Débats du Sénat (hansard)

3e Session, 40e Législature,
Volume 147, Numéro 68

Le mardi 23 novembre 2010
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

La Loi sur les langues officielles

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Chaput, appuyée par l’honorable sénateur Mahovlich, tendant à la deuxième lecture du projet de loi S-220, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles (communications avec le public et prestation des services).

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer mes collègues qui ont déjà pris la parole au sujet du projet de loi S-220, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles (communications avec le public et prestation des services).

Noble initiative de l’honorable sénateur Maria Chaput, ce projet de loi mérite toute notre attention. Je me permets de féliciter madame le sénateur Chaput pour cette indéniable mesure qui s’impose : une mise à jour de la Loi sur les langues officielles, qui date de 1969 et qui a été réadaptée seulement en 1988. À cette époque, en 1988, la nécessité de prendre en compte la composition familiale ainsi que le public voyageur se faisait moins sentir. Au fil des ans, l’immigration, les mariages mixtes, les déplacements et les déménagements des familles d’une frontière à l’autre de notre pays ont fait en sorte que la Loi sur les langues officielles n’est plus vraiment d’actualité.

Je comprends très bien et j’apprécie beaucoup l’intervention du sénateur Chaput dans le sens où la gestion des ressources existantes reste primordiale dans la prestation des services en français. N’oublions pas une chose importante; ce projet de loi n’impose pas une augmentation importante des ressources fédérales.

Un autre objectif digne d’être souligné est celui de la compréhension : le règlement tel quel, dans son état actuel, est tellement ambigu et peu clair que même les fonctionnaires qui devraient l’appliquer ne peuvent pas l’expliquer. Les constructions compliquées, les termes flous, les ambiguïtés sont présents à tous les pas. Ne parlons même pas des droits des voyageurs, de la notion de voyageur et du droit à des services bilingues.

Permettez-moi, honorables sénateurs, de revenir aux changements dans la composition familiale de nos jours.

Il y a de plus en plus de familles mixtes dont la Loi sur les langues officielles fait abstraction : la maman francophone et le papa anglophone; la maman anglophone et le papa francophone; un des parents anglophone ou francophone, l’autre parent d’une autre langue maternelle; les parents allophones qui rêvent de voir leurs enfants parler les deux langues officielles du Canada.

La question que je me pose est la suivante : pourquoi? Pourquoi la Loi sur les langues officielles ne tient-elle pas compte de ce contexte?

Pourquoi la plus grande classe de la population canadienne actuelle, celle issue d’une composition familiale mixte, ne se retrouve et ne se reconnaît pas dans la loi actuelle sur les langues officielles?

La spécificité de la minorité linguistique au Canada fait partie de notre réalité à nous et cela, tous les jours. Qu’on le veuille ou non, ces familles, nos familles, en font partie.

On sait que 22,8 p. 100 des États se déclarent bilingues ou multilingues, mais que très peu réussissent à assurer une égalité réelle entre les langues. La lutte pour la dominance se poursuit à l’intérieur de l’État et l’une ou l’autre des langues sera privilégiée, spécifiquement celle qui est la plus forte. À ce moment, l’État devient l’oppresseur de la langue plus faible, tout en restant le défenseur de celle qui est la plus forte. Dans son œuvre Linguistique et colonialisme, Louis-Jean Calvet a inventé le terme de glottophagie pour décrire les États comme étant des dévoreurs de langue.

N’oublions pas que, lorsque nous parlons de bilinguisme étatique, bilinguisme d’un État/pays, nous devons comprendre que les langues officielles doivent se retrouver dans tous les domaines de la législation : débat, rédaction et promulgation des lois, administration publique, justice, enseignement, et cetera.

Nous vivons dans un monde où 45 pays sont officiellement bilingues, soit presque un quart des pays du monde. Il existe 193 États souverains dont 45 bilingues et, malheureusement, l’Amérique est la plus pauvre à cet égard. Seuls le Canada et la République d’Haïti ont deux langues officielles.

Le poids démographique joue un rôle crucial et politiquement incontournable. Notre multiculturalisme est unique au monde et heureusement, il n’y a pas de gros risques de conflits intercommunautaires. Les minorités linguistiques s’y retrouvent du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest.

Ce qui est le plus important à retenir, si nous voulons que cette précieuse minorité continue d’exister, si nous ne voulons pas la délaisser, c’est que nous devons faire en sorte que les services soient offerts dans la seconde langue officielle.

