Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 96

Le vendredi 22 juin 2012
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

Le Code criminel

Projet de loi modificatif—Troisième lecture

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Boisvenu, appuyée par l’honorable sénateur Runciman, tendant à la troisième lecture du projet de loi C-310, Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes).

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-310, Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes).

Le projet de loi C-310 apporte trois modifications importantes au Code criminel. D’abord, il ajoute les infractions existantes concernant la traite des personnes, soit les articles 279.01 et 279.011, à la liste des infractions qui, si elles sont commises à l’étranger par un Canadien ou un résident permanent du Canada, peuvent faire l’objet de poursuites au Canada. L’article 279.01 porte sur la traite des personnes, tandis que l’article 279.011 porte expressément sur la traite des enfants, c’est-à-dire les mineurs de moins de 18 ans.

Deuxièmement, après avoir été modifié au Comité de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, le projet de loi C-310 s’applique à deux autres articles du Code criminel. La traite des personnes peut également entraîner des poursuites au pénal au Canada même si les actes ont été commis à l’étranger. Ce sont les articles 279.02 et 279.03.

Le premier article concerne des cas où une personne bénéficie d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’elle sait provenir de la perpétration d’une infraction de traite des personnes. Le deuxième porte sur le cas où une personne cache, enlève, retient ou détruit tout document de voyage d’une personne, comme un passeport, qui établit la citoyenneté de cette personne.

Troisièmement, le projet de loi C-310 modifiera les définitions des termes « exploitation » et « traite des personnes » pour y ajouter un outil d’interprétation pour les tribunaux lorsqu’il s’agit de voir si une personne est victime de traite ou non.

Ce projet de loi a été adopté à l’unanimité par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, et tous les membres du comité conviennent que c’est un outil supplémentaire pour mettre fin à la traite des personnes, qu’il s’agisse de les exploiter sexuellement ou de les faire travailler comme des esclaves.

Je voudrais remercier le sénateur Boisvenu, parrain de ce projet de loi, ainsi que les sénateurs Runciman et Fraser, du Comité des affaires juridiques, pour avoir guidé le comité dans son étude de ce projet de loi. Je suis convaincue que les sénateurs appuieront ce projet de loi, eux aussi, et en comprendront l’utilité pour protéger des populations figurant parmi les plus vulnérables au monde.

Avant de continuer, j’aimerais à nouveau remercier la députée Joy Smith d’avoir attiré l’attention sur cette importante question en présentant ce projet de loi d’initiative parlementaire. Cela fait plusieurs années que je travaille avec Joy, dont j’ai toujours admiré le dévouement face à la question de la traite des personnes.

Durant l’examen au comité du projet de loi C-310, nous avons eu le plaisir d’accueillir Mme Shirley Cuillierrier, de la Division de l’immigration et des passeports de la Gendarmerie royale du Canada. Elle a fourni au comité deux définitions utiles dont j’aimerais faire part aux sénateurs. Elle a dit ce qui suit :

Le passage de clandestins, c’est le transport illégal de personnes par-delà des frontières internationales, avec leur consentement, contre paiement. Dans la majorité des cas, dès qu’elles ont payé leurs frais, les personnes sont libres lorsqu’elles arrivent à destination.

Elle a également défini la traite des personnes pour le comité. Elle a dit ceci :

La traite des personnes est un crime tout autre qui comprend le recrutement, le transport et l’hébergement de personnes contre leur volonté en vue de les exploiter, souvent dans l’industrie du sexe ou pour le travail forcé.

De plus, M. Irwin Cotler a affirmé que la traite des personnes est une atteinte à notre humanité collective, qui touche au cœur même de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Honorables sénateurs, nous savons tous que les trafiquants s’en prennent aux personnes les plus vulnérables. Plusieurs témoins ont affirmé au comité que de nombreux Canadiens qui exploitent des gens à l’étranger ne sont pas traduits en justice puisque le droit canadien ne permet pas aux autorités de porter des accusations contre ces criminels au Canada.

Le projet de loi C-310 changerait cela. Il ferait en sorte que les Canadiens soient traduits en justice même s’ils exploitent des gens à l’étranger.

