Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 90

Le mercredi 13 juin 2012
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés
La Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés
La Loi sur la sûreté du transport maritime
La Loi sur le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi omnibus C- 31, qui porte sur notre système de détermination du statut de réfugié, sur le passage de clandestins et sur la biométrie. Cette mesure législative soulève de plusieurs questions et je ne peux pas toutes les aborder.

J’espère que nous pourrons étudier plus en détail les divers aspects du projet de loi au comité.

Honorables sénateurs, il y a exactement 40 ans cette année que ma famille et moi sommes devenus des sans-abri. Nous avons perdu toutes nos possessions ainsi que le droit de vivre dans notre pays. Le monde est venu à la rescousse des Asiatiques de l’Ouganda. Les États-Unis, l’Europe, l’Australie et le Canada sont venus à notre secours. Le Danemark a fait encore plus. Ce pays a offert l’asile à toutes les personnes qui souffraient d’un handicap. Les Asiatiques de l’Ouganda ont eu beaucoup de chance. Aujourd’hui, je veux profiter de l’occasion pour remercier tous les pays, en particulier le Canada, qui nous ont accordé l’asile. Je vous remercie beaucoup de nous avoir accueillis et de nous avoir aidés à devenir des citoyens chez vous. Vous êtes venus à notre rescousse lorsque notre propre pays nous a abandonnés, et vous nous avez accueillis chez vous.

Je songe souvent à ce qui serait arrivé à ma famille si nous n’avions pas obtenu l’asile. Je peux vous assurer, compte tenu de ce que nous disait Idi Amin Dada, que nous aurions connu un sort terrible.

Ma plus grande crainte, c’est qu’un jour les Canadiens, qui sont des gens très justes, ferment leur porte aux réfugiés s’ils ont le sentiment que le système de détermination du statut de réfugié fait l’objet d’abus. Par conséquent, je suis la première à dire que notre pays doit avoir un système juste, cohérent et efficace. Je veux que ce système soit solide parce que je ne veux surtout pas que la porte se referme pour des réfugiés qui ont besoin de l’aide du Canada lorsqu’ils fuient la persécution, et qui méritent cette aide. Le projet de loi C-31 reflète la tentative faite par notre gouvernement afin de protéger l’intégrité du système d’immigration du Canada et de faire en sorte que celui-ci soit juste, cohérent et efficace.

Malheureusement, cette mesure législative n’atteint aucun de ces objectifs. Non seulement ne parvient-elle pas à renforcer notre système d’immigration actuel, mais elle renferme aussi des dispositions qui sont inconstitutionnelles et qui vont nettement à l’encontre des obligations internationales du Canada.

En résumé, le projet de loi permet au ministre de désigner l’arrivée d’un groupe de personnes comme une arrivée irrégulière, de désigner un étranger aux fins des questions de détention et de demande du statut de résident permanent et de restreindre le parrainage de membres de la famille.

Cette mesure législative va modifier complètement notre façon de traiter les réfugiés.

Honorables sénateurs, à l’heure actuelle, il y a environ 15 millions de réfugiés dans le monde. En 2010, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a délivré 108 000 demandes d’établissement des réfugiés. De ce nombre, 100 000 réfugiés ont été réinstallés et 12 000 sont venus au Canada. Les réfugiés réinstallés représentent 0,1 p. 100 de l’ensemble des réfugiés dans le monde. La période d’attente moyenne dans les camps est de 17 ans.

Je félicite chaleureusement le ministre Kenney d’avoir fait augmenter de 20 p. 100 le nombre de réfugiés réinstallés. J’ai toujours dit que nous devions accepter un plus grand nombre de personnes qui ont été identifiées dans les camps comme étant des réfugiés.

