Débats du Sénat (hansard)
3e Session, 40e Législature,
Volume 147, Numéro 97
Le mercredi 23 mars 2011
L’honorable Noël A. Kinsella, Président
La stratégie nationale sur la langue
Interpellation—Ajournement du débat
L’honorable Mobina S. B. Jaffer, ayant donné avis le 1er février 2011 :
Qu’elle attirera l’attention du Sénat sur l’importance d’élaborer une stratégie nationale sur la langue.
— Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de mon interpellation et j’attire l’attention du Sénat sur l’importance d’élaborer une stratégie nationale sur la langue.
La stratégie nationale sur la langue que je propose concrétiserait l’engagement du gouvernement fédéral en matière de pluralité linguistique en adoptant une façon de voir les choses qui confirmerait que la formation linguistique est un outil qui contribue non seulement au développement des aptitudes personnelles, mais qui stimule aussi la croissance économique. En outre, cette stratégie permettrait de reconnaître que l’apprentissage de langues internationales et ancestrales est susceptible d’ouvrir des voies de communication et d’améliorer la vie professionnelle des gens tout en favorisant une meilleure compréhension des Canadiens entre eux.
[Français]
Avant de poursuivre, je tiens à préciser que je ne suis en aucun cas en train de suggérer que les langues ancestrales soient enseignées à la place du français. Bien que, tout au long de cette interpellation, nous mettrons l’accent sur l’importance de l’enseignement des langues internationales et ancestrales, je tiens à souligner le fait que j’ai toujours pris en charge et fortement plaidé en faveur de l’enseignement des deux langues officielles dans le cas de l’éducation de base des enfants à travers le Canada.
Cependant, les enfants doivent avoir la possibilité d’apprendre d’autres langues que le français et l’anglais, et ce, en plus de leur éducation de base.
Bien que diverses provinces soutiennent l’enseignement des langues ancestrales et des langues internationales, il n’y a pas eu d’effort uniforme pour développer un cadre politique cohérent pour la promotion des langues autres que l’anglais et le français. C’est vraiment malheureux que les avantages de la promotion d’une société multilingue, dont un grand nombre seront évoqués tout au long de cette interpellation, soient abandonnés.
[Traduction]
Honorables sénateurs, le Canada est véritablement une société multilingue. Selon le recensement de 2006, plus de cinq millions de Canadiens ont une langue maternelle autre que le français ou l’anglais. Maintenant, plus que jamais, il faut encourager la pluralité linguistique, mais aussi la compréhension interculturelle, parce que cela confirmerait de nouveau l’engagement du Canada à être un pays pacifique, tolérant et multiculturel. De plus, cela serait également conforme à l’identité canadienne, qui est formée d’une mosaïque de langues et de cultures et où les différences sont considérées comme des forces, et non des faiblesses.
Avant de parler de certains des nombreux avantages associés à l’élaboration d’une stratégie nationale sur la langue, je dois souligner que l’importance de préserver les langues internationales et ancestrales a déjà été reconnue par le Sénat une fois par le passé.
En effet, le projet de loi C-37, présenté à la Chambre des communes en septembre 1989 et adopté par le Parlement en janvier 1991, demandait l’établissement d’un institut des langues patrimoniales, qui avait pour but d’élaborer des normes nationales pour la formation des enseignants et un programme d’enseignement pour les classes en langues ethniques minoritaires au Canada.
Dans son budget de février 1992, le gouvernement a toutefois suspendu jusqu’à nouvel ordre la mise sur pied de l’institut. Puisque cette mesure législative n’est pas entrée en vigueur pendant 20 ans, elle a récemment été abrogée.
Toutefois, beaucoup de choses ont changé depuis la présentation du projet de loi C-37. Au cours des 20 dernières années, l’Association canadienne des langues a été créée, et elle a adopté un grand nombre des mêmes principes que l’institut recommandé dans le projet de loi C-37. De plus, de nombreux autres organismes axés sur la recherche ont été créés, y compris l’Institut de recherche en langues secondes du Canada, qui se trouve à l’Université du Nouveau-Brunswick; l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario, qui se trouve à l’Université de Toronto; Institute for Innovation in Second Language Education d’Edmonton; et le Language Reasearch Centre de l’Université de Calgary.
Dans le contexte actuel, la mise en place d’une stratégie qui adopte certains des principes de base proposés dans le projet de loi C-37, mais qui est beaucoup moins imposante et moins coûteuse, sera avantageuse pour tous les Canadiens sur les plans social, culturel et économique.
