Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 36

Le jeudi 1er décembre 2011
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

Projet de loi sur les foyers familiaux situés dans les réserves et les droits ou intérêts matrimoniaux

Troisième lecture

L’honorable Nancy Ruth propose que le projet de loi S-2, Loi concernant les foyers familiaux situés dans les réserves des premières nations et les droits ou intérêts matrimoniaux sur les constructions et terres situées dans ces réserves, tel que modifié, soit lu pour la troisième fois.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour vous parler du projet de loi S-2, Loi concernant les foyers familiaux situés dans les réserves des premières nations et les droits ou intérêts matrimoniaux sur les constructions et terres situées dans ces réserves.

En mai et juin 2010, le Comité sénatorial permanent des droits de la personne a étudié le projet de loi S-4, Loi concernant les foyers familiaux situés dans les réserves et les droits ou intérêts matrimoniaux. Ce projet de loi S-4 était identique à d’autres projets de loi antérieurs, soit le projet de loi C-8, présenté au cours de la deuxième session de la quarantième législature, et le projet de loi C-47, présenté au cours de la deuxième session de la trente- neuvième législature.

Le comité a fait rapport du projet de loi S-4 au Sénat avec des propositions d’amendement et le projet de loi amendé a été adopté par le Sénat le 6 juillet 2010. Le projet de loi S-2, version révisée de ce projet de loi, a été présenté le 28 septembre 2011, et le comité a de nouveau été saisi de la question des biens immobiliers matrimoniaux.

L’engagement que le comité a pris de corriger ce qui a été décrit comme un « vide juridique » dans les réserves remonte à 2003, lorsqu’il a étudié la question pour la première fois et publié un rapport provisoire intitulé Un toit précaire : les biens matrimoniaux situés dans les réserves. Le comité a compris l’urgence de la situation vécue par les femmes de certaines collectivités des Premières nations au sommet de la rupture de leur relation et a demandé l’adoption d’une solution législative pour régler certaines des injustices à cet égard.

Honorables sénateurs, quand la plupart des Canadiens sont confrontés à la fin d’une relation conjugale ou au décès de leur époux ou de leur conjoint de fait, ils bénéficient d’une protection juridique qui vise à assurer une répartition équitable des biens immobiliers matrimoniaux. Malheureusement, les personnes qui vivent dans les réserves régies par la Loi sur les Indiens n’ont pas droit à une telle protection. Pour ces hommes et ces femmes, le décès du conjoint ou la fin d’une relation signifie souvent qu’ils se retrouvent sans abris, sans ressources financières et dans un état d’insécurité. Ces situations se produisent parce que la Loi sur les Indiens ne contient aucune disposition régissant les droits relatifs aux biens immobiliers matrimoniaux, et qu’aucune autre mesure législative ne comble ce vide.

Le projet de loi S-2 constitue la quatrième tentative de nos gouvernements de combler le vide juridique actuel et d’offrir aux peuples des Premières nations les mêmes protections que celles que nous tenons bien souvent pour acquises.

Honorables sénateurs, après avoir étudié en profondeur ce projet de loi au comité, je veux affirmer que cette mesure législative a éveillé l’espoir chez plusieurs membres des Premières nations.

En juin 2010, lorsque le Comité sénatorial permanent des droits de la personne étudiait le projet de loi S-4 portant sur les biens immobiliers matrimoniaux dans les réserves, nous avons entendu le témoignage du député, John Duncan, qui est actuellement le ministre des Affaires autochtones et du développement du Nord canadien.

Dans ses observations, il a dit :

Adopter le projet de loi est la bonne décision à prendre pour trois raisons. D’abord, le projet de loi offre aux résidents des communautés des Premières nations un niveau de protection semblable à celui qui est offert au reste de la population canadienne. Ensuite, il permet aux communautés des Premières nations de concevoir et de mettre en œuvre des lois sur les biens immobiliers matrimoniaux qui sont adaptées à leurs cultures et à leurs traditions. Enfin, la solution immédiate et concrète offerte par le projet de loi S-4 s’appuie sur les travaux de recherche et les efforts de consultation considérables de groupes indépendants, dont des organisations autochtones nationales.