Comment pouvons-nous être sûrs que le français sera maintenu dans les familles mixtes tout en assurant la vitalité de la communauté minoritaire?

Premièrement, en faisant ressentir aux personnes concernées que leur seconde langue n’est pas éradiquée, qu’elle a la même importance à nos yeux que la première.

Deuxièmement, nous devons nous assurer que la qualité des services offerts dans la seconde langue est la même que celle des services offerts dans la langue dominante de la région en question.

Nous ne devons pas nous contenter d’une simple traduction des faits, nous devons adapter notre manière de faire, nos gestes, nos attitudes, bref, tout remettre dans un contexte adéquat.

L’un de nos mandats est aussi d’amener le gouvernement fédéral à assumer ses responsabilités et de donner des exemples dignes d’être suivis.

Le gouvernement fédéral doit agir en tant que chef de file, donner l’exemple et montrer aux gouvernements provinciaux qu’il est possible de prendre en considération les attentes de la population et que ces attentes sont très normales dans un pays où nous avons deux langues officielles.

Une étroite coopération entre les prestataires des services fédéraux, provinciaux et locaux doit rimer avec la collaboration des centres locaux afin d’assurer la survie et la vitalité des communautés en situation minoritaire, que ce soit les anglophones au Québec ou les francophones en Colombie-Britannique, par exemple.

Je refuse d’admettre que, dans notre pays, il y a seulement une forme déclaratoire du bilinguisme et que les choses autour de nous parlent d’elles-mêmes : nous avons des billets de banque bilingues; nous avons des débats bilingues; nous avons un Parlement bilingue; des réunions du conseil des ministres bilingues; nos deux langues se retrouvent dans l’enseignement, dans les médias, et cetera.

Alors, pourquoi les services publics dans des zones bien définies et où le besoin se fait sentir ne seraient-ils pas bilingues?

Je souligne encore l’importance de la qualité des services offerts : avec les techniques modernes, la traduction est facile, mais ce n’est pas ce dont nous avons besoin. Il nous faut du personnel, des personnes capables d’offrir ce dont le public a besoin : des services de qualité et bien contextualisés, pas seulement des phrases traduites et des listes de mots mémorisés.

Sincèrement, nous ne pouvons pas comparer notre système à celui d’autres pays, par exemple l’Irlande, où le bilinguisme est vraiment symbolique, car les billets de banque et les timbres sont bilingues, mais tout le reste se fait exclusivement en anglais : débats au Parlement, en anglais; réunions ministérielles, en anglais; enseignement, en anglais. Dans une étude publiée à l’Université Laval, j’ai lu ceci :

Si les services gouvernementaux ne sont assurés qu’en français au Tchad, ils ne sont rendus dans la seconde langue que de façon restreinte en Israël (arabe en région), aux Seychelles (français et créole), au Sri Lanka (tamoul), aux Philippines (filipino), au Vanuatu (français), au Kenya (swahili), au Canada (français hors Québec) et en Afrique du Sud (en fonction de la région).

Dans la fonction publique, la langue de travail entre fonctionnaires correspond presque toujours à la première langue dominante. C’est l’anglais au Canada […]

Un bilinguisme qui va vers l’égalité de nos deux langues officielles.

Pourquoi pas? Oui, nous avons des formulaires administratifs bilingues, mais malheureusement, les services offerts ne vont pas de pair avec ces formulaires parce qu’ils ne sont pas toujours offerts dans la langue de l’individu, que ce soit l’anglais ou le français. Pour pousser encore plus loin les choses, le bilinguisme pourrait être égalitaire uniquement si l’attribution des postes de fonctionnaires correspondait au pourcentage de la population réelle de la langue représentée.

Un exemple remarquable et digne à suivre est celui de la Suisse. L’administration centrale de ce pays est bilingue, pour ne pas dire multilingue, au sein de certains cantons. Quant aux services gouvernementaux, il est, je le soulignais, possible d’obtenir des services bilingues partout au pays. Selon les régions, on peut obtenir ces services en deux, voire trois langues. Je peux vous donner également d’autres exemples de pays, comme la Belgique et le Cameroun.

En ce qui concerne les droits des voyageurs, plus spécifiquement les transporteurs, ce projet de loi pourrait donner au gouvernement fédéral la possibilité d’harmoniser les conditions de concurrence entre transporteurs et imposer des services dans la langue minoritaire là où la demande est importante.