Aujourd’hui, nous avons la possibilité en tant que législateurs de créer des lois qui aideront à protéger les membres les plus vulnérables de notre société et qui assureront qu’aucun Canadien ne puisse exploiter une autre personne, peu importe si elles se trouvent à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada.

Honorables sénateurs, malheureusement, de nombreuses victimes de la traite des personnes n’ont pas les moyens de faire connaître leur expérience et d’exprimer leur tristesse. Elles sont obligées de souffrir en silence.

Dans mon discours à l’étape de la troisième lecture, je m’inspirerai des témoignages entendus par le comité, qui non seulement mettront en valeur l’excellent travail que beaucoup de personnes font dans le dossier, aussi mais donneront aux honorables sénateurs un aperçu des dures réalités auxquelles sont confrontées beaucoup de victimes de la traite des personnes et donneront une voix aux victimes qui sont trop souvent réduites au silence.

Mon but aujourd’hui, honorables sénateurs, consiste à aider les autres à rompre ce silence en partageant certaines de leurs histoires. Personne ne devrait être forcé de souffrir en silence.

Honorables sénateurs, j’aimerais commencer par citer un extrait du témoignage de M. Brian McConaghy, fondateur de Ratanak International, organisme qui a pour mandat d’apporter de l’aide, de favoriser le développement et de lutter contre le commerce du sexe au Cambodge. Voici ce que M. McConaghy a dit :

Je suis fort de 22 ans d’expérience à la GRC et de 23 ans d’activité dans des œuvres de bienfaisance au Cambodge. Dans mon double rôle de gendarme et d’administrateur d’une ONG, j’ai participé aux enquêtes sur des pédophiles canadiens qui vont à l’étranger pour s’en prendre à des enfants exploités.

La situation des enfants pris à ce piège est tellement grave et les actes commis contre eux sont tellement scandaleux que je me suis senti obligé de démissionner de la GRC pour me mettre à temps plein au service de ces enfants.

La personne qui comparaît aujourd’hui devant vous n’est ni naïve ni hypersensible, elle a simplement été conditionnée par des décennies d’exposition à la violence. Cela étant posé, je vous garantis que la question de la traite des personnes est l’une des plus monstrueuses et des plus pressantes auxquelles j’ai été confronté.

Il est facile, en Asie, d’être le témoin du conditionnement des enfants destinés à être soumis à une agression. Il n’est pas rare que de jeunes garçons affamés se rendent « volontairement » à l’appartement d’un Occidental, attirés par la promesse de voir des vidéos de Disney et de manger des pizzas à volonté. Certains vont même jusqu’à affirmer que les enfants consentent à ces actes. Une chose est sûre, cependant, c’est qu’un enfant est prêt à accepter presque n’importe quoi s’il est poussé par la faim. Et quand la faim sert d’outil pour exercer un contrôle sur un enfant, il faut parler d’exploitation. Voilà les activités auxquelles se livrent des Canadiens que je connais.

Même ce genre d’exemple est loin de nous donner une idée des activités pornographiques dures auxquelles se livrent sans honte des pédophiles canadiens endurcis qui fréquentent des bordels où ils commandent le genre de « produit » qu’ils recherchent— âge, sexe et stature — et se font livrer leurs victimes impuissantes dans des cellules de viol où elles n’ont d’autre choix que d’attendre de subir leur sort. Il m’apparaît évident que ces activités, […] qui consistent notamment à recruter et à transporter les victimes, constituent du trafic d’êtres humains.

Les sociétés comme celle du Cambodge après le génocide ne sont plus en mesure de protéger leurs enfants. Voilà ce qui rend les activités des prédateurs canadiens encore plus odieuses, car en voyage, ils bénéficient de tous les droits et privilèges que confère le passeport canadien. Ils voyagent pour se soustraire aux protections prévues dans la loi canadienne et assurées par les services médicaux et les familles aimantes canadiennes. Ils voyagent partout sur la planète pour traquer des enfants qui n’ont jamais bénéficié de cette protection.

Honorables sénateurs, je sais que, après avoir entendu les paroles de M. McConaghy, nous conviendrons qu’il faut en faire plus pour veiller à mettre fin à de telles injustices.