Le ministre Kenney a déclaré ceci :

Je suis heureux de dire que le gouvernement accroîtra de quelque 20 p. 100 le nombre de réfugiés réétablis, des réfugiés au sens de la convention des Nations Unies, qui vivent dans des camps où les conditions sont inacceptables. Nous les accepterons et leur offrirons dorénavant une nouvelle vie et un nouveau départ au Canada. Nous augmenterons aussi d’environ 20 p. 100 le budget du programme d’aide aux réfugiés pour mieux couvrir les coûts initiaux d’intégration des réfugiés parrainés par le gouvernement

Je crois, moi aussi, que si nous augmentons le nombre de réfugiés en provenance des camps, nous leur donnerons de l’espoir, et ils n’auront pas besoin de mettre davantage leur vie en danger en cherchant un moyen de venir au Canada.

Honorables sénateurs, ce projet de loi m’inquiète avant tout parce que, s’il est adopté, le Canada que nous connaissons ne sera plus du tout le même. Le projet de loi C-31 changera le visage du Canada en ternissant la réputation que le pays a mis des décennies à acquérir.

Un vote pour l’adoption du projet de loi C-31 serait un vote contre la tolérance, l’acceptation, la compassion et la justice, c’est-à- dire contre des principes qui font la fierté de notre grand pays.

Un vote pour l’adoption du projet de loi C-31 est un vote pour la création d’un système à deux vitesses d’accueil des réfugiés, dans lequel les demandeurs d’asile n’auront pas tous le droit d’être entendus en toute équité et de faire valoir les faits relatifs à leur cas particulier. Ce serait un système discriminatoire envers certains réfugiés, selon leur pays d’origine.

Un vote pour l’adoption du projet de loi C-31 est un vote pour traiter les réfugiés victimes de torture, d’abus, de persécutions et de violence fondée sur le sexe comme s’ils étaient des criminels plutôt que des victimes.

Un vote pour l’adoption du projet de loi C-31 est un vote pour adopter un projet de loi qui viole directement la Charte canadienne des droits et libertés et qui est contraire qui contrevient aux diverses obligations du Canada sur la scène internationale.

Enfin, un vote pour l’adoption du projet de loi C-31 sera un vote pour jeter dans des centres de détention de type carcéral, pendant un minimum de six mois, des enfants de 16 ans qui sont venus dans notre pays pour y chercher désespérément asile.

Honorables sénateurs, ce n’est pas le Canada que je connais. Ce n’est pas le Canada qui, il y a 40 ans, a accueilli ma famille lorsque nous cherchions désespérément asile.

Même si plusieurs aspects du projet de loi sont extrêmement troublants, je concentrerai mon propos aujourd’hui sur quelques points qui sont d’un intérêt particulier pour moi. Premièrement, j’expliquerai pourquoi j’estime que plusieurs dispositions de cette mesure sont inconstitutionnelles. Deuxièmement, j’examinerai les effets néfastes du projet de loi sur les enfants. Troisièmement, je parlerai du fait que le projet de loi permet de traiter en criminels plutôt qu’en victimes des réfugiés authentiques. Enfin, je conclurai en abordant brièvement différents autres aspects du projet de loi qui devraient faire l’objet d’un examen plus approfondi. Je parlerai aussi de la biométrie.

Je rappelle aux honorables sénateurs une décision historique pour le système canadien de détermination du statut de réfugié. Harbhajan Singh avait demandé le statut de réfugié parce qu’il avait une crainte fondée d’être persécuté en Inde. Malheureusement, le ministre de l’Emploi et de l’Immigration a rejeté sa demande sur la recommandation du Comité consultatif du statut de réfugié. M. Singh avait contesté la procédure d’arbitrage en vertu de la Loi sur l’immigration, soutenant qu’elle violait l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits. Le gouvernement avait affirmé que, comme il n’avait aucun statut dans le pays, il ne pouvait pas se prévaloir de la Charte. La Cour suprême du Canada a accepté les arguments de M. Singh et a statué que la Charte canadienne des droits et libertés s’appliquait aux demandeurs du statut de réfugié.

