquer les lois provinciales ou territoriales parce que les réserves relèvent de la compétence du fédéral.

Compte tenu des arrêts Derrickson et Paul et du vide législatif, les Autochtones ne jouissent pas des mêmes droits en matière de biens matrimoniaux que les autres Canadiens. Au moment de la rupture d’une relation conjugale dans une réserve, les résidents des réserves ne peuvent avoir recours aux tribunaux provinciaux ou territoriaux en vue de faire le partage de leurs biens.

Depuis 1986, en raison de l’arrêt Derrickson de la Cour suprême du Canada et du vide législatif, les cours ne peuvent empêcher un conjoint de vendre la maison familiale, ordonner que le conjoint — en général, celui qui a la garde exclusive des enfants — ait la possession de la maison, ordonner le partage et la vente de la maison familiale, ordonner qu’un conjoint touche une indemnité suite à la vente de la maison ou ordonner que le conjoint au nom duquel la propriété est enregistrée ne frappe pas cette dernière d’une autre hypothèque.

Le projet de loi S-4 vise à fournir des mesures provisoires sur lesquelles le comité devra se pencher.

Ce projet de loi prévoit notamment qu’un des conjoints peut demander une ordonnance judiciaire lui accordant l’occupation exclusive de la maison familiale, peut demander à toucher une indemnité suite à la vente de la maison et, en cas de violence conjugale, le conjoint victime de violence peut demander une ordonnance immédiate pour obliger l’autre à quitter le foyer pendant une durée maximale de 90 jours. De plus, le tribunal peut ordonner que certains droits ou intérêts sur les terres dans les réserves soient transferés à l’un ou l’autre des conjoints.

Il y a eu des consultations avec la Première nation et le chef Wendy Grant John a agi à titre de représentante ministérielle. Toutefois, je comprends que certains s’inquiètent du fait qu’il n’y a pas eu suffisamment de consultations. L’Association des femmes autochtones du Canada, dans le rapport que j’ai cité précédemment, nous a mis en garde afin d’assurer que les pistes de solutions visant la division des biens immobiliers matrimoniaux proviennent d’Autochtones qui possèdent une expérience personnelle relativement aux biens immobiliers matrimoniaux. Elle nous met aussi en garde afin que les solutions reflètent les expériences, les connaissances et la culture propres aux Premières nations.

L’Association des femmes autochtones du Canada cite une des femmes dans son rapport :

Je pense qu’il existe seulement des couches et des couches, comme un oignon. J’ai toujours dit que, lorsqu’il s’agit des femmes autochtones, c’est comme un oignon, une couche après l’autre. Nous sommes si réprimées par tous ces facteurs déterminants qu’il est très difficile d’entendre notre voix.

Honorables sénateurs, le projet de loi S-4 ne changera pas à lui seul la vie des membres des Premières nations, particulièrement celle des femmes. Voici certaines des ressources que nous devons fournir pour que ce projet de loi devienne une loi efficace.

D’abord, il y a le logement. Le manque de logements dans les réserves est l’un des principaux éléments qui forcent les gens à quitter la réserve lors de l’échec d’un mariage. Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne a étudié ce problème en 2003. Dans notre rapport, intitulé Un toit précaire : Les biens matrimoniaux situés dans les réserves, l’Association des femmes autochtones du Canada a déclaré ce qui suit :

Notre association considère qu’il faut immédiatement mettre en œuvre des mesures correctives pour remédier à l’absence de régimes de biens immobiliers matrimoniaux dans les réserves, avant même la concrétisation de l’autonomie gouvernementale et même s’il faut pour cela réformer la législation, car la question est trop grave pour les femmes autochtones et leurs enfants, comme en atteste l’anecdote suivante.

Une Autochtone s’est suicidée cette année après que les autorités l’eurent privée de ses enfants. Cette femme, qui avait cinq enfants, a été contrainte de quitter sa réserve à cause d’une pénurie chronique de logements. Elle n’a pas trouvé de logement abordable en dehors de la réserve. À cause de sa situation financière, elle a été contrainte de s’installer dans une pension de familles avec ses cinq enfants. Elle a sollicité l’aide des autorités pour obtenir un logement abordable pour elle et ses enfants. Les autorités ont réagi en la privant de ses enfants. Ayant perdu tout espoir, elle s’est alors suicidée.

