Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 92

Le lundi 18 juin 2012
L’honorable Donald H. Oliver, Président intérimaire

La prévention et l’élimination des atrocités de masse

Interpellation—Suite du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur l’interpellation de l’honorable sénateur Dallaire, attirant l’attention du Sénat sur le manque d’engagement constant du Canada en matière de prévention et d’élimination des atrocités de masse, et demandant également au Sénat de suivre la recommandation du Secrétaire général des Nations Unies en désignant 2012 comme l’année de la prévention des atrocités de masse.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de l’interpellation du sénateur Dallaire sur la prévention et l’élimination des atrocités de masse en temps de guerre.

Le sénateur Dallaire, qui a parlé si éloquemment, nous a donné un aperçu des dures réalités que vivent plusieurs personnes dans le monde chaque jour. Cela nous rappelle à quel point nous avons de la chance de vivre au Canada, un pays qui a comme principes la justice, les droits de la personne et l’égalité.

Je remercie le sénateur Dallaire d’avoir présenté cette interpellation très pertinente et, surtout, pour tout le travail qu’il fait au nom des Canadiens pour mettre fin aux atrocités de la guerre et tenter de restaurer la paix dans des régions ravagées par la guerre. Je le remercie plus particulièrement pour tout le travail qu’il a fait en Afrique, le continent où je suis née.

J’en profite pour remercier le sénateur Eggleton de nous avoir informés sur le rôle que le Canada a joué au Kosovo lorsqu’il était ministre de la Défense. Nous savons tous qu’un grand nombre de vies ont été sauvées parce que notre pays a décidé d’intervenir et de venir en aide au peuple du Kosovo.

Les sénateurs Dallaire et Eggleton non seulement savent à quel point la guerre est destructrice, mais ils agissent aussi pour trouver des moyens de sauver des vies et je tiens à les remercier pour le bon travail qu’ils font.

Comme les sénateurs le savent, j’ai été nommée au poste d’envoyée du Canada au Soudan en 2002. Pendant quatre ans, j’ai eu l’honneur de voyager dans plusieurs régions de ce pays en tant que votre envoyée. J’ai visité tant le Sud que le Nord du Soudan et j’ai constaté de visu l’incidence que la guerre a eue sur la vie des Soudanais. À l’époque, cela faisait 50 ans que le Soudan était en guerre et, dans de nombreuses régions du Soudan du Sud, c’était littéralement le néant. Il n’y avait plus d’école, d’hôpital ou de bâtiment. Tout avait été détruit et plusieurs personnes m’ont dit que lorsqu’un immeuble était construit, il était détruit peu de temps après.

[Français]

La première guerre civile soudanaise s’est déroulée de 1955 à 1972, entre le Nord et le Sud du Soudan. Plus de 500 000 personnes sont mortes pendant cette guerre. Malheureusement, l’accord qui a marqué la fin de la guerre n’a pas réussi à soulager les tensions entre le Nord et le Sud, ce dernier réclamant une meilleure représentation et autonomie régionale.

Cela a conduit à la seconde guerre civile soudanaise, en 1983, qui a duré jusqu’à 2005. Deux millions de personnes sont mortes. Quatre millions ont été forcées d’abandonner leur maison.

Au cours de 50 ans de guerre, plus de 6,5 millions de personnes sont mortes ou ont été forcées d’abandonner leur maison. Ce nombre égale la somme des populations de la Colombie-Britannique, du Manitoba et de la Nouvelle-Écosse. Il défie l’imagination.

[Traduction]

Avec ses terres très fertiles, le Soudan du Sud pourrait visiblement nourrir ses habitants. Toutefois, à l’époque, et malheureusement même maintenant à certains endroits, les Soudanais sont obligés de dépendre de l’aide alimentaire car ils se déplacent constamment pour essayer de fuir la violence. J’ai vu de mes propres yeux les répercussions bouleversantes qu’a la guerre sur les populations et, surtout, sur la vie des enfants.

À mes débuts comme envoyée, je demandais quelles étaient les quantités de nourritures acheminées à la région et si les denrées se rendaient à ceux qui en avaient le plus besoin. Après un certain temps, j’ai établi ma propre façon non scientifique de déterminer la gravité de la situation dans une région donnée.