Bien que ce projet de loi vise en principe à offrir des garanties aux Autochtones, je crains qu’il n’atteigne pas le but recherché, et ce, parce que le projet de loi S-2 n’est pas accompagné des ressources nécessaires.

Honorables sénateurs, dans un discours que j’ai prononcé à l’étape de la deuxième lecture de ce projet de loi, j’ai déclaré qu’un droit sans ressources n’est pas un droit. Quand nous essayons de donner aux Autochtones les mêmes droits que ceux dont jouissent le reste des Canadiens, il ne faut pas oublier que la situation des Autochtones est souvent complètement différente.

Durant notre étude du projet de loi S-2, le comité a entendu plusieurs témoins qui ont expliqué comment les femmes autochtones, plus particulièrement, se retrouvaient souvent dans des situations où elles devaient sacrifier leurs libertés et leurs droits individuels pour que leurs familles puissent avoir accès aux biens de premières nécessités.

Nous avons entendu le témoignage d’une femme du nom de Danalyn MacKinnon, qui a fourni l’explication suivante :

Il y a notamment la hiérarchie des besoins. Les gens consacrent leur temps à essayer de se trouver un logement. Quand j’ai rencontré mon époux dans une réserve, 27 personnes vivaient dans sa maison. Le logement, la nourriture, les soins aux enfants, l’eau — ce sont là des choses de première nécessité que nous tenons tous pour acquis. Les femmes, plus particulièrement, doivent s’assurer que ces choses élémentaires sont là pour leurs enfants.

Dans notre région, les pensionnats ont eu des effets dévastateurs dans les collectivités. Cela s’est traduit par un dysfonctionnement marqué dans la collectivité et dans les familles ainsi que par beaucoup de violence, qu’il s’agisse de mauvais traitements physiques ou sexuels. Ce sont les conséquences avec lesquelles les gens doivent composer.

Honorables sénateurs, je suis allée dans de nombreuses réserves lorsque j’étais présidente du groupe de travail sur la violence familiale de la Colombie-Britannique, en qualité de membre du comité de M. Mulroney sur la violence faite aux femmes et à titre d’avocate. À mon avis, il y a beaucoup à faire dans les réserves. Il nous faut absolument une loi pour aider ceux que nous pouvons aider en espérant qu’elle nous permettra à la longue d’aider plus de gens à rester dans les réserves. Toutefois, les autres problèmes, le manque de ressources et les besoins des collectivités, sont immenses pour quiconque y vit.

Honorables sénateurs, après avoir entendu Mme MacKinnon, j’ai appris que nous ne pouvions pas examiner les problèmes des Autochtones indépendamment les uns des autres. Nous devons avoir une vue d’ensemble. Nous devons nous demander si ceux qui ont besoin de cette loi auront accès aux ressources nécessaires pour qu’elle soit efficace. Par exemple, le projet de loi S-2 dépend beaucoup des cours provinciales, qui peinent à répondre aux besoins actuels, sans parler de ceux qui seront créés par ce projet de loi.

Durant son étude, le comité a pu entendre Mme Mary Eberts, qui est titulaire de la chaire Ariel F. Sallows des droits de la personne à la faculté de droit de l’Université de la Saskatchewan.

Lorsque je lui ai demandé si elle pensait que l’accès des femmes autochtones au système de justice serait difficile, elle a répondu :

[…] dans toutes les provinces et tous les territoires du Canada, que vous viviez ou non dans une réserve indienne, il est difficile pour les femmes d’avoir accès à la justice dans des situations de droit de la famille. Il y a eu des coupes radicales dans l’aide juridique et les services d’aide juridique pour les affaires de droit de la famille. On voit de plus en plus de gens se représenter eux-mêmes dans les tribunaux de la famille.

Ce genre de problème est encore plus fréquent quand on songe à la situation des femmes vivant dans les réserves. Elles ne bénéficient pas d’aide juridique pour les affaires relevant du droit de la famille et leur accès est encore plus limité du fait que, souvent, il n’y a pas d’avocats à proximité des réserves éloignées. Même quand les tribunaux criminels se rendent dans les réserves éloignés, tout le monde s’y rend en avion avec le juge.

