Débats du Sénat (hansard)

3e Session, 40e Législature,
Volume 147, Numéro 41

Le lundi 21 juin 2010
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

Projet de loi sur les foyers familiaux situés dans les réserves et les droits ou intérêts matrimoniaux

Troisième lecture—Motion d’amendement—Report du vote

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable Sénateur Nancy Ruth, appuyée par l’honorable sénateur Nolin, tendant à la troisième lecture du projet de loi S-4, Loi concernant les foyers familiaux situés dans les réserves des premières nations et les droits ou intérêts matrimoniaux sur les constructions et terres situées dans ces réserves, tel que modifié.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour parler du projet de loi S-4, Loi concernant les foyers familiaux situés dans les réserves des premières nations. En 2003, j’étais membre du Comité sénatorial des droits de la personne, qui a étudié la question des droits de propriété pour les femmes vivant dans les réserves. Dans un rapport intitulé Un toit précaire : les biens fonciers matrimoniaux situés dans les réserves, le comité sénatorial s’est penché sur la nécessité de préparer une mesure législative afin que les femmes autochtones aient accès aux ressources nécessaires pour pouvoir se protéger et protéger leur famille.

Sept ans plus tard, me voici devant vous pour parler du projet de loi S-4. Malheureusement, ce projet de loi ne réussit pas à combler le vide juridique qui existerait toujours, même s’il était adopté et mis en œuvre. Non seulement le projet de loi S-4 ne fournit pas une aide adéquate aux femmes qui se trouvent dans une position vulnérable, mais il porte préjudice à des communautés entières et contrevient aux droits constitutionnels qui ont été garantis aux Premières nations. En fait, ce projet de loi avive les espoirs des Premières nations, mais il ne permet pas d’en arriver aux résultats escomptés.

Bon nombre des idées mises en avant dans ce projet de loi sont honorables, mais d’un point de vue pratique, peu d’entre elles se concrétiseront. Dans mon intervention de ce soir, je soulignerai trois éléments préoccupants sur lesquels nous devons nous pencher.

D’entrée de jeu, je parlerai du fait que le gouvernement n’a pas respecté son devoir de consulter. J’aborderai ensuite le manque de ressources mises à la disposition des Autochtones qui vivent dans les réserves, notamment les femmes. En conclusion, je soulignerai le ton condescendant et paternaliste du projet de loi S-4; je me concentrerai principalement sur la nomination d’un vérificateur. Enfin, je proposerai un amendement à cette mesure législative.

Dans l’affaire de 2004 Nation haïda c. Colombie-Britannique (ministre des Forêts), la Cour suprême du Canada a rappelé les principes établis pour permettre au gouvernement du Canada de mener des consultations efficaces et productives avec les Premières nations. Ces principes peuvent se résumer comme suit. Premièrement, un engagement commun — la consultation sera fondée sur l’engagement d’être de bonne foi, de se respecter mutuellement, d’être réciproquement responsable et d’être efficace. Deuxièmement, une prise de décisions judicieuses — ce processus assurera la durabilité des résultats des consultations importantes. Troisièmement, la transparence — pour être efficaces et productives, les consultations doivent se tenir au moment opportun et être accessibles, inclure tous les groupes éventuellement visés et privilégier un dialogue franc et ouvert et la responsabilité.

La plupart des témoins qui ont comparu devant le comité ont déclaré ne pas avoir été consultés. Contrairement aux principes énoncés dans l’arrêt Haïda, les membres des Premières nations n’ont pas véritablement eu l’occasion de consulter leur gouvernement.

Qui plus est, le processus de consultation comportait une lacune très grave. En 2006, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien a chargé la chef Wendy Grant-John d’examiner, au nom du ministère, la question des droits immobiliers matrimoniaux dans les réserves. Au terme d’une collaboration étroite avec plusieurs représentants des Premières nations et des membres de la collectivité, la chef Wendy Grant-John a fait plusieurs recommandations pour assurer la tenue d’une consultation en bonne et due forme. Elle a notamment dit ceci :

Mes recommandations s’appuient dans une large part sur le contexte juridique, social et culturel dans lequel les questions relatives aux biens immobiliers matrimoniaux sont vécues par les familles des Premières nations et, en particulier, les femmes.

