Débats du Sénat (hansard)

3e Session, 40e Législature,
Volume 147, Numéro 98

Le jeudi 24 mars 2011
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

L’érosion de la liberté d’expression

Interpellation—Suite du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur l’interpellation de l’honorable sénateur Finley, attirant l’attention du Sénat sur l’érosion de la liberté d’expression dans notre pays.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, l’interpellation no 8 est inscrite au nom du sénateur Comeau. Par courtoisie, je me suis adressée à lui et il m’a dit que je pouvais en parler aujourd’hui. Elle sera ensuite à nouveau inscrite à son nom.

Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour parler de l’interpellation sur l’érosion de la liberté d’expression au Canada. Le sénateur Doug Finley a soulevé cette question au Sénat l’année dernière. Depuis, beaucoup de sénateurs se sont prononcés à cet égard. J’estime que toutes nos discussions sont fort nécessaires et ont été réellement productives. En démocratie, nous avons l’obligation de discuter en profondeur de questions comme celle-ci et d’entendre toutes les opinions exprimées.

J’estime qu’ici, au Canada, le problème n’est pas tellement la liberté d’expression en tant que telle, mais plutôt sa définition et ses limites précises. C’est là que les opinions commencent à diverger.

Au cours du débat qui s’est déroulé au Sénat, j’ai discerné deux écoles de pensée distinctes sur la question de la liberté d’expression. La première interprète la liberté d’expression comme voulant dire qu’on a le droit de s’exprimer sans limite et sans crainte de représailles. S’il y a des limites ou des représailles, elles sont minimes. La seconde estime qu’on peut s’exprimer, mais seulement en respectant certains paramètres.

Ces paramètres signifient que tout citoyen aurait le droit de s’exprimer librement, mais devrait s’assurer que cette liberté n’empiète pas sur les droits et libertés fondamentaux des autres Canadiens. Cela ne signifie pas qu’il faille s’empêcher d’exprimer certaines choses, mais bien qu’il faut le faire dans le respect de certains paramètres en veillant à ne pas nuire aux autres Canadiens.

Plus précisément, j’estime que ces paramètres visent à éviter la diffamation et les propos haineux. Une personne devrait pouvoir s’exprimer, mais devrait veiller à ce que ses paroles n’incitent pas à la violence et ne constituent ni de la de diffamation, ni des propos haineux. Je pense que tous les sénateurs s’entendent sur le fait que des propos négatifs peuvent avoir une grande incidence sur les gens à titre individuel, les groupes et la société en général.

J’étais récemment au Kenya, où j’ai vu de mes propres yeux des vies et des biens anéantis à cause de propos haineux. Encore aujourd’hui, de nombreux Kenyans innocents vivent dans des camps pour personnes déplacées. La Cour pénale internationale a été saisie de la situation de ces gens, mais le gouvernement du Kenya continue de s’opposer à ce que cette instance se penche sur la question.

Honorables sénateurs, oui, les paroles haineuses peuvent tuer. Je reviens du Kenya, où j’ai été témoin de la douleur des familles dont des proches ont été assassinés en raison de paroles haineuses prononcées par certains de leurs dirigeants.

J’aimerais parler de l’affaire R. c. Keegstra, jugée en 1990 par la Cour suprême du Canada, concernant les restrictions de la liberté d’expression dans certaines circonstances. Je vais citer l’analyse faite par un professeur de droit de l’Université de Windsor, Richard Moon.

Pendant 10 ans, James Keegstra, un enseignant de niveau secondaire de l’Alberta, a utilisé les termes suivants pour décrire les Juifs à ses élèves : « traîtres, subversifs, sadiques, attachés à l’argent et au pouvoir, tueurs d’enfants. »

Lorsque ses agissements furent rendus publics, il fut congédié et, une année plus tard, accusé en vertu du paragraphe 319(2) du Code criminel d’avoir fomenté volontairement la haine. M. Keegstra contesta la constitutionnalité du paragraphe 319(2), disant qu’il portait atteinte à sa liberté d’expression, reconnue par la Charte canadienne des droits et libertés.