Outre le logement, il y a aussi la question de l’accès à la justice. Pour que ce projet de loi aide les gens dans les réserves, il devra leur permettre d’avoir accès aux tribunaux, surtout dans le cas des femmes qui habitent dans des régions éloignées. À l’accès facilité à la justice devront s’ajouter des services d’aide juridique offerts aux gens dans les réserves.

Lorsque ce projet de loi sera renvoyé au comité, pour assurer un équilibre ou pour veiller à ce que justice soit rendue en matière de biens immobiliers matrimoniaux, nous devrons travailler fort pour ne pas créer d’injustice sur les questions suivantes, que nous devrons examiner dans le cadre de l’étude du projet de loi.

Il faudra se demander si le projet de loi S-4 porte préjudice à la compétence inhérente des Premières nations en ce qui concerne le mariage et les biens matrimoniaux. Nous devrons examiner comment le projet de loi S-4 pourrait toucher le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale et les effets qu’il aura sur les droits collectifs des Premières nations lorsqu’il entrera en vigueur. Nous devrons nous demander si ce projet de loi touchera à tout autre droit à l’autonomie gouvernementale et s’il contrevient à la Loi constitutionnelle de 1982.

Honorables sénateurs, j’aimerais conclure en vous lisant un extrait de la conclusion du rapport de l’Association des femmes autochtones du Canada.

Voici ce qu’on peut lire à la page 23 :

Les connexions des peuples autochtones à nos terres et territoires sont sacrées et historiques. Il ne s’agit pas que de simples parcelles de terrain, mais bien de nos territoires traditionnels. Cette question de biens matrimoniaux sur réserve n’a pas été créée par les Autochtones. La question des biens immobiliers matrimoniaux sur réserve est maintenant une question complexe à résoudre; cependant, elle ne devrait pas l’être. Il y a eu beaucoup de discrimination dans passé et ça se poursuit jusqu’à ce jour. Cette discrimination a créé des impacts préjudiciables sur plusieurs générations de jeunes, de femmes, d’hommes, de familles et de communautés à travers le pays.

L’AFAC croit que l’adoption d’une loi visant les biens immobiliers matrimoniaux ne serait qu’une partie de la solution. Comme l’a mentionné une participante :

Je vois l’urgence des problèmes, quelqu’un pourrait regarder ce que nous faisons afin « d’arrêter l’hémorragie » et la raison pour laquelle je me sens concernée est qu’au fil des ans, si le gouvernement ne peut qu’arrêter l’hémorragie, alors ils n’auront pas guéri la blessure.

Honorables sénateurs, le projet de loi S-4 marque un début pour le règlement des questions relatives aux biens matrimoniaux au sein des Premières nations, mais nous devons aussi veiller à ce que les femmes vivant dans les réserves ou près des réserves aient un foyer sûr. Nous devons trouver des moyens de les aider à bâtir plus de logements et à obtenir un meilleur accès à la justice.

L’honorable Sandra Lovelace Nicholas : Madame le sénateur accepterait-elle de répondre à une question?

Le sénateur Jaffer : Oui.

Le sénateur Lovelace Nicholas : Quand madame le sénateur a assisté aux audiences du comité, a-t-elle eu l’impression que la plupart des problèmes venaient du ministère des Affaires indiennes? Je parle de la pénurie de logements et du manque de financement.

Le sénateur Jaffer : Honorables sénateurs, je dois dire que ces audiences ont eu lieu en 2003. Je ne suis donc pas en mesure de déterminer précisément, aujourd’hui, si la plupart des problèmes venaient du ministère. Toutefois, comme je viens de lire le rapport, je sais que la plupart des témoins vivant dans une réserve ont insisté sur les problèmes de logement et de financement.