Débats du Sénat (hansard)
1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 56
Le jeudi 1er mars 2012
L’honorable Noël A. Kinsella, Président
Projet de loi sur la sécurité des rues et des communautés
Adoption de la motion tendant à l’attribution d’une période de temps
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de la motion de clôture que le gouvernement impose sur le projet de loi C-10.
Comme vous le savez tous, il s’agit d’un projet de loi omnibus sur la criminalité divisé en neuf mesures distinctes que l’on a étudiées séparément à la troisième session de la 40e législature. Ce projet de loi omnibus comporte neuf mesures législatives.
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a siégé plus de 50 heures et entendu 111 témoins sur le projet de loi. Nous avons entendu le témoignage de victimes, d’anciens juges, de nombreux policiers et des personnes qui travaillent avec les contrevenants. Même après avoir entendu tous ces témoins, nous n’avons pas été en mesure d’étudier en profondeur tous les aspects du projet de loi C-10.
J’ai moi-même reçu plus de 10 000 courriels, des centaines d’appels et de nombreuses lettres de citoyens qui font tous état d’inquiétudes au sujet de ce projet de loi. Ce matin, une organisation du nom de Leadnow a fait parvenir une pétition électronique à mon bureau. Cette pétition comprenait plus de 50 000 signatures de détracteurs du projet de loi C-10. Malheureusement, je croyais à tort que l’on continuerait de débattre en profondeur de ce projet de loi omnibus sur la criminalité et que l’on aborderait les nombreux problèmes qu’il comporte. Il y a certains points que j’aimerais débattre au Sénat — des points importants, complexes et profondément enchâssés dans le projet de loi.
On cite souvent le juge Nunn quand on parle du projet de loi C- 10. En fait, on dit souvent que c’est le rapport du juge Nunn qui a mené à la présentation du projet de loi dont nous sommes saisis. Sachant cela, j’ai été troublée d’entendre le juge Nunn, lors de sa comparution à notre comité, exprimer des préoccupations au sujet des peines minimales obligatoires et dire qu’il n’y était pas favorable.
Honorables sénateurs, si quelqu’un dont le rapport se reflète directement dans le projet de loi et à qui le gouvernement octroie souvent une partie de la paternité du projet de loi C-10 exprime des doutes, n’avons-nous pas, nous aussi, raison de nous inquiéter? À mon avis, cela montre que le Sénat doit examiner le projet de loi encore plus attentivement.
Puisque je dispose aujourd’hui d’un temps limité pour m’exprimer, j’aborderai à peine quelques-unes de mes vives préoccupations, ainsi que deux amendements que j’ai proposés au comité et que j’aurais aimé pouvoir présenter dans cette enceinte. Le premier amendement se veut un garde-fou relativement aux peines obligatoires et se lit ainsi :
Le tribunal qui détermine la peine à infliger à une personne reconnue coupable d’une infraction prévue par la présente partie et pour laquelle la loi prescrit une peine minimale n’est pas tenu d’imposer le minimum prévu s’il est d’avis :
a) que des circonstances exceptionnelles sont associées à l’infraction ou au délinquant;
b) qu’eu égard à toutes les circonstances en cause, imposer ladite peine minimale serait excessif ou déraisonnable.
Honorables sénateurs, cet amendement reflète ce que notre comité a entendu à de nombreuses reprises, notamment de la part de l’Association du Barreau canadien et du juge Nunn. C’était un « amendement garde-fou ». J’ai porté l’attention du comité sur l’importance de laisser une certaine latitude au juge dans la détermination d’une peine en présence de circonstances exceptionnelles, même lorsque le projet de loi C-10 impose des peines minimales. Il vise à ce que les dispositions proposées dans le projet de loi C-10 relativement aux peines minimales ne contraignent pas indûment le juge, de manière à le laisser tenir compte de facteurs qui rendraient une peine minimale excessive ou déraisonnable et imposer une peine différente ou moindre.
L’Association du Barreau canadien et les services juridiques autochtones de Toronto tenaient à un garde-fou général pour toutes les peines minimales obligatoires actuellement prévues dans le Code criminel. Ils ont donné de nombreux exemples de pays qui se sont dotés d’un tel dispositif, comme le Royaume-Uni, l’Australie et les États-Unis. Nous savons tous que les juges doivent avoir un peu de latitude en présence de circonstances exceptionnelles, et l’amendement la leur aurait donnée.
J’ai aussi présenté au comité un amendement relatif aux infractions en matière de drogue impliquant des questions de santé mentale. Il propose ceci :
Le tribunal qui détermine la peine à infliger à une personne reconnue coupable d’une infraction prévue par la présente partie peut, s’il pense que la personne a besoin de soins de santé mentale, reporter la détermination de la peine afin de lui permettre de participer à un programme de santé mentale approuvé par le procureur général ou de recevoir un traitement psychiatrique.