Malheureusement, le projet de loi C-31 va à l’encontre de l’arrêt Singh, puisqu’il ne reconnaît pas aux demandeurs du statut de réfugié les droits que leur garantit la Charte des droits et libertés. Par exemple, l’article 7 de la Charte dit que chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Toutefois, le projet de loi C- 31 pourrait nier à des réfugiés authentiques l’accès à leur famille, ce qui constitue une violation de la sécurité de la personne. De plus, le projet de loi peut entraîner des périodes de détention prolongées qui violent le droit à la liberté. L’article 9 de la Charte dit que chacun a droit à la protection contre la détention arbitraire. Le projet de loi C-31 impose cependant une détention sans examen jusqu’à l’expiration de la période de six mois et ne reconnaît pas ce droit puisque le ministre n’est pas tenu responsable des détentions prolongées.

Enfin, l’article 10 de la Charte dit que chacun a droit à un examen de sa détention dans les plus brefs délais. Toutefois, en vertu du projet de loi C-31, si quelqu’un est identifié comme étranger désigné, il est détenu et n’est admissible à un examen qu’après six mois, ce qui ne concorde pas avec la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, d’après laquelle un étranger doit obtenir un examen 48 heures après sa détention. Je dirai, pour être précise, qu’il y a un examen dans les 14 jours. Après ce délai, l’examen suivant ne survient que six mois plus tard. Malheureusement, aux termes du projet de loi C-31, cette définition n’est pas respectée parce que toute personne de plus de 16 ans est traitée en adulte et peut, en conséquence, faire l’objet d’une arrestation et d’une détention injustifiées. De plus, le projet de loi C-31 contient plusieurs dispositions extrêmement préjudiciables aux demandeurs d’asile et aux réfugiés, qui ciblent injustement les enfants et leurs familles.

Honorables sénateurs, le Canada que vous connaissez nie-t-il leurs droits constitutionnels à des personnes en fonction de leur pays d’origine? Le Canada que vous connaissez adopte-t-il des lois qui contredisent directement nos obligations internationales? Ce Canada n’est certainement pas celui que je connais.

Le projet de loi C-31 donnera au ministre le pouvoir d’imposer des sanctions aux étrangers désignés qui arrivent en groupe, comme une détention obligatoire de six mois sans examen, y compris la détention d’enfants de 16 ans. De plus, il leur sera interdit pendant cinq ans de demander le statut de résident permanent, même s’ils sont reconnus comme réfugiés au sens de la convention et ont obtenu des titres de voyage. Ils n’auront pas non plus la possibilité de réunifier leur famille pendant cinq ans.

On ne pourra pas en appeler d’une décision de refuser l’asile. Cela est contraire à notre Charte des droits et libertés, qui garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne.

Les changements proposés à l’article 31 violent le droit international. La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et la Charte sont les piliers de notre système de détermination du statut de réfugié. L’article 31(1) de la convention de 1951 dit expressément qu’aucun pays ne doit imposer des sanctions pénales à des réfugiés du fait de leur entrée irrégulière. Cette disposition figure dans le traité parce qu’il est entendu que les réfugiés peuvent involontairement violer les lois de l’immigration.

En ce qui concerne les enfants, il y a un autre aspect du projet de loi C-31 que je trouve exceptionnellement troublant. Plusieurs, au Canada, ne se rendent pas compte que des enfants sont couramment détenus dans notre pays. En décembre 2008, 61 enfants ont été placés en détention, dont 10 n’étaient pas accompagnés parce qu’ils étaient arrivés sans leurs parents. En 2008, un réfugié âgé de 16 ans a été détenu pendant 25 jours. Il en a beaucoup souffert et a été atteint de troubles physiques et émotionnels. En 2009, un petit garçon de trois ans a été détenu avec sa mère pendant 30 jours. Durant cette période, il a eu de la difficulté à manger et à dormir. Une quarantaine d’enfants qui étaient arrivés en bateau en Colombie- Britannique ont été détenus même s’ils avaient passé trois mois à bord dans des conditions aussi dangereuses que déplorables. Ce groupe est resté en détention pendant plus de six mois.