D’abord et avant tout, honorables sénateurs, j’aimerais attirer votre attention sur les avantages économiques que procurerait l’adoption d’une stratégie nationale sur la langue. Je crois sincèrement que ces avantages seraient nombreux et donneraient au Canada l’avantage concurrentiel qu’il recherche si désespérément.
Le premier ministre Harper a annoncé, le 9 novembre 2010, le lancement de consultations économiques en vue de connaître l’opinion des Canadiens sur la prochaine phase du Plan d’action économique du Canada. Il a affirmé ce qui suit :
Pour convertir notre reprise économique fragile en un succès durable et solide, nous devons également prendre des mesures pour accentuer notre avantage concurrentiel. Cela signifie nous appuyer sur nos efforts pour attirer des investissements étrangers, ouvrir de nouveaux marchés, trouver de nouveaux débouchés pour les entreprises canadiennes et jeter les fondements d’emplois durables à long terme.
J’aimerais féliciter le premier ministre Harper d’avoir reconnu que le Canada avait besoin d’attirer des investissements étrangers et d’ouvrir de nouveaux marchés. Je reconnais moi aussi l’existence de ce besoin et la nécessité pour le milieu des affaires de trouver des marchés de croissance ailleurs qu’en Amérique du Nord.
Sur la scène internationale, où le Canada doit désormais performer et exceller, l’enseignement des langues est indispensable aux fins des relations que le Canada entretient avec la communauté mondiale ainsi que dans les domaines des relations et de la coopération et des relations internationales, du commerce international et du développement.
Lors de mon récent séjour en Chine, en compagnie des membres du Comité des affaires étrangères, j’ai été agréablement surprise de constater à quel point l’ambassadeur Mulroney et son personnel maîtrisaient bien le mandarin. Il était évident que leur excellente maîtrise de la langue donnait au Canada un grand avantage à Pékin.
Je crois que le défi que nous devons tous relever maintenant consiste à donner aux entreprises canadiennes l’avantage concurrentiel dont elles ont besoin pour se tailler une place sur le marché international et la conserver.
Le président du Conseil canadien pour les Amériques signale que ce qui explique qu’un si grand nombre d’entreprises ne réussissent pas à se tailler une place sur les marchés internationaux et à la conserver est l’incapacité de ces entreprises à recruter des gens qui possèdent des compétences linguistiques suffisantes. Compte tenu du faible nombre de diplômés universitaires polyglottes que nous avons actuellement, il y a lieu de se demander si nous allons pouvoir négocier et obtenir des contrats pour nos entreprises canadiennes, qui cherchent toujours des façons de prendre de l’expansion.
(2120)
Honorables sénateurs, nous sommes une nation commerçante. Nous devons préparer nos enfants à parler plusieurs langues. Il importe de ne pas oublier que ce sont ces entreprises qui nous permettent de préserver non seulement notre niveau de vie élevé, mais aussi notre position de chef de file dans le monde. C’est précisément la raison pour laquelle nous devons investir dans l’apprentissage des langues. Un tel investissement nous aiderait à atteindre nos objectifs économiques et il aiderait le Canada à prendre une longueur d’avance sur le marché mondial dans lequel nous devons maintenant faire face à la concurrence.
Outre les innombrables avantages économiques liés à l’adoption d’une stratégie nationale sur la langue, il y aurait aussi certains avantages sociaux et culturels. En fait, l’un des avantages les plus tangibles de l’apprentissage des langues est la cohésion sociale et culturelle, qui favorise les initiatives antiracistes, la paix, la participation communautaire et la compréhension interculturelle.
Malheureusement, la majorité des enfants d’immigrants récents dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français n’ont pas bénéficié — sauf en nombres relativement faibles et pour de courtes périodes — d’un soutien du système scolaire pour favoriser l’apprentissage dans leur langue maternelle. En outre, plusieurs travaux de recherche montrent que le modèle d’apprentissage volontaire des langues ancestrales durant de courtes périodes de la journée scolaire est très insuffisant pour préserver la langue et la culture des immigrants au-delà de la deuxième et de la troisième génération.