Au moment de la rédaction du projet de loi S-4, on n’a pas tenu compte des lignes directrices issues de l’affaire Haïda, pas plus que des recommandations de la chef Wendy Grant-John, qui représentait le ministère. Le projet de loi S-4 illustre donc comment nous avons failli à la tâche en matière de consultation. C’est l’une des diverses raisons pour lesquelles il faudrait le rejeter.

La chef Wendy Grant-John n’a pas seulement présenté à l’avance des recommandations sur la façon de mener un processus de consultation approprié. Elle s’est aussi attardée à la manière de faire en sorte que les femmes ne soient plus réduites au silence. Un de ses objectifs consistait à mettre en lumière les questions actuelles liées à l’effet disproportionné et négatif du système actuel de biens immobiliers matrimoniaux sur les femmes. Elle a déclaré ceci :

L’absence de protection en matière de biens immobiliers matrimoniaux s’est toutefois fait sentir davantage chez les femmes des Premières nations que chez les hommes, en raison des rôles sociaux actuels et des conséquences des anciennes dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens, qui excluaient les femmes des Premières nations de la gouvernance et des biens immobiliers.

Même si ce projet de loi est adopté, on peut illustrer les conditions défavorables auxquelles sont et resteront confrontées les femmes vivant dans les réserves par l’exemple suivant :

Imaginez qu’une femme rentre chez elle et constate que son mari a changé les serrures de leur demeure, la laissant sans domicile, elle et ses enfants. L’article 21 du projet de loi S-4 contient une disposition de protection d’urgence, selon laquelle cette femme doit se présenter devant les tribunaux, retenir les services d’un avocat et obtenir une ordonnance lui permettant de réintégrer son domicile. Cette ordonnance ne la protégera toutefois que pendant 90 jours. Après cette période, cette femme se retrouvera dans la même position qu’à l’origine, c’est-à-dire que ses enfants et elle n’auront nulle part où aller.

Que dire à cette femme? Faut-il lui affirmer qu’elle pourra demander une prolongation pendant cette période de 90 jours? Que se passera-t-il si elle n’a pas d’argent, de moyen de transport ou qu’elle ne peut avoir accès à la justice afin de prolonger la validité de l’ordonnance à partir d’un lieu isolé? Quels sont alors ses recours?

Honorables sénateurs, le fait est que le projet de loi S-4 ne favorise pas les femmes. Il ne fait que susciter des espoirs. Il n’apaise ni leur douleur ni leurs souffrances. Il ne fait que les reporter de 90 jours.

Comme je l’ai affirmé précédemment, l’objectif de la chef Wendy Grant-John est conforme à l’objectif initial fixé par le Comité sénatorial permanent des droits de la personne. Malheureusement, le projet de loi S-4 ne répond pas à cet objectif puisqu’il ne tient pas compte des intérêts des femmes qu’il cherche avant tout à protéger.

Cette lacune est devenue évidente après que plusieurs représentantes des Premières nations eurent dit, devant le comité, qu’elles ignoraient si elles disposeraient des mesures de protection et des ressources nécessaires pour qu’elles et leurs enfants soient protégés.

Plus précisément, bien que le projet de loi S-4 semble être une solution possible au problème des biens immobiliers matrimoniaux aux yeux du Canadien moyen, il ne tient pas compte du fait que beaucoup d’Autochtones vivent dans une situation financière et un contexte géographique différents.

Pas plus tard que mardi dernier, pendant la période des questions à la Chambre des communes, le ministre Chuck Strahl a affirmé que le projet de loi S-4 conférerait autant de droits clés aux Autochtones que ceux dont bénéficient les autres Canadiens. Il a, par la suite, affirmé que les sénateurs libéraux se fichaient des droits des Autochtones et qu’ils hésitaient à adopter la mesure. Ces déclarations étaient inexactes.