Je me rendais dans les banques alimentaires dans des régions très éloignées pour voir les aliments qui étaient disponibles pour les enfants souffrant de malnutrition. Ces enfants n’étaient pas seulement affamés; ils mourraient littéralement de faim.

(2050)

Si j’ai bien compris, pour qu’un enfant récupère, il doit être nourri au moins huit fois par jour. Je n’ai trouvé aucun centre qui puisse répondre à cette exigence. Les centres les mieux équipés étaient en mesure de nourrir les enfants quatre ou cinq fois par jour. Cependant, la majorité des centres n’étaient en mesure de les nourrir que deux ou trois fois par jour.

C’est alors que j’ai pris conscience de la véritable atrocité de la guerre : la guerre, c’est voir des enfants au ventre gonflé, à la peau flasque et pendante. La guerre, c’est voir les cheveux noirs d’un enfant devenir blonds en raison de la malnutrition. La guerre, c’est se sentir soulagé d’entendre un enfant hurler ou pleurer, sachant que le silence est habituellement un signe de défaite.

Dans le Sud du Soudan, la situation était désastreuse un peu partout, car la guerre, qui a duré 50 ans, avait eu raison des autorités, et nous n’avions plus ne serait-ce qu’un semblant de gouvernement ou de gouvernance tribale. Dans le Nord du Soudan, plusieurs villes étaient détruites ou dévastées par la pauvreté, en raison de la guerre.

Je me suis rendue dans une région à proximité de Port-Soudan, dans l’est du pays, où de grands navires viennent apporter d’énormes quantités d’aide alimentaire. J’y ai visité des camps de personnes déplacées. Ils manquaient de nourriture et d’autres produits de première nécessité. Je n’oublierai jamais le jour où j’ai rencontré une mère flanquée de ses quatre enfants — elle en portait deux et les deux autres s’accrochaient à elle. Cette femme m’a pratiquement traînée vers un endroit d’où le port était visible et m’a dit :

Vous voyez, ces tonnes d’aliments arrivent au port, mais aucun sac — même pas un petit sac — ne nous est distribué. Nous mourons de faim pendant que toute cette nourriture est amenée loin d’ici.

Elle a dit qu’elle avait été forcée de regarder ses enfants et son peuple mourir pendant que le monde ignorait ses pleurs.

Puis, malheureusement, il y a eu le grand conflit au Darfour. La délégation canadienne a été la première à se rendre à El Fasher, où les combats étaient intenses. On m’a dit que nous irions dans un camp des Nations Unies pour personnes déplacées. J’imaginais des tentes bleues montées en rangées, des comptoirs de nourriture et des personnes qui recevaient une aide médicale. Nous avons été accueillis par le personnel de l’armée canadienne, qui faisait un travail remarquable dans des circonstances très difficiles.

Les gens au camp avaient fui les bombardements et avaient mené des vies assez paisibles. Par conséquent, ils étaient vraiment en état de choc et de déni face à ce qui leur était arrivé.

Honorables sénateurs, rien ne m’avait préparé à ce que j’ai vu. Il n’y avait pas de tentes, seulement des abris de fortune en plastique déchiré. L’approvisionnement en eau, qui se limitait à un seul robinet, n’avait pas été branché. Les gens attendaient encore que la nourriture soit livrée. Lorsque je suis arrivée, les mères m’ont entourée et elles m’ont dit de remercier les Canadiens pour l’aide que nous apportions au camp, étant donné que nous avions donné de l’argent de l’UNICEF pour dispenser un enseignement aux enfants.

J’ai été frappée de stupeur lorsque ces mères m’ont remerciée. J’étais au centre d’un camp où les conditions étaient déplorables, mais ces femmes me remerciaient pour tout ce que notre pays avait fait.

Puis, j’ai compris : les parents du monde entier veulent tous la même chose. Ils veulent le meilleur pour leurs enfants, et le meilleur pour leurs enfants, même en pleine guerre, c’est l’éducation.

Depuis, je me suis rendue dans un grand nombre de pays dans le monde. Les gens, en particulier les mères, me répètent constamment qu’ils veulent éduquer leurs enfants. La guerre n’enlève à personne le désir de vivre une vie aussi normale que possible. Les parents s’efforcent de rendre la vie de leurs enfants aussi normale que possible et ils sont conscients de l’importance de l’éducation dans la vie de leurs enfants.