Étant donné que j’ai immigré au Canada, j’ai pu constater par moi-même que c’est effectivement le cas. Mes grands-parents, qui étaient d’origine indienne, ont migré en Ouganda il y a plus d’un siècle. Notre langue maternelle a survécu durant deux générations en Afrique. Malheureusement, après avoir vécu quelques décennies au Canada, je suis forcée de regarder disparaître une langue qui a été parlée par mes ancêtres durant des siècles, puisque mes enfants ne parlent pas le katchi couramment. Ce phénomène est préoccupant. Il importe de comprendre que l’enseignement et la promotion des compétences linguistiques renforcent l’identité multiculturelle du Canada et son sentiment d’appartenance unique. L’anglais, le français, les langues autochtones et les langues étrangères et ancestrales sont des éléments clés et égaux de la mosaïque multiculturelle du Canada, qui est indissociable de la notion de multiculturalisme. L’enseignement des langues renforce l’identité multiculturelle canadienne et le sentiment d’appartenance propre à notre pays.
À l’heure actuelle, plusieurs provinces appuient l’enseignement de langues ancestrales et étrangères, mais il n’y a pas d’efforts concertés afin d’établir un cadre cohérent pour la promotion des langues autres que l’anglais et le français. Après avoir collaboré étroitement avec l’Association canadienne des langues, nous avons élaboré une vision selon laquelle une stratégie nationale sur la langue est essentielle dans un contexte de changements profonds aux niveaux national et international. Nous reconnaissons qu’une vision multilingue pour le Canada signifie qu’il faut respecter les voix importantes qui peuplent notre pays, les voix qui travaillent ensemble pour bâtir notre nation et pour donner vie à la mosaïque dont nous sommes si fiers.
Honorables sénateurs, je reconnais la Loi sur les langues officielles et je l’appuie activement, mais je suis aussi consciente de l’importance de reconnaître et d’appuyer de façon officielle la pluralité linguistique. Comme l’a dit Dyane Adam, ancienne commissaire aux langues officielles :
Nous voyons une nation qui embrasse le bilinguisme et le multilinguisme officiels […] Nous allons continuer à embrasser la diversité.
Dans ce contexte, la stratégie proposée doit tenir compte des quatre composantes linguistiques qui font de nous des vrais Canadiens : l’anglais, le français, les langues autochtones et les langues étrangères et ancestrales. L’objectif de la stratégie devrait être avant tout de promouvoir et d’améliorer l’enseignement et l’apprentissage des langues en encourageant les provinces à s’inspirer de l’expérience d’autres systèmes d’éducation dans le monde qui dispensent un enseignement multilingue dans un système scolaire central.
Deuxièmement, cette stratégie devrait servir à accroître le nombre de personnes qui font l’apprentissage des langues grâce à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une campagne nationale solide et cohérente de sensibilisation et d’éducation du public, campagne qui créerait un partenariat entre le monde de l’éducation, le monde des affaires et le gouvernement.
Troisièmement, cette stratégie devrait se faire en collaboration avec les provinces de sorte qu’on alloue aux conseils scolaires et aux communautés un financement efficace et équitable pour les programmes de langues. On pourrait notamment augmenter le nombre et les groupes de langues offertes dans les écoles primaires et secondaires, appuyer des programmes parascolaires, encourager les conseils scolaires à désigner des écoles clés comme des centres d’apprentissage des langues et envisager des programmes bilingues, dans la mesure du possible.
Enfin, le projet de la stratégie nationale sur la langue devrait sensibiliser à l’importance du multilinguisme pour tous les Canadiens dans l’intérêt du bien-être individuel et collectif.
Honorables sénateurs, il est temps que le Canada s’engage à élaborer un plan d’action concret afin de composer avec les réalités de l’économie mondiale du XXIe siècle. La stratégie nationale sur la langue proposée traduirait la volonté du gouvernement fédéral de renforcer les capacités linguistiques des Canadiens. Elle ferait également la promotion d’une vision des langues qui présenterait celles-ci à la fois comme une aptitude à la vie quotidienne et un moteur de croissance économique — c’est-à-dire que les langues peuvent servir pour faire des affaires et s’épanouir, communiquer et faire avancer sa carrière ainsi que promouvoir, encourager et inculquer une meilleure compréhension entre les cultures.
[Français]
Le projet de stratégie sur la langue au Canada assurerait l’engagement du gouvernement fédéral d’accroître la capacité du Canada en matière de langues et une vision des langues, à la fois comme une compétence de vie et un moteur de la croissance économique, pour être utilisées dans les affaires et pour l’évolution personnelle, afin d’ouvrir de nouvelles portes vers l’amélioration de la communication et des carrières et pour promouvoir, encourager et susciter une meilleure compréhension culturelle.