Honorables sénateurs, nous avons tous sérieusement examiné le projet de loi S-4. Celui-ci ne peut accorder aux peuples autochtones les mêmes droits dont bénéficient les autres Canadiens parce qu’il ne leur accorde pas les outils nécessaires. Jusqu’à ce qu’ils aient accès à l’aide juridique, au logement adéquat et à du financement pour des services destinés aux enfants et aux familles, les peuples autochtones ne seront pas traités comme le reste d’entre nous. Une fois de plus, le projet de loi crée des attentes chez les femmes, mais ne produit pas les résultats attendus.

J’ai demandé au ministre Strahl ce que devrait faire une femme habitant dans une réserve éloignée dans le Nord après l’expiration de l’ordonnance de protection de 90 jours. Où pourra-t-elle bien loger sa famille, compte tenu de la pénurie de logements? Qui pourra bien la représenter en cour vu la rareté des avocats dans la région? Comment pourra-t-elle payer les honoraires d’avocat si elle a la chance d’en trouver un?

Nous avons entendu le témoignage de Pamela Palmater, femme autochtone qui vit hors réserve et qui détient un doctorat en droit. Même elle n’a pas pu payer des honoraires d’avocat pour traduire son ex-mari en cour afin d’obtenir une pension alimentaire pour ses enfants. Elle a dit ce qui suit :

Ma situation est bien meilleure que celle de la plupart des membres de ma famille élargie ou de ceux qui vivent dans la réserve. Imaginez, il y a tous ces recours, mais vous n’y avez pas accès.

Nous avons aussi entendu la chef Jody Wilson Raybould, de la Colombie-Britannique, qui a déclaré :

Le recours proposé dans le projet de loi S-4 repose énormément sur l’accès aux tribunaux provinciaux. Partout au Canada, les régimes d’aide juridique souffrent d’un sous-financement chronique et se révèlent insuffisants par rapport aux besoins qui existent actuellement; qu’en serait-il alors de la demande future créée par l’adoption de ce projet de loi? Comme les revenus sont nettement plus faibles dans les réserves, il sera difficile pour un grand nombre de couples d’accéder aux recours, qu’ils soient nouveaux ou établis.

Les femmes autochtones n’auront pas accès aux ressources dont elles ont besoin pour se protéger et protéger leur famille. À l’heure actuelle, il serait irresponsable et inefficace d’appliquer cette mesure législative puisqu’elle ne pourra pas produire les effets positifs qu’elle est censée créer.

Il serait peut-être plus urgent de déterminer comment ce projet de loi sera appliqué et comment chaque bande s’y prendra pour adopter ces nouvelles dispositions.

Durant la réunion de notre comité, le ministre Strahl a déclaré qu’un centre d’excellence sera créé pour aider différentes collectivités des Premières nations à instaurer cette mesure législative individuellement et dans le respect de la culture. Le ministre Strahl a déclaré que le centre d’excellence sera une incroyable ressource pour les membres des Premières nations.

J’admets également que ce centre sera une ressource utile. Toutefois, lorsque j’ai cherché à savoir où le centre serait situé, s’il serait proactif, combien d’argent était prévu pour le financer et quel était son mandat, j’ai été déçue de constater que le centre d’excellence proposé n’avait ni budget, ni mandat, ni emplacement. Pour moi, c’est un exemple de plus qui montre comment notre gouvernement crée des attentes chez les femmes sans jamais y répondre.

Le fait que les Premières nations n’aient pas été consultées comme il se doit, conjugué au fait qu’il n’y a pas de ressources suffisantes en place pour assurer la mise en œuvre réussie du projet de loi, est troublant. Ce qui est encore plus troublant, cependant, c’est le ton paternaliste et condescendant de ce projet de loi.

Dans les articles 8 à 16, le projet de loi S-4 prévoit la nomination d’un vérificateur qui, franchement, est un autre nom pour un agent des sauvages. Pamela Palmater a décrit le rôle d’un vérificateur comme suit :

Le travail d’un vérificateur consiste à veiller à la conformité du mécanisme des référendums proposés au sein des collectivités. À toutes les étapes du processus législatif des Premières nations, le vérificateur peut refuser de donner son approbation, ce qui empêcherait la Première nation de franchir la prochaine étape du processus. Même une fois le processus législatif terminé, le vérificateur doit attester que le processus référendaire a bel et bien été suivi avant qu’un texte législatif puisse être réputé adopté. Ce qu’on laisse entendre par là, c’est que les Premières nations sont incapables de respecter les droits de la personne.