Des enfants de 16 ans seront détenus et, selon la pratique courante, les plus jeunes resteront en détention avec un parent ou seront confiés aux soins de l’État.

Des enfants maintenus en détention obligatoire en Australie ont développé de graves maladies mentales et ont essayé de se suicider. Une étude réalisée au Royaume-Uni a révélé que la détention cause de graves préjudices aux enfants. Tant le Royaume-Uni que l’Australie avaient mis en œuvre des politiques très semblables à celle dont nous discutons aujourd’hui. Toutefois, les deux pays ont par la suite éliminé ces politiques lorsqu’ils ont compris leurs effets préjudiciables sur les enfants qui cherchaient désespérément un asile. Comme nous avons la preuve que des politiques de cette nature nuisent clairement aux enfants, nous devons tirer des enseignements des erreurs des autres pays et veiller à ne pas négliger d’évaluer adéquatement les répercussions de telles dispositions sur les enfants.

Honorables sénateurs, le Canada est signataire de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant. Il s’est engagé à toujours protéger les droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et relatifs à la santé. Notre pays a l’obligation de respecter cet engagement et de faire tout ce qui est en son pouvoir pour protéger le segment le plus vulnérable de la population de la planète, nos enfants.

La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant définit très clairement qu’un enfant est tout être humain âgé de moins de 18 ans.

Honorables sénateurs, le fait que ce projet de loi prévoit l’arrestation et la détention injustifiée de personnes est profondément troublant, surtout s’il s’agit d’enfants de 16 ou 17 ans. Je suggère fortement à tous mes collègues de revoir ces dispositions et d’adopter une définition d’un enfant qui respecte celle de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, faisant passer l’exigence relative à l’âge de 16 ans à 18 ans.

Dans sa forme actuelle, le projet de loi C-31 viole l’article 37 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, qui affirme ceci :

[Les États parties veillent à ce que :] Nul enfant ne soit privé de liberté de façon illégale ou arbitraire. L’arrestation, la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doit être en conformité avec la loi, n’être qu’une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible […]

Il est extrêmement important d’amender les dispositions du projet de loi C-31 qui prévoient la détention d’enfants âgés de 16 et 17 ans. En repoussant l’âge de deux ans, nous ferions en sorte que des enfants ne soient pas injustement ciblés par ce projet de loi.

Honorables sénateurs, nous ne pouvons accepter qu’un enfant qui a fui son pays parce qu’il y était persécuté risque la prison en arrivant au Canada. C’est totalement inacceptable.

De plus, selon les dispositions du projet de loi C-31 sur les arrivées irrégulières, les enfants de 16 et 17 ans qui seraient passibles d’une détention obligatoire seraient également séparés de leur famille, car les hommes et les femmes sont détenus dans des installations différentes. Cela signifie qu’un enfant ne pourrait se trouver avec ses deux parents, ce qui contrevient totalement au paragraphe 9(1) de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, qui dit ceci au sujet de la séparation forcée :

Les États parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Une décision en ce sens peut être nécessaire dans certains cas particuliers, par exemple lorsque les parents maltraitent ou négligent l’enfant […]

Nous devons nous rappeler que nous devons toujours protéger les intérêts des enfants. Si le projet de loi est adopté, des enfants de 16 et de 17 ans seront injustement placés dans des centres de détention semblables à des prisons, ce qui augmentera le risque qu’ils souffrent de problèmes mentaux et comportementaux graves. De plus, le fait de se trouver dans un nouveau pays et d’être séparés de leurs êtres chers leur causera des troubles émotifs.

Le projet de loi C-31 prévoit la détention forcée d’enfants de 16 et de 17 ans. Est-ce le Canada que vous connaissez? Le projet de loi C- 31 sépare les familles : les mères de leurs fils, les pères de leurs filles, et les frères de leurs sœurs. Est-ce que le Canada que vous connaissez impose une telle épreuve à des familles qui ont déjà tout perdu, des familles qui sont venues ici en quête de sécurité, de protection et d’occasions? Ce n’est certainement pas le Canada que je connais.