Je suis bien placée pour parler de ces difficultés, puisqu’hier, mon fils, Azool Jaffer-Jeraj, qui est président de la Trial Lawyers Association of British Columbia, avait organisé une séance de sensibilisation pour les tribunaux provinciaux parce que les avocats de service cesseront leurs activités en Colombie-Britannique à partir de janvier.

L’accès à l’aide juridique n’est facile pour personne, et encore moins pour les Autochtones.

Où ces gens pourront-ils aller pour obtenir l’aide d’un avocat? Même s’ils habitent près d’une ville où il y a des avocats, comment vont-ils faire pour tous s’en trouver un? Même si l’argent n’était pas un problème, il serait quand même difficile de trouver assez d’avocats dans les régions avoisinantes de nombreuses collectivités qui pourraient s’occuper d’autant d’affaires relevant du droit de la famille.

Voici ce que m’a répondu Mme MacKinnon, à qui j’ai posé une question similaire :

En ce qui concerne l’accès aux avocats, on peut se dire que la taille de la région dans laquelle on vit équivaut à la taille de la France. En restant optimiste, il y a peut-être 15 ou 20 avocats qui font du droit de la famille. De ces 15 ou 20 avocats, il n’y en a probablement que la moitié qui accepterait de s’occuper des dossiers qui viennent de l’aide juridique.

Il faut penser aux distances à parcourir, au temps et aux ressources que ça représente pour les membres de la collectivité. Les gens n’ont tout simplement pas assez d’argent pour retenir les services d’un avocat privé.

C’est très difficile, mais c’est le seul recours possible en l’absence d’une loi. Avec une loi, on peut au moins en faire valoir les dispositions devant un tribunal si on réussit à accéder à ces autres ressources, mais sans ça, la loi n’est qu’un bout de papier sans valeur.

Honorables sénateurs, au cours de notre étude du projet de loi S- 2, notre comité a entendu un certain nombre de femmes lui expliquer comment le projet de loi S-2 changerait leur vie. Bien que celui-ci semble apporter une protection, nous devons veiller à ce que ces femmes aient les ressources nécessaires pour pouvoir exercer leurs droits. Nous ne devons pas susciter les attentes des Autochtones pour ensuite les décevoir.

La pénurie de logements dans les réserves est elle aussi inquiétante. Je m’occupe de la question depuis des années, ce qui m’a permis d’entendre nombre de témoignages déchirants de femmes qui avaient été expulsées de chez elles et qui n’avaient nulle part où aller. En cas de rupture conjugale, la pénurie de logements est l’une des principales raisons qui obligent les gens à quitter leur réserve. Il faut reconnaître le problème et le régler au moyen d’une approche exhaustive.

Lorsque notre comité a étudié le projet de loi S-2, nous avons appris à connaître la courageuse Rolanda Manitowabi, qui nous a fait part de ses problèmes et de ses expériences. Au cours de son témoignage, elle a expliqué être restée dans une relation difficile et tendue parce qu’elle n’avait nulle part où aller. D’ailleurs, même après sa rupture, Mme Manitowabi a continué à vivre durant six mois avec son ancien conjoint pour constater un jour, en rentrant à la maison, qu’il avait changé toutes les serrures, la laissant ainsi sans abri avec son fils, sans nulle part où aller.

Honorables sénateurs, c’est là la triste réalité de bien des Autochtones qui vivent dans une réserve. Or, ce qui est peut-être encore plus triste, c’est que le gouvernement a réduit de 127 millions de dollars le financement du logement des autochtones depuis 2008, soit avant même l’application du Plan d’action économique. Même s’il est méritoire que le gouvernement s’attaque en priorité aux problèmes liés aux biens immobiliers matrimoniaux dans les réserves, il est fort troublant qu’il sabre en parallèle le financement du logement dans les réserves des Premières nations.

Honorables sénateurs, une question s’impose : où iront ces conjointes qui ont perdu leur logement?

Lorsque notre comité a étudié le projet de loi S-2, nous avons reçu un mémoire du grand chef Denise Stonefish, de l’Association of Iroquois and Allied Indians. Elle y met en lumière plusieurs problèmes, en particulier liés à l’autorité des gouvernements des Premières nations de créer et d’instaurer leurs propres lois relatives aux droits et aux intérêts matrimoniaux.