Divers témoins ayant comparu au sujet du projet de loi S-4 ont dit que l’inclusion d’un vérificateur et d’un processus d’attestation s’apparente au rétablissement des agents des sauvages. John Borrows, un Autochtone érudit et respecté, a écrit que, à une certaine époque, le gouvernement fédéral compromettait invariablement les libertés des Premières nations en chargeant des agents des sauvages de surveiller leurs collectivités, mais que des changements positifs se sont opérés au sein des Premières nations grâce à leur opposition constante à ces empiètements.

Selon le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones de 1996, le surintendant général des affaires indiennes disposait d’un large éventail de pouvoirs d’intervention dans presque tous les domaines de la vie quotidienne dans les réserves et la majorité de ces pouvoirs étaient accordés aux agents des sauvages. Ce rapport décrit les agents des sauvages comme étant « tout puissants » à cause du contrôle qu’ils exerçaient sur les questions locales, financières et juridiques.

Son Honneur le Président : Je dois informer le sénateur que ses 15 minutes sont écoulées.

Le sénateur Jaffer : N’ai-je pas droit à 45 minutes?

Son Honneur le Président : Madame le sénateur demande-t-elle cinq minutes supplémentaires?

Le sénateur Jaffer : En fait, comme je suis la porte-parole pour ce projet de loi, je croyais que je disposais de 45 minutes.

Son Honneur le Président : Je crois que le sénateur Dyck a déjà eu droit à 45 minutes.

Le sénateur Jaffer : Puis-je avoir cinq minutes de plus?

Son Honneur le Président : Est-ce d’accord?

Le sénateur Comeau : Cinq minutes.

Le sénateur Jaffer : Certains agents des sauvages se sont montrés intègres, mais bon nombre de problèmes se sont produits avec d’autres.

Honorables sénateurs, il y a deux ans, le premier ministre a présenté des excuses devant les Canadiens pour l’attitude de supériorité à l’égard des Autochtones et la volonté de les assimiler qui étaient à l’origine de la création des pensionnats indiens. À mon avis, le premier ministre a fait un pas dans la bonne direction, et il faut, comme lui, reconnaître que nous devons changer la façon dont nous travaillons avec les Autochtones.

Motion d’amendement

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Par conséquent, honorables sénateurs, je propose l’amendement suivant :

QUE le projet de loi S-4 ne soit pas maintenant lu une troisième fois, mais qu’il soit modifié comme suit :

QUE, à la page 5, le projet de loi S-4 soit modifié par adjonction, après la ligne 18, de ce qui suit :

« 2.1 Il est entendu que la présente loi ne porte pas atteinte aux droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada visés à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. »;

QUE, à la page 43, le projet de loi S-4 soit modifié par adjonction, après la ligne 10, de ce qui suit :

« EXAMEN ET RAPPORT

57.1(1) Dans les cinq ans qui suivent la date de sanction de la présente loi, un examen approfondi des dispositions et de l’application de celle-ci est entrepris par le comité soit du Sénat, soit de la Chambre des communes, soit mixte, désigné ou établi à cette fin.

(2) Dans l’année qui suit le début de son examen ou dans le délai supérieur que le Parlement ou la Chambre en question, selon le cas, lui accorde, le comité visé au paragraphe (1) remet son rapport au Parlement ou à cette Chambre. ».

Son Honneur le Président : Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer sur la motion d’amendement?

Des voix : Le vote!

Son Honneur le Président : Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion d’amendement?

Des voix : Oui.

Des voix : Non.

Son Honneur le Président : À mon avis, honorables sénateurs, les non l’emportent.

Et deux honorables sénateurs s’étant levés :

Son Honneur le Président : Les whips ont-ils des conseils à donner?

L’honorable Consiglio Di Nino : Conformément au paragraphe 67(2) du Règlement, je demande que le vote soit reporté à demain.

Son Honneur le Président : En vertu du paragraphe cité par le sénateur Di Nino, le whip du gouvernement ou le whip de l’opposition ont le droit de demander que le vote soit reporté à demain.

Le vote est reporté à demain.