J’ai visité plusieurs camps en tant qu’envoyée au Darfour. Un jour, je me suis rendue au camp de personnes déplacées de Nyala, où je me suis liée d’amitié avec Ahmed, un garçon de neuf ans. J’avais visité ce camp à de nombreuses reprises et j’avais remarqué qu’Ahmed gardait ses distances. Un jour, je lui ai apporté des crayons de couleur et du papier et je me suis assise près de lui. Après un certain temps, il s’est mis à dessiner et je suis partie. Le jour suivant, lorsque je suis retournée au camp, Ahmed a couru à ma rencontre et m’a montré son œuvre. J’y ai vu toutes sortes d’images, et je prie pour qu’aucun enfant ne soit témoin d’une telle scène. Il avait dessiné un hélicoptère larguant des bombes et détruisant son village. Il avait dessiné aussi des gens étendus au sol, qu’il avait colorés de rouge pour illustrer le sang, comme il me l’expliqua.

Après avoir vu ce dessin, j’ai demandé à Ahmed ce qui lui était arrivé. Il perdit alors sa timidité. Il me raconta que la milice avait tué toute sa famille. Elle avait tué sa mère, son père et ses sept frères et sœurs. Il m’expliqua aussi que, s’il avait survécu, c’est qu’il était parti chercher du bois pour faire du feu et que l’attaque s’était produite en son absence. Avec les quelques autres survivants de son village, il s’était par la suite rendu à pied au camp.

La guerre a enlevé à Ahmed sa famille, son enfance et surtout son innocence et sa tranquillité d’esprit.

Honorables sénateurs, pendant les quatre années où j’ai été envoyée spéciale du Canada au Soudan, j’ai vu beaucoup de choses terribles, qui me font encore faire des cauchemars aujourd’hui. Cependant, rien n’aurait pu me préparer à ma rencontre avec Samia.

Au Darfour, je me suis rendue dans une maison qui abritait des bébés nés de mères victimes de viol. Ils avaient été abandonnés par leur mère, non pas parce qu’elles souhaitaient s’en défaire, mais plutôt parce qu’elles craignaient ce qui arriverait à leur bébé si elles le ramenaient chez elles.

Là-bas, le personnel m’a parlé de Samia. Âgée de deux ans et demi, elle était très émaciée. On m’a dit que sa mère avait l’habitude de lui rendre visite tous les jours et qu’elle pleurait au moment de partir. Samia ne pouvait pas rentrer à la maison parce qu’elle représentait le souvenir vivant du viol brutal dont sa mère avait été victime. La mère de Samia rêvait d’être réunie avec sa fille, mais elle savait que celle-ci rappellerait à son mari le viol collectif qu’elle avait subi et le fait qu’il n’avait pas pu la protéger à ce moment-là.

Samia faisait le sacrifice ultime. Je lui ai souvent rendu visite et je me suis attachée à elle. Je n’oublierai jamais la première fois où je l’ai prise dans mes bras. La peau pendait sur ses os, mais tout ce qu’elle voulait, c’était que les gens la serrent dans leurs bras. Comme tous les enfants du monde, Samia voulait qu’on s’occupe d’elle et qu’on l’aime. Je voyais bien l’angoisse dont souffrait sa mère lorsqu’elle devait quitter sa petite princesse, et il m’est arrivé de pleurer avec elle.

Je pense souvent à la souffrance qu’ont dû endurer Samia et sa mère, et je me sens en quelque sorte personnellement responsable de leur sort, car j’occupais le poste d’envoyée spéciale, et je me suis toujours demandé si le Canada n’aurait pas pu en faire plus pour mettre un terme à la guerre qui touchait les habitants du Darfour.

Honorables sénateurs, Samia est la raison pour laquelle nous devons mettre un terme aux atrocités de la guerre. Comme l’a déclaré Francis Deng, conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU pour la prévention du génocide :

[…] la prévention avant l’escalade est la meilleure solution. En effet, si on établit des contacts sans tarder avec les gouvernements, avant qu’ils ne soient placés sur la défensive, on peut faire beaucoup de choses pour éviter ce choix critique entre l’engagement militaire et l’indifférence.

Nous devons nous rappeler que décider de ne pas agir, c’est aussi une décision.

Honorables sénateurs, au nom d’Ahmed et de Samia, nous devons agir pour mettre un terme aux guerres. Merci.

Des voix : Bravo!

(Sur la motion du sénateur Carignan, le débat est ajourné.)