Elle a déclaré ceci :

Le paragraphe 7(1) du projet de loi S-2 habilite les Premières nations à élaborer et à adopter leurs propres lois applicables à l’échec d’une relation conjugale ou au décès de l’un des époux. Toutefois, cette disposition ne tient pas compte du pouvoir que détiennent actuellement les nations membres de l’Association des Iroquois et des Indiens alliés d’adopter leurs propres lois en matière de droits ou d’intérêts matrimoniaux […]

Puis, elle a ajouté ce qui suit :

Comme les Premières nations disposent de peu de fonds, voire aucuns, pour adopter des lois sur les droits et les intérêts matrimoniaux, à l’intérieur comme à l’extérieur de la portée du projet de loi S-2, bon nombre de gouvernements des Premières nations seront obligés d’avoir recours aux règles fédérales provisoires qui sont décrites aux articles 13 à 52.

Honorables sénateurs, il est évident que de plusieurs collectivités des Premières nations auront besoin d’un coup de main pour pouvoir adopter leurs propres lois en matière d’intérêts et de droits matrimoniaux. Devant notre comité, le ministre a indiqué à deux reprises qu’on créerait un centre d’excellence, qui agirait en tant que source d’information et de soutien pour les collectivités des Premières nations.

Au cours de notre étude, le ministre a fait la déclaration suivante au sujet du centre d’excellence proposé :

Nous prévoyons créer un centre d’excellence. Une organisation apolitique nationale des Premières nations fournirait des conseils non contraignants sur l’orientation du centre, dans des domaines comme la recherche et les activités liées à la mise en œuvre. Le comité consultatif devrait se composer d’intervenants clés issus notamment d’organisations autochtones, d’ONG, du centre d’excellence et du gouvernement du Canada.

La moitié du personnel serait constituée de femmes qui, en tant que conseillères, se pencheraient sur les inquiétudes des femmes.

Le concept d’un tel centre me réjouit. Cependant, je crains que l’approbation requise du Conseil du Trésor ne retarde la création de ce centre. En effet, on nous a dit que le ministre ne parlerait au Conseil du Trésor du centre d’excellence qu’une fois que le projet de loi aura été adopté.

Non seulement le centre d’excellence proposé n’a pas budget, mais, quand j’ai demandé des précisions au ministre à son sujet, à la réunion de notre comité, j’ai appris qu’il n’y aurait qu’un seul centre dans tout le pays et qu’on n’avait pas encore décidé où il serait établi.

Honorables sénateurs, il est évident que l’établissement de ce centre sera grandement retardé, car il n’a ni budget ni emplacement. Par conséquent, les collectivités des Premières nations qui cherchent peut-être impatiemment des outils qui faciliteraient leur processus législatif pourraient aussi voir leurs efforts retardés.

C’est pourquoi, au cours de l’étude article par article de ce projet de loi à la réunion du comité, j’ai proposé un amendement au paragraphe 56(2) afin que la période de transition prévue passe de un an à deux ans. Ainsi, le centre d’excellence pourrait être établi, et les collectivités des Premières nations auraient le temps d’élaborer leurs propres lois concernant les intérêts et les droits matrimoniaux. Ma proposition n’a pas été acceptée, mais j’espère que lorsque le projet de loi sera à l’autre endroit, la question de la période de transition de un an sera examinée de plus près.

Honorables sénateurs, au cours de l’étude du projet de loi au comité, nous avons entendu de nombreux Autochtones nous faire part de leurs préoccupations et nous sympathisons avec eux. Bien que ce projet de loi puisse sembler une solution et un filet de sécurité, nous devons nous rappeler que ses dispositions ne seront appliquées que si les ressources voulues sont en place.

Il est évident pour moi que nous avons augmenté les attentes de plusieurs Autochtones. Nous devons maintenant veiller à ne pas les décevoir de nouveau.

Honorables sénateurs, grâce à l’étude de notre comité, nous avons donné une voix aux personnes et aux organisations autochtones. Nous devons maintenant les écouter.

Son Honneur le Président : Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

Des voix : Avec dissidence.

Son Honneur le Président : Adoptée avec dissidence.

(La motion est adoptée avec dissidence et le projet de loi modifié, lu pour la troisième fois, est adopté.)