[Traduction]
En nous engageant en faveur d’une stratégie nationale sur la langue, nous préparerions la voie afin que les gouvernements fédéral et provinciaux trouvent le moyen de faire profiter l’économie canadienne ainsi que les citoyens, les familles et les collectivités du pays de notre expérience interculturelle de communication et de nos ressources multilingues. Cette démarche suppose évidemment la collaboration des différents ordres de gouvernement, des établissements d’enseignement, des communautés ethniques, des familles et des entreprises.
Honorables sénateurs, l’avenir de notre grand pays est entre les mains de nos enfants, ne l’oublions pas. Nous devons donc tout faire pour que ces derniers aient accès aujourd’hui aux outils dont ils auront besoin pour s’épanouir demain. L’adoption d’une stratégie nationale sur la langue tracera la voie à suivre et permettra aux enfants canadiens d’avoir une longueur d’avance sur le reste du monde.
L’honorable Tommy Banks : Madame le sénateur accepterait-elle de répondre à une question?
Le sénateur Jaffer : Oui.
Le sénateur Banks : Madame le sénateur nous disait que le projet de loi C-37, qui avait été adopté par le gouvernement de M. Mulroney, avait été abrogé. Est-ce que c’est déjà fait ou le processus d’abrogation est-il encore en cours? Je pose la question, parce que c’est cette loi du Parlement qui a donné lieu à…
Le sénateur Jaffer : Peut-on m’accorder encore cinq minutes?
Son Honneur le Président : Est-ce d’accord?
L’honorable Gerald J. Comeau (leader du gouvernement) : Cinq minutes, oui.
Son Honneur le Président : D’accord.
Le sénateur Banks : C’est ce projet de loi qui a donné lieu à la loi du Parlement intitulée Loi sur l’abrogation des lois, dont je peux réclamer modestement la paternité.
Or, aussitôt que cette loi est entrée en vigueur, il y a quelques semaines, comme le disait le sénateur Comeau, ce dernier a déposé la liste des lois du Parlement et des parties des lois du Parlement qui, selon le ministre de la Justice, étaient susceptibles d’être abrogées le 31 décembre prochain, à moins que d’autres mesures ne soient prises. Parle-t-on de la même chose ou la loi dont parle le sénateur avait-elle déjà été abrogée?
Le sénateur Jaffer : Nous parlons de la même chose. Je me rappelle que c’est le sénateur qui a présenté le projet de loi dont il nous parle et que celui-ci a franchi toutes les étapes du processus législatif. Cela étant dit, comme tout cela remonte à plus de 20 ans, j’ai cru que la loi dont je parlais avait déjà été abrogée.
Le sénateur Banks : Pas encore, mais cela ne saurait tarder.
Le sénateur Jaffer : Cela ne saurait tarder; je vois.
Le sénateur Banks : À propos, je tiens à dire qu’à l’époque, c’était une bonne idée. En fait, c’est une question qui m’intéresse tout particulièrement, parce que l’Institut canadien des langues patrimoniales que créait cette fameuse loi devait être situé à Edmonton.
(2130)
Je me demande si la loi pourrait être utile une fois modifiée et modernisée, en ce qui concerne l’initiative dont le sénateur a parlé.
Le sénateur Jaffer : Si la loi n’était pas abrogée, elle serait utile. Si les ressources nécessaires avaient été fournies à cet institut, nous aurions déjà réalisé de grands progrès dans la mise en œuvre de notre stratégie. Le fait que la loi n’ait pas encore été abrogée est déjà un important progrès en soi. Je vais examiner la question.
Le sénateur Banks : Pour la gouverne des sénateurs, la loi sera forcément abrogée à moins qu’il ne soit proposé aux deux Chambres du Parlement de ne pas le faire.
Le sénateur Day : Honorables sénateurs, je me demande si cela est tout à fait vrai. À mon avis, tant qu’elle n’aura pas été abrogée, cette mesure législative continuera d’être une loi dûment adoptée par le Parlement. Si elle est proclamée dans l’intervalle, elle sera effectivement une loi. Je demande au sénateur Jaffer de bien vouloir confirmer que, conditionnellement à un intérêt réel au sein du gouvernement et du Parlement, il suffirait de proclamer la loi.
Le sénateur Jaffer : Je remercie le sénateur de ces suggestions. Je vais les examiner pendant notre période de relâche.
(Sur la motion du sénateur Tardif, le débat est ajourné.)