Honorables sénateurs, le projet de loi C-31 traite les réfugiés comme des criminels plutôt que comme des victimes.

Le droit international reconnaît que les réfugiés n’ont souvent d’autre choix que d’entrer illégalement dans un pays d’accueil. La Convention sur les statut des réfugiés interdit par conséquent aux gouvernements de pénaliser les réfugiés qui entrent ou demeurent illégalement sur leur territoire parce que les faux documents peuvent être le seul moyen qu’ils possèdent de fuir la persécution qui sévit dans leur pays.

Le Canada reconnaît ce fait à l’article 133 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Toutefois, le projet de loi C-31 permettrait au ministre de désigner l’arrivée d’un groupe comme une arrivée irrégulière si l’identité des membres du groupe ne peut pas être établie assez rapidement, ou si l’on soupçonne que des personnes ont été transportées clandestinement ou qu’une activité criminelle s’est déroulée. Le fait que des réfugiés aient ou produisent de faux documents les rend plus susceptibles d’être considérés comme des étrangers désignés, parce que ces documents pourraient nuire à la capacité du ministre d’établir l’identité d’une personne en temps opportun.

Par conséquent, le projet de loi C-31 risque de traiter des personnes qui ont réellement besoin d’un asile comme des criminels plutôt que comme des victimes.

D’une façon plus précise, les dispositions sur les arrivées irrégulières prévoient que les enfants de 16 ans ou plus peuvent être détenus, et que les enfants de moins de 16 ans peuvent être séparés de leur famille sans que le gouvernement fédéral ne soit tenu de justifier la détention. Cette façon de faire est inconstitutionnelle et elle est tout à fait contraire aux obligations internationales du Canada.

Le pouvoir du ministre de désigner l’arrivée d’un groupe comme une arrivée irrégulière pose un risque pour ceux qui ont réellement besoin d’un asile. En vertu de la loi, un demandeur du statut de réfugié légitime peut être identifié comme faisant partie d’une arrivée irrégulière, et ainsi, être considéré comme un étranger désigné.

Le ministre peut désigner une arrivée comme étant irrégulière en se fondant sur l’un des deux critères suivants : si une personne fait partie d’un groupe de deux personnes ou plus qui inclut des personnes dont l’identité ne peut être établie en temps opportun, ou si le ministre a des motifs raisonnables de croire que le bateau à bord duquel des personnes sont arrivées sert au passage de clandestins ou à une activité criminelle.

Il s’ensuit que des demandeurs du statut de réfugié légitimes pourraient se voir imposer les peines sévères qui s’appliquent aux étrangers désignés. En ce sens, la désignation ne se fonde pas uniquement sur le contexte de l’activité présumée de contrebande, mais aussi sur l’absence de ressources administratives suffisantes pour traiter les arrivées. En outre, seul le ministre de la Sécurité publique peut faire cette désignation, qui n’est assujettie à aucun contrôle de la part du Parlement et qui ne peut pas non plus faire l’objet d’un appel.

Malheureusement pour la personne considérée comme un étranger désigné, même si elle finit par être reconnue comme un authentique réfugié, les conséquences comprennent une détention qui peut durer un maximum de six mois, l’impossibilité de demander la résidence permanente pendant cinq ans et l’interdiction de parrainer des membres de sa famille pendant cinq ans également.

Il est très important que nous examinions la définition que le projet de loi propose de la notion d’« arrivée irrégulière ». Dans cet examen, nous ne devons pas perdre de vue le fait que, étant donné la situation géographique du Canada, les demandeurs d’asile et les réfugiés n’ont souvent pas d’autre choix que d’arriver par navire. Vous le comprendrez tous, j’en suis certaine, arriver par avion si on n’a pas de papiers en règle est difficile, voire impossible. Par conséquent, les demandeurs d’asile n’ont souvent d’autre choix que d’entrer au Canada sur un navire qui, pour pouvoir prendre la mer, doit transporter un grand nombre de passagers.