Dans son jugement, le juge en chef Dickson, au nom de la majorité des juges de la Cour suprême du Canada, confirma que le paragraphe 319(2) du Code criminel restreint l’expression et que, par conséquent, il viole la liberté d’expression prévue par l’alinéa 2b) de la Charte. Il reconnut cependant que la restriction était justifiée, en vertu des dispositions de l’article 1 de la Charte, parce que : premièrement, elle vise « une catégorie particulière d’expression qui s’écarte beaucoup de l’esprit même de l’alinéa 2b) »; deuxièmement, elle appuie un objectif important, soit celui d’empêcher la diffusion de l’expression raciste; et, troisièmement, elle appuie cet objectif rationnellement et en portant une atteinte minimale à la liberté d’expression.

Cette décision historique de la Cour suprême rappela que le droit à la liberté d’expression au Canada n’est pas un droit inconditionnel et qu’il faut l’exercer avec une certaine prudence. Un tel système protège et défend les droits non pas de quelques Canadiens, mais de l’ensemble des Canadiens. Honorables sénateurs, je conviens qu’il faut protéger les droits de tous les Canadiens.

L’année dernière, lorsque le sénateur Finley a soulevé la question de la liberté d’expression au Sénat pour la première fois, le sénateur Chaput lui a posé la question suivante :

Comment […] pouvons-nous déterminer quand cette liberté va trop loin, et si elle va trop loin?

À titre d’exemple, si cette liberté d’expression peut inciter chez les autres des sentiments de haine, de rejet et/ou de destruction, n’est-ce pas prendre avantage de cette liberté d’expression?

Le sénateur Finley a convenu que la ligne de démarcation est mince. Il a déclaré ceci :

Si les propos tenus dépassent les bornes et deviennent manifestement un crime motivé par la haine, en d’autres termes, si un individu conseille ou encourage une certaine forme d’agitation ou de malveillance à l’endroit d’une personne en raison de son sexe, de ses croyances, de sa race ou de sa religion, alors cet individu a dépassé les bornes.

Il a ajouté ce qui suit :

C’est pour cette raison que je souhaite la tenue d’un débat pour décider de ce qui est approprié et de ce qui ne l’est pas. Cette question devrait faire partie du débat.

Je conviens avec le sénateur Finley que, dans le cadre actuel, il pourrait y avoir de l’incertitude quant à la définition de la « ligne de démarcation ». C’est pourquoi, dans certaines situations, nous empêchons des personnes d’exercer leur droit à la liberté d’expression ou nous les punissons de l’avoir fait alors qu’en fait, nous ne devrions pas le faire. Par conséquent, dans certaines circonstances, nous devons définir clairement ce qui est approprié et ce qui ne l’est pas.

Dans les débats que nous avons tenus jusqu’ici, deux questions spécifiques ont été soulevées à plusieurs reprises. La première est celle des mesures inappropriées prises par les commissions et les tribunaux des droits de la personne relativement à la liberté d’expression au Canada, alors que la deuxième porte sur la redéfinition de l’article 13.1 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Pour ce qui est des commissions et des tribunaux, même si un certain nombre de commentaires négatifs ont été formulés relativement à des questions précises touchant la liberté d’expression que ces institutions ont examinées ou au sujet desquelles elles ont rendu des jugements, le mandat général et les activités de ces institutions revêtent une importance inestimable en ce qui concerne les droits de la personne au Canada.

J’aimerais citer un exemple précis. Dans son rapport d’octobre 2008 à la Commission canadienne des droits de la personne au sujet de l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le professeur Richard Moon a fait allusion à la plainte déposée en 1996 contre Ernst Zundel, un résident canadien qui supervisait le fonctionnement d’un site web hébergé aux États-Unis et qui incitait à la haine contre les Juifs.

En 1996, l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne interdisait le fait d’utiliser un téléphone pour communiquer des messages haineux. Cependant, à cette époque, le terme n’englobait pas Internet en tant que tel. C’est le Tribunal canadien des droits de la personne qui, en se penchant sur cette question, a déterminé que l’article 13 s’appliquait en fait à Internet parce que le réseau fonctionnait au moyen du système téléphonique. Voici ce qu’a écrit le professeur Moon :

[Le tribunal] a conclu que l’interprétation du mot « téléphone » ne pouvait être limitée à la « forme sensorielle dans laquelle le message est exprimé, ni la définir uniquement en fonction de l’appareil utilisé ».

