Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 97