Nous savons tous que, lorsqu’une personne s’enfuit de son pays, elle ne peut pas toujours prendre ses documents.

De plus, pour entrer au Canada en provenance de la plupart des pays, on a besoin d’un visa, et le réfugié ne peut pas toujours l’obtenir. En désespoir de cause, il s’adresse à des gens peu recommandables et voyage avec de faux documents.

Souvent, les réfugiés n’ont pas la possibilité de fuir en emportant les bons documents. Par conséquent, lorsqu’ils arriveront ici, nous pourrons les mettre en détention aux termes du projet de loi C-31.

Comment pouvons-nous détenir des réfugiés?

Honorables sénateurs, en 1972, toute ma famille a été contrainte de fuir l’Ouganda, où mon père et moi sommes nés, et nous avons cherché refuge au Canada. Je ne saurais exprimer la peur, le désespoir, l’impuissance qui submergeaient ma famille et ma collectivité. Nous avons été forcés de quitter le seul foyer que nous connaissions avec les seuls vêtements que nous avions sur le dos. Nous craignions pour notre vie et notre sécurité. Nous implorions le ciel de pouvoir fuir en sécurité et d’avoir la chance de rebâtir nos vies. Juste avant notre fuite, mon mari, Nuralla, a été placé en détention. J’ai failli le perdre. Nous habitions dans un village très éloigné de l’aéroport. Il nous a fallu des heures pour y arriver. À chaque point de contrôle de l’armée, j’étais pétrifiée tellement j’avais peur que Nuralla ne soit de nouveau détenu. Nous sommes toujours marqués par les outrages que nous avons subis en nous rendant à l’aéroport.

J’estime avoir eu énormément de chance d’être accueillie au Canada, un pays reconnu à l’étranger comme étant compatissant, accueillant et tolérant. Je suis extrêmement reconnaissante de pouvoir me dire Canadienne et de représenter ma province, la Colombie-Britannique, au Sénat du Canada

Malheureusement, le projet de loi C-31 viole les droits fondamentaux de ceux qui cherchent désespérément à obtenir l’asile et le statut de réfugié.

Moi qui ai dû un jour demander refuge, je sais quel courage il faut monter et quels sacrifices il faut consentir pour quitter le seul pays qu’on connaît et entreprendre une vie nouvelle dans un pays étranger et inconnu. Plusieurs facteurs peuvent pousser une personne à demander refuge ou à émigrer vers un nouveau pays. Au cours des dernières décennies, les bouleversements politiques, les conflits, les persécutions, les changements climatiques et les crises alimentaires et économiques ont incité des gens de tous les milieux à immigrer au Canada, un pays plein de possibilités et de promesses.

Le projet de loi C-31 ne tient aucunement compte des circonstances dangereuses que bien des hommes, des femmes et des enfants doivent affronter au péril de leur vie et, pis encore, il fait en sorte que ces personnes auront l’impression qu’on ne veut pas d’eux, qu’on les traite comme des criminels, et non comme des victimes.

Honorables sénateurs, est-ce là le Canada que nous connaissons? Le Canada que nous connaissons tourne-t-il le dos à ceux qui ont désespérément besoin d’aide et leur refuse-t-il de faire entendre leur cause à la faveur d’un juste procès? Le Canada que nous connaissons fait-il la sourde oreille aux cris des mères qui cherchent désespérément à protéger leurs enfants?

La biométrie est un élément très important. En 2002, lorsque le Parti libéral formait le gouvernement, je me suis beaucoup occupée de cette question. Je félicite le ministre de s’y intéresser de nouveau. C’est une mesure très importante, car il y a une cause très légitime à faire valoir pour l’utilisation des renseignements biométriques non seulement pour les personnes qui viennent chez nous, mais aussi pour celles qui sont expulsées, afin d’éviter qu’elles ne reviennent. Des pays du monde entier mettent cette technologie en place. Au comité, nous étudierons l’encadrement de cette technologie et les mesures à prendre pour protéger la vie privée des réfugiés.