Permettez-moi de vous rappeler, comme je l’ai fait il y a quelques semaines, ce qui s’est passé à Vancouver.

Honorables sénateurs, au début de cette année, le Canada a accueilli le monde entier à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques d’hiver de 2010 à Vancouver. La Colombie-Britannique était fière d’être l’hôte de ces événements. Malheureusement, nous avons une tache à notre dossier. Nous avons bien reçu le monde, mais nous avons laissé tomber les Canadiens. Notre dualité linguistique, anglophone et francophone, n’a pas été mise en valeur pendant ces Jeux.

Le Commissariat aux langues officielles a reçu 46 plaintes à propos des Jeux de Vancouver, dont 38 visaient précisément l’absence du français lors de la cérémonie d’ouverture. Après enquête, le commissariat a déterminé que ces 38 plaintes correspondaient à des infractions à la partie VII de la Loi sur les langues officielles, qui est la loi de notre pays.

Avant les Jeux olympiques, Patrimoine canadien avait négocié avec le Comité organisateur des Jeux de Vancouver une entente qui contenait une disposition sur les langues officielles.

Dans son rapport de 2009-2010, le commissaire a déploré le fait que cette disposition n’ait pas été explicite à l’égard de la mise en valeur de la dualité linguistique canadienne.

Son Honneur le Président intérimaire : Honorables sénateurs, est-ce que vous accordez cinq minutes de plus au sénateur Jaffer?

Des voix : D’accord.

Le sénateur Jaffer : Merci, honorables sénateurs. Pourquoi la disposition sur la langue n’était-elle pas plus précise quant à la responsabilité du comité en ce qui concerne la dualité linguistique?

J’estime qu’Air Canada a eu bien raison de demander, depuis des années, que les lois fédérales traitent les transporteurs aériens de façon cohérente.

De nos jours, le Canada pratique encore un bilinguisme déséquilibré. Si, dans certains domaines, l’égalité est presque atteinte, il nous reste encore du chemin à faire jusqu’au point de pouvoir s’autodéclarer comme étant un pays dont le bilinguisme est parfaitement égalitaire.

Honorables sénateurs, compte tenu de toutes ces conditions et recommandations, je vous suggère d’appuyer ce projet de loi et de faire en sorte qu’il soit renvoyé devant le comité concerné. Veuillez garder à l’esprit que nous ne pouvons assurer la vitalité des communications linguistiques sans faire la mise à jour de la Loi sur les langues officielles et sans adopter des projets de loi comme celui que j’ai eu l’honneur de défendre aujourd’hui, le tant attendu projet de loi S-220.

Honorables sénateurs, quand nous n’avons pas mis en évidence notre dualité linguistique aux Jeux olympiques d’hiver, nous avons privé le monde, ainsi que nous-mêmes, de l’occasion de connaître la véritable nature du Canada. En tant que Britanno-Colombienne, cela m’a mise en colère, et je sais maintenant qu’il nous reste beaucoup à faire au Sénat. Quand nous ne mettons pas adéquatement en valeur notre dualité linguistique dans nos communications, nous représentons bien mal les Canadiens. Quand notre dualité linguistique n’est pas mise en valeur dans les services que nous leur offrons, nous les laissons tomber.

Quand je suis arrivée au Canada, mon mari et moi avons décidé que nos enfants apprendraient les trois langues des Amériques, nommément le français, l’anglais et l’espagnol. À cette fin, nous avons envoyé nos enfants au Québec et au Mexique à plusieurs reprises. Comme je siège maintenant au Sénat, je suis déterminée à trouver des façons de donner aux enfants britanno-colombiens les moyens de parler nos deux langues officielles couramment. C’est leur patrimoine.

Je suis également grand-mère, et je sais qu’il est essentiel que mon petit-fils comprenne qu’il appartient à un grand pays et qu’il doit parler nos deux langues officielles. Ce n’est pas un choix.

Honorables sénateurs, dans l’intérêt de l’unité nationale, des merveilleux habitants de notre pays et de nos enfants, nous devons mettre le français et l’anglais en valeur dans toutes nos communications, autant publiques que privées, et dans tous les services que nous offrons. C’est notre devoir en tant que Canadiens. Nous sommes un pays bilingue.