L’amendement dit également ceci :
Le tribunal n’est pas tenu d’infliger une peine minimale d’emprisonnement à la personne qui termine avec succès un programme visé au paragraphe (6) ou qui reçoit un traitement psychiatrique.
Le comité a entendu le commissaire du Service correctionnel du Canada, M. Don Head, qui a indiqué que, parmi la population carcérale, 13 p. 100 des hommes et 29 p. 100 des femmes souffraient de troubles de santé mentale. Cet amendement concerne uniquement les infractions liées aux drogues.
Plusieurs témoins ont attiré notre attention sur l’importance de cet amendement. M. Howard Sapers, l’enquêteur correctionnel du Canada, a déclaré que les caractéristiques des détenus étaient en train de changer. Je voudrais que les sénateurs réfléchissent ce soir, avant de se coucher, au passage suivant de son témoignage, car ces paroles me hantent. M. Sapers a déclaré ceci : « Les prisons ne sont pas des hôpitaux, mais certains délinquants sont des patients. » Je répète : « Les prisons ne sont pas des hôpitaux, mais certains délinquants sont des patients. »
M. John Bradford a indiqué que, en prison, la personne est simplement placée sous contrôle, tandis que, dans un établissement psychiatrique, elle reçoit des soins individualisés pour l’aider à guérir. Commençons par leur fournir un traitement avant que le juge se prononce de nouveau. Traitons les troubles des délinquants plutôt de les incarcérer.
Honorables sénateurs, on a dit beaucoup de choses dans cette enceinte, mais deux lois n’ont pas été abordées, et elles m’intéressent vivement. La première est la Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme, qui vise à prévenir les attentats terroristes contre le Canada et les Canadiens. Cette loi précise que les Canadiens et les citoyens des autres pays ont droit à la paix, à la liberté et à la sécurité. Au cours de la dernière session, le projet de loi C-10 avait été présenté au Sénat sous la forme du projet de loi S-10. Le sénateur Segal et le sénateur Tkachuk pourront vous confirmer que j’étais très inquiète et que je me suis beaucoup agitée à l’époque parce qu’une victime ayant entrepris une poursuite judiciaire contre un État étranger risquait de perdre le procès si, en raison d’une amélioration des relations entre le Canada et cet État, ce dernier se voyait accorder l’immunité.
Je suis très heureux de constater qu’on a tenu compte de mes objections dans le nouveau projet de loi, qui prévoit ceci :
La radiation de l’État étranger de la liste après que des actions ont été intentées contre lui pour avoir soutenu le terrorisme n’a pas pour effet de restaurer l’immunité de juridiction de celui-ci dans ces actions ou dans tout appel ou procédure d’exécution connexe.
Honorables sénateurs, cela prouve que nous pouvons modifier des projets de loi, que nous pouvons apporter des modifications dans l’intérêt des Canadiens. Cependant, cette mesure nécessite encore bien des améliorations. La semaine dernière, notre comité a entendu de nombreux témoins qui ont soulevé des préoccupations très importantes. Il faut leur accorder l’attention qu’elles méritent.
David Quayat et Hilary Young nous ont avisés très clairement que, en application de notre fédéralisme et du partage constitutionnel des pouvoirs, la création de motifs de poursuites relève généralement de la compétence des provinces. Je crains que l’on suscite des attentes chez les victimes d’actes terroristes. Lorsqu’elles poursuivront ceux qui leur ont fait du tort, elles constateront que leurs démarches ne seront pas nécessairement couronnées de succès, et elles risquent d’être déçues encore une fois.
Une autre loi me préoccupe particulièrement : la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Cette mesure permettra aux agents d’immigration, en vertu d’une directive ministérielle, de refuser des permis de travail à des ressortissants étrangers que l’on juge susceptibles d’être victimes d’exploitation, ce qui est fort louable. La modification en question vise à empêcher la traite des personnes, les mauvais traitements et l’exploitation d’immigrants vulnérables, particulièrement les femmes. Toutefois, des éléments de ce projet de loi sont aussi très troublants.
Par exemple, en vertu du projet de loi à l’étude, un employeur peut demander à Ressources humaines et Développement des compétences Canada un avis relatif au marché du travail énonçant qu’il n’y a personne au Canada qui peut occuper l’emploi visé. L’employeur est alors autorisé à faire venir de l’étranger un employé avec un permis de travail. Le problème que me pose cette disposition, et dont j’aurais aimé discuter, est le suivant : pourquoi, à ce moment-là, refuse-t-on le permis de travail à l’employé?
À mon avis, si l’on cherche à protéger des personnes vulnérables, particulièrement les femmes, il serait plus juste de s’attaquer à la racine du problème et, d’entrée de jeu, d’interdire aux employeurs d’obtenir des avis relatif au marché du travail pour embaucher des employés, au lieu d’intervenir une fois le permis de travail accordé.