Mme Julia Beazley, qui est analyste politique de l’Alliance évangélique du Canada, a donné une meilleure idée de ce grave problème au comité lorsqu’elle a déclaré ce qui suit :

La traite des personnes est une grave violation des droits de la personne et, selon les Nations Unies, c’est la forme de crime organisé transnational qui connaît la plus forte croissance. Le rapport concernant la traite des personnes de 2011 du département d’État américain indique que le Canada est un pays d’origine, de transit et de destination pour les hommes, les femmes et les enfants victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle et de travaux forcés. De plus en plus de femmes et de jeunes filles canadiennes sont victimes de la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle commerciale au Canada.

Le Canada est également un pays d’où proviennent de nombreuses personnes qui s’adonnent au tourisme sexuel dans des pays comme le Cambodge, où elles pratiquent des actes sexuels avec des enfants. Au Canada et aux États-Unis, l’âge moyen auquel un enfant est poussé à la prostitution est de 12 ans. Dans les pays comme le Cambodge, c’est six ou six ans. Cela ne peut plus durer. Les enfants ne devraient pas être à vendre, ni ici, ni à l’étranger.

Honorables sénateurs, depuis 2005, il n’y a eu que 25 condamnations pour traite de personnes au pays. Or, ce n’est assurément pas un reflet fidèle de la gravité de ce problème au Canada, mais plutôt un reflet de notre incapacité à poursuivre les criminels en justice.

En 1996, le projet de loi C-27, qui traitait du tourisme sexuel impliquant les enfants, a été adopté par les deux Chambres. Dans ce projet de loi, qui était similaire à celui dont nous sommes saisis aujourd’hui, tous les crimes sexuels commis contre des enfants étaient jugés extraterritoriaux. Bien qu’on l’ait abondamment appuyé et qu’il soit solide en principe, le projet de loi C-27 ne s’est malheureusement pas avéré efficace. En 15 ans, au Canada, seulement cinq poursuites liées au tourisme sexuel impliquant des enfants ont mené à une condamnation.

Quand nous passons des lois en revue, des législations, il est important que nous considérions non seulement le principe et l’intention du projet de loi, mais aussi la capacité du projet de loi de mener à une résolution aux problèmes qu’il cherche à régler. Nous devons faire mieux.

Le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes a eu l’occasion d’entendre Mme Rosalind Prober, qui a affirmé ce qui suit à ce sujet :

L’élaboration d’un projet de loi, comme le projet de loi C-310, est, bien sûr, l’aspect le plus facile, lorsqu’il s’agit de lutter contre les crimes extraterritoriaux. Les enquêtes et les poursuites relatives à nos touristes pédophiles au Canada ont été extrêmement complexes, coûteuses et représentent un investissement considérable de la part de nos responsables de l’application de la loi et des poursuivants.

Honorables sénateurs, le projet de loi C-310 aidera les policiers à porter des accusations contre les passeurs canadiens qui exploitent des enfants à l’étranger; je suis d’accord pour dire qu’il s’agit d’une bonne première étape. Nous savons tous qu’il est insuffisant de porter des accusations; nous devons nous rendre jusqu’aux condamnations et, pour ce faire, nous avons besoin de ressources.

Lorsqu’il a visité la Thaïlande il y a quelques mois, le premier ministre Stephen Harper a remis au nom du Canada des sommes considérables d’argent à la police thaïlandaise pour l’aider à combattre le passage de clandestins. Nous devons montrer la même volonté pour combattre la traite de personnes.

Toni Skarica, le procureur de la Couronne dans l’affaire des travailleurs hongrois, a déclaré qu’il avait dû se tourner vers les organisations non gouvernementales pour obtenir de l’aide aux victimes. Nous ne pouvons pas simplement nous fier aux organisations non gouvernementales; nous devons faire mieux que cela.

Durant l’étude au comité, j’ai demandé à plusieurs témoins quel genre de ressources devaient être disponibles pour que ce projet de loi soit adéquatement mis en vigueur et appliqué. Je m’intéressais particulièrement aux ressources qui devraient être établies à l’étranger pour que les victimes puissent obtenir justice. Malheureusement, je suis sortie très déçue de la rencontre.