Comme je l’ai déjà affirmé, le projet de loi C-31 est un projet de loi omnibus, et il regroupe plusieurs questions que je voudrais signaler aux sénateurs. Je ne pourrai cependant pas les présenter de façon exhaustive, puisqu’il me reste fort peu de temps. Il y a néanmoins plusieurs questions que je voudrais effleurer, des questions que, je l’espère, nous pourrons étudier plus en détail, comme la réunification des familles.

Je commence justement par la réunification des familles. Le réfugié est contraint d’abandonner bien des choses derrière lui dans sa fuite : sa maison, ses biens, ses amis, mais surtout sa famille. Conscients de la perte énorme que cela constitue, les rédacteurs de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés ont dit expressément que l’unité familiale était un droit fondamental des réfugiés.

Le projet de loi C-31 oblige le réfugié à attendre cinq ans après son acceptation comme réfugié au sens de la convention, ce qui, de façon réaliste, peut finir par être une attente de huit ans, avant qu’il puisse retrouver sa famille. Cette séparation forcée pour les personnes qui obtiennent le statut de réfugié au Canada constitue un préjudice grave non seulement pour les réfugiés, mais aussi pour leur famille, car cette séparation provoque de nombreuses difficultés et provoque une détresse affective et psychologique.

La situation est pire encore pour l’enfant qui arrive chez nous et est privé de sa famille pendant très longtemps, de sorte qu’il ne peut compter sur l’amour, les soins et les conseils de sa famille. Voilà qui est contraire non seulement à la Convention relative au statut des réfugiés, mais aussi à la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant.

Il y a un autre élément préoccupant : les dispositions du projet de loi C-31 qui repoussent de cinq ans la demande de résidence permanente. La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés dispose clairement que les États sont tenus de faciliter la naturalisation des réfugiés. Parce qu’il impose un délai de cinq ans avant qu’un étranger désigné reconnu comme réfugié au sens de la convention puisse demander la résidence permanente, le projet de loi C-31 va à l’encontre de l’article 34 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés.

Au sujet du processus d’appel, les sénateurs se souviendront certainement qu’il n’y a pas si longtemps, nous avons tous accepté le dernier projet de loi sur l’immigration que le ministre Kenney a présenté au Sénat et dont nous avons été saisis parce qu’il avait l’intention de mettre en place un processus d’appel. Cela devait se faire en juin. Ce processus ne sera pas mis en œuvre comme nous nous y attendions.

Le projet de loi C-31 limite l’accès à la Section d’appel des réfugiés pour les demandeurs venant de pays d’origine désignés, les étrangers désignés qui arrivent au Canada en passant par un tiers pays sûr et ceux dont la demande de statut de réfugié n’est pas jugée crédible. Restreindre le droit d’appel dans ces cas est une mesure punitive et injuste, surtout à la lumière de l’engagement que le ministre a pris devant nous, au Sénat, l’année dernière.

Certains délais sont également raccourcis. Le projet de loi C-31 modifie le processus menant à une audience initiale de la Section d’appel des réfugiés, réduisant considérablement les délais. Une fois la demande présentée, le demandeur aura 15 jours pour produire un formulaire de fondement de la demande. Le délai actuel est de 28 jours. Ayant moi-même rempli des centaines de ces formulaires, je peux affirmer personnellement qu’il s’agit là d’un travail extrêmement important de collecte de renseignements qui prend beaucoup de temps parce qu’il est nécessaire de gagner la confiance du demandeur pour être en mesure de remplir adéquatement le formulaire.

Le projet de loi C-31 donne au ministre le pouvoir exclusif de choisir les pays d’origine désignés ou les pays sûrs, alors que cette tâche était auparavant confiée à un comité consultatif. Les demandeurs venant de ces pays subiront de sérieux inconvénients sur le plan de la procédure, à savoir des délais réduits de traitement à la Section du statut de réfugié, l’absence de droit de recours et le renvoi possible avant que la demande d’examen judiciaire n’ait abouti.

Cela est incompatible avec les articles 7 et 15 de la Charte.