En 2001, le gouvernement fédéral a modifié l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne par l’adjonction du paragraphe (2), qui interdit les propos haineux sur Internet.

Honorables sénateurs, c’est grâce aux mesures prises par le tribunal que la Loi canadienne sur les droits de la personne garantit maintenant une plus grande protection à tous les Canadiens.

Les commissions et les tribunaux des droits de la personne peuvent présenter des lacunes, mais ils continuent de jouer un rôle fondamental dans le développement des droits de la personne dans notre pays. Ils sont nécessaires.

Quant au second élément, le sénateur Finley a dit vouloir redéfinir le paragraphe 13.1 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

(2130)

Comme le sénateur Nancy Ruth l’a dit, l’article 13 :

[…] interdit la transmission électronique répétée de messages qui risquent fort d’exposer une personne ou un groupe de personnes à la haine ou à un mépris fondé sur un motif de discrimination interdit.

Les motifs sont :

[…] la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état civil, la situation familiale, le handicap ou une condamnation pour laquelle le pardon a été accordé.

Honorables sénateurs, le paragraphe 13(1) de la Loi sur les droits de la personne est essentiel à la société canadienne. Il a été libellé de telle façon qu’il protège les droits et les libertés des Canadiens en établissant un cadre général interdisant la propagande haineuse ou le mépris.

Je crois que tous les sénateurs diront comme moi que ces sentiments nuisent à la société canadienne. Sans compter, comme le soulignait le sénateur Nancy Ruth, que le motif de distinction illicite prévu au paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est très clairement défini pour protéger le plus grand nombre possible de Canadiens.

Si on devait le redéfinir, seuls les articles 318 et 319 du Code criminel donneraient une définition juridique de ce qui constitue un motif de discrimination illicite. Or, ces deux dispositions protègent les citoyens uniquement contre la distinction fondée sur la race, la religion, l’origine ethnique et l’orientation sexuelle. Parce qu’elle est incomplète, cette définition est contre-productive et ne devrait jamais être utilisée.

Honorables sénateurs, la liberté d’expression est l’une des valeurs fondatrices qui ont permis à notre beau grand pays de devenir ce qu’il est aujourd’hui. C’est cette liberté, conjuguée à d’autres droits fondamentaux, qui a permis au Canada d’être un modèle à suivre en matière de droits de la personne. Nous avons travaillé fort pour créer les cadres fédéral et provinciaux qui, de par la manière dont ils se complètent, offrent la meilleure protection qui soit aux Canadiens. La Charte canadienne des droits et libertés est un élément constitutif de ces cadres. Les commissions et tribunaux des droits de la personne aussi, tout comme cet article très soigneusement rédigé de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Je sais que quelques-unes de ces structures ne sont pas parfaites, ce qui fait que certains Canadiens ne bénéficient pas nécessairement de la meilleure protection possible. Ces structures doivent être modifiées. Nous devons améliorer les structures existantes en entreprenant les réformes qui s’imposent. Ce qu’il ne faut pas faire, c’est démanteler les institutions que d’autres ont eu tant de mal à bâtir, et encore moins s’en débarrasser, car, ce faisant, nous ferions régresser considérablement la situation des droits de la personne au Canada.

Honorables sénateurs, personne ne remet en question le droit qu’ont les Canadiens de s’exprimer librement; c’est plutôt sur les limites à l’intérieur desquelles ils peuvent le faire que surviennent les différends. J’espère sincèrement que, grâce à nos travaux, nous pourrons nous rapprocher un tant soit peu d’une solution qui fera que non seulement nous, mais tous les Canadiens, ne seront pas la cible de mots utilisés pour les dénigrer.

Tous les Canadiens méritent le respect, une valeur canadienne par excellence, une valeur dont nous sommes tous fiers.

La liberté d’expression, oui, certes, mais pas si c’est pour propager des propos haineux. La propagande haineuse n’est pas une valeur canadienne. Le respect de la diversité, oui, et nous devrions en être fiers.

Son Honneur le Président intérimaire : Est-on d’accord, honorables sénateurs, pour que la question revienne au nom du sénateur Comeau?

Des voix : D’accord.

(Sur la motion du sénateur Comeau, le débat est ajourné.)