Dans ma province, la Colombie-Britannique, l’Armée du Salut garde quelques lits pour les victimes de la traite des personnes, pourvu qu’elles ne soient pas toxicomanes. Les victimes auront besoin de plus de services pour être en mesure de fournir des preuves tangibles qui donneront lieu à des condamnations.

Voici ce que le surintendant Cuillierrier a déclaré :

Les services de renseignement de la GRC confirment que des Canadiens se rendent à l’étranger pour obtenir les services sexuels de femmes ou d’enfants dans des maisons de débauche, où on trouve des victimes de la traite des personnes. En permettant aux agents d’application de la loi du Canada d’exercer un pouvoir extraterritorial afin qu’ils puissent enquêter sur ces cas, on leur donne un autre outil leur permettant d’intervenir dans de telles situations et de procéder à l’arrestation d’un plus grand nombre de criminels.

En ce moment, nous avons 23 agents de liaison un peu partout dans le monde, qui ont énormément de travail puisqu’ils doivent s’occuper de toutes sortes de problèmes, y compris les infractions liées aux drogues. Sur quoi la GRC mettra-t-elle l’accent?

Il est encourageant de constater qu’un plan d’action national a été instauré. Une unité intégrée mettra l’accent sur la traite des personnes, et on a alloué 25 millions de dollars sur quatre ans. Cependant, de cette somme, seulement 500 000 $ seront utilisés pour aider les victimes.

La réalité, c’est que nous devons aussi aborder le fait que la demande augmentera en ce qui concerne les services sexuels. Comme Mme Beazley l’a ne déclaré au comité : « À moins qu’un plus grand nombre de pays s’attaquent à la demande en ce qui concerne les services sexuels, je ne m’attends pas à ce que celle-ci diminue. »

Honorables sénateurs, la secrétaire d’État des États-Unis, Hillary Clinton, a défini très clairement ce que nous devons faire pour lutter contre la traite des personnes. Elle a déclaré ceci :

La véritable mesure des efforts de lutte contre la traite des personnes d’un pays, ce n’est pas seulement le fait que le gouvernement a promulgué des lois rigoureuses conformes à cette approche; c’est aussi le fait que ces lois sont mises en œuvre à grande échelle et qu’elles donnent des résultats positifs. Bref, ce sont les résultats obtenus qui comptent.

Honorables sénateurs, même si la majorité des activités touchant la traite des personnes sont étroitement liées à l’exploitation sexuelle, nous ne devons pas oublier que le travail forcé est lui aussi considéré comme une forme de traite et qu’il se produit sur notre propre territoire. Par exemple, en octobre 2010, la GRC a arrêté 10 personnes qui dirigeaient un réseau d’esclavage hongrois. Les agents de la GRC d’Hamilton, en Ontario, ont décrit cette affaire de la façon suivante :

D’après les allégations des victimes, elles étaient recrutées dans leur pays d’origine, la Hongrie, pour travailler. Celles-ci provenaient généralement de milieux défavorisés et se trouvaient sans emploi dans leur pays. Elles étaient ensuite envoyées au Canada avec la promesse d’y trouver un emploi stable, une bonne paie et une meilleure qualité de vie. Cependant, elles ont rapidement connu le sort qu’on leur réservait.

Les trafiquants exerçaient leur emprise sur leurs victimes, notamment en déterminant à qui elles parlaient, l’endroit où elles vivaient et ce qu’elles mangeaient. En général, les victimes étaient logées dans le sous-sol du domicile des trafiquants et étaient parfois nourries de restes et de déchets, souvent seulement une fois par jour. Les victimes ont aussi déclaré que, chaque jour, elles étaient conduites sur des chantiers de construction et forcées à travailler pendant de longues heures sans recevoir de salaire.

Malheureusement, selon la loi canadienne en vigueur, un citoyen canadien ou un résident permanent pourrait s’établir à l’étranger, dans un pays comme la Hongrie, et se livrer à la traite des personnes au Canada sans réelle menace de poursuite. Le projet de loi C-310 fera en sorte que ce ne soit plus le cas.

Au comité, des témoins ont déclaré que la traite des personnes à des fins de travail forcé est en hausse. Je trouve cela inquiétant, compte tenu du fait que notre pays envisage de laisser la délivrance des permis de travail à la discrétion des employeurs. Cela pourrait très bien provoquer une augmentation de la traite de personnes à des fins de travail forcé.

J’ai visité à plusieurs reprises le centre de soutien pour travailleurs agricoles à Surrey, en Colombie-Britannique. Ce centre aide les travailleurs migrants qui viennent travailler au Canada en vertu d’un visa de travail temporaire. Malheureusement, tout comme les victimes de traite des personnes, la majorité des ces travailleurs migrants temporaires souffrent en silence, et c’est pourquoi je me sens obligée de me faire leur porte-parole.

Honorables sénateurs, au cours de l’une de mes visites au centre, j’ai entendu plusieurs récits de mauvais traitements infligés par des employeurs. Un de ces récits, celui d’un Mexicain nommé Benigno qui travaille dans une entreprise agricole en Colombie-Britannique, m’a particulièrement touchée. Benigno a été chargé de vider jusqu’à 10 sacs de 25 kilos de pesticides en poudre dans un système d’irrigation pendant près de cinq heures par jour, sans aucune formation ni équipement de sécurité. Cette tâche était réservée aux superviseurs, qui portaient un appareil de protection respiratoire et qui avaient reçu la formation appropriée.

Cette exposition constante, prolongée et sans protection à des produits chimiques toxiques a eu de graves conséquences pour le système respiratoire de Benigno. Lorsque l’agent de liaison de l’employeur, qui servait d’interprète, l’a envoyé voir le médecin, Benigno a indiqué qu’il avait de la difficulté à respirer. Chose peu étonnante, l’incident a été classé comme une visite personnelle sans aucun lien avec son emploi. On lui a prescrit deux types d’inhalateurs, puis on l’a renvoyé chez lui.

Après avoir enduré ce travail dangereux pendant quelques mois de plus, Benigno est rentré au Mexique. Lorsqu’il s’est par la suite présenté devant le médecin chargé de déterminer s’il était apte à participer au Programme des travailleurs agricoles saisonniers, ce dernier lui a appris que cela lui serait dorénavant impossible, car ses poumons étaient trop détériorés par les pesticides pour lui permettre de fournir les efforts physiques que l’on exige de la part des travailleurs agricoles.

Benigno n’avait pas le choix. Il devait continuer à travailler. À l’origine, il était venu au Canada pour assurer la subsistance de sa famille, et il voulait continuer de travailler au Canada. Benigno a continué à travailler en dépit de la douleur jusqu’à ce qu’il ne soit plus capable de marcher du tout.

Honorables sénateurs, des centaines, que dis-je, des milliers de travailleurs comme Benigno viennent au Canada chaque année munis de permis de travail temporaires. Ces travailleurs sont très importants pour l’industrie agricole du Canada. Grâce à eux, nos fruits et nos légumes sont meilleurs et moins chers. Bien que Benigno soit venu au Canada muni d’un permis de travail temporaire, il a tout de même été exploité par des Canadiens qui savaient que Benigno, qui souhaitait plus que tout assurer une vie meilleure à sa famille, accepterait ces exactions en silence et ne chercherait pas à obtenir de l’aide.

Il faut, à l’avenir, garder à l’esprit que ces travailleurs étrangers sont dans une position très précaire et prendre les mesures qui s’imposent pour qu’ils ne soient pas exploités eux non plus.

Honorables sénateurs, grâce à ce projet de loi, nous aurons enfin des mesures législatives en place pour lutter contre la traite des personnes. Cependant, nous devons examiner très sérieusement la question de la demande des services sexuels. Nous devons prendre comme exemple la position ferme que les organisations de défense des femmes et les parlementaires en Suède ont prise à l’égard de la lutte contre la prostitution et la traite des femmes, car j’estime que nous pourrions en apprendre beaucoup à ce sujet.

Une approche holistique de cette question consiste à aborder la racine du problème. Considérons le point de vue économique : cette loi porte sur l’offre. Nous devrions également répondre à la demande.

Le 1er janvier 1999, la Suède a adopté une loi qui interdit l’achat de services sexuels. Il s’agit d’une mesure législative novatrice, car elle s’attaque directement à la cause première de la prostitution et de la traite de personne. Elle va encore plus loin, car elle vise les hommes qui tiennent pour acquis qu’ils ont le droit d’acheter une personne pour obtenir des services sexuels ou pour en faire la traite. Le gouvernement suédois a ainsi essayé de créer une société égalitaire où les femmes et les jeunes filles peuvent vivre sans craindre d’être victimes de violence aux mains des hommes. Voici la vision du gouvernement suédois : la pleine égalité entre les hommes et les femmes devraient être respectée tant en Suède qu’à l’étranger. Les hommes, les femmes, les garçons et les jeunes filles pourraient tous alors participer de façon égale à tous les domaines de la société.

Honorables sénateurs, j’ai déjà travaillé avec des organismes suédois de défense des femmes. Je les félicite d’avoir convaincu leurs dirigeants qu’une société qui prétend défendre les principes de l’égalité politique, économique, juridique et sociale pour les jeunes filles et les femmes doit absolument rejeter l’idée que celles-ci sont des objets qui peuvent être vendus et achetés.

La prostitution et la traite des personnes ont diminué en Suède. Selon les estimations, en 1999, 125 000 hommes ont acheté des services sexuels et environ 2 500 femmes se sont prostituées au moins une fois dans l’année. Ces chiffres ont décru de 40 à 50 p. 100. Le recrutement a cessé.

Le gouvernement suédois a ouvertement fait le choix de punir uniquement ceux qui achètent des services sexuels, jugeant déraisonnable de punir celles qui vendent ces services. Selon lui, la personne qui vend des services sexuels est, la plupart du temps, une victime et elle ne devrait, par conséquent, pas être punie pour avoir été exploitée.

Il est intéressant aussi de voir les ressources que la Suède met en place pour que ses lois soient correctement et efficacement appliquées. L’État a investi dans l’éducation du public, les campagnes de sensibilisation, le soutien des victimes, les mesures de surveillance et une politique de tolérance zéro à l’égard de la prostitution et de la traite des personnes.

Il importe également de souligner que toutes les lois suédoises ont une portée extraterritoriale. Il s’ensuit que quelqu’un peut être accusé, poursuivi et condamné en vertu de ces lois même si le crime a été commis dans un autre pays.

Honorables sénateurs, le projet de loi C-310 représente un premier pas important dans notre lutte contre la traite des personnes. Il restera cependant lettre morte si les ressources adéquates ne sont pas mises en place pour en assurer l’application et la mise en œuvre.

Comme les 15 dernières années l’ont clairement montré, une loi n’est pas une panacée à un problème si complexe. Notre gouvernement doit assurer des ressources pour éduquer le public et soutenir les victimes.

Honorables sénateurs, j’ai souvent parlé en ce lieu de mon expérience à Abuja, au Nigeria, où j’ai travaillé avec des fillettes qui venaient de Kaduna, dans le Nord du Nigeria. C’était des victimes de la traite des personnes, en route pour l’Italie, mais les autorités ont pu les rattraper avant qu’elles ne quittent le Nigéria. Elles ont été placées en détention, pas pour les punir d’un quelconque méfait, mais pour les protéger en attendant que les autorités nigérianes aient déterminé comment les aider.

Honorables sénateurs, je pense souvent à une enfant de 9 ans qui me semblait particulièrement vulnérable. Elle était si effrayée qu’elle n’a jamais laissé son regard croiser le mien. Je lui ai demandé ce qui lui manquait le plus en détention. Elle m’a répondu que ce qui lui manquant le plus, c’était de pouvoir jouer dans la rue avec ses jeunes sœurs de sept ans et de cinq ans. Voilà donc une enfant qui jouait dans les rues de Kaduna avec ses sœurs un jour et qui, le lendemain, devait être transportée vers l’Italie pour devenir prostituée de rue.

Honorables sénateurs, plusieurs des victimes de la traite des personnes sont des enfants, qui veulent tout simplement vivre une vie normale, pouvoir jouer avec leurs frères, leurs sœurs et leurs amis et profiter de leurs années d’enfance.

En votant en faveur du projet de loi C-310, nous pourrions tous contribuer à une mesure importante qui vise à empêcher que de jeunes enfants soient exploités et privés de leur jeunesse. J’exhorte vivement tous les sénateurs à appuyer ce projet de loi.