De plus, les réfugiés n’auront pas accès à des soins de santé. En vertu de ces dispositions, ils ne recevront pas non plus de médicaments à cause des compressions massives dont le Programme fédéral de santé intérimaire a fait l’objet sans que les provinces soient consultées. Les réfugiés n’auront donc pas droit aux médicaments prescrits pour des maladies courantes telles que le diabète, le cancer ou l’insuffisance cardiaque.

Honorables sénateurs, le Canada a une réputation bien méritée grâce à sa bienveillance et à sa tolérance exceptionnelles. Il a aussi la réputation de s’être toujours montrés généreux envers ceux qui cherchaient asile et protection. Toutefois, cela n’a pas toujours été le cas. Il fut un temps où notre gouvernement imposait une taxe d’entrée à tous les immigrants chinois, refusait de permettre aux agriculteurs africains de s’établir dans notre pays et incarcérait les Canadiens d’origine ukrainienne et, par la suite, ceux d’origine italienne et japonaise. Le Sénat est actuellement saisi d’une motion qui exhorte le gouvernement du Canada à présenter des excuses officielles à tous ces gens qui ont souffert des politiques canadiennes discriminatoires ou qui ont été renvoyé lorsqu’ils ont essayé d’entrer au Canada en 1914.

Notre gouvernement a pris conscience de ces injustices et a choisi de remédier à ses torts. Notre gouvernement a travaillé fort pendant des décennies pour que le Canada soit perçu comme un pays fondé sur les principes de la justice, de l’égalité, de l’équité, de la bienveillance et de la tolérance.

Le projet de loi C-31 ne reflète pas ces principes. Le projet de loi C-31 ne porte pas remède aux torts causés par le passé. Au contraire, il les répète. Le projet de loi C-31 modifiera la façon dont la communauté internationale perçoit notre grand pays, ternissant une réputation que nous avons mis près d’un siècle à bâtir. Le projet de loi C-31 changera la nature du Canada tel que nous le connaissons.

En examinant le projet de loi, j’ai pensé à ma famille. Si elle n’avait pas pu profiter de la largesse des Canadiens, si elle n’avait pas été accueillie à bras ouverts, si elle était arrivée il y a 40 ans avec un projet de loi C-31 en vigueur, que serait-il advenu de nous? Nous étions 10 à notre arrivée. Nous aurions été considérés comme un groupe. Le projet de loi dit que si on arrive dans un groupe de plus de deux personnes, on est placé en détention. Les membres de ma famille auraient été placés dans un centre de détention assimilable à une prison. Mes deux jeunes sœurs, qui n’avaient pas encore 18 ans, auraient elles aussi été détenues. Même si mon fils, qui venait juste d’avoir un an, aurait échappé à la détention, il aurait été séparé de sa famille et confié à l’État. Pour une mère, cela est inimaginable.

Honorables sénateurs, j’ai rencontré l’année dernière en Afrique plusieurs Somaliens en fuite. Beaucoup de pays africains donnent asile à des milliers de Somaliens. En vertu du projet de loi C-31, si un Somalien de 16 ans arrive au Canada, il sera détenu pendant six mois. Si, par la suite, il est considéré comme un réfugié, il lui sera interdit pendant cinq ans de présenter une demande de résidence permanente ou de chercher à réunifier sa famille.

Le Royaume-Uni et l’Australie ont renoncé à leur politique de détention des jeunes de 16 ans. Nous devrions faire la même chose.

Nous allons aussi priver les demandeurs du statut de réfugié de médicaments essentiels.

Honorables sénateurs, je sais que le comité étudiera soigneusement ce projet de loi. Même si je conviens que nous avons besoin d’un système d’immigration équilibré et équitable, nous devons veiller à maintenir notre réputation de compassion et d’humanité.

J’exhorte tous les sénateurs à étudier soigneusement le projet de loi C-31 et à rester fidèles aux valeurs grâce auxquelles nous sommes fiers de dire que nous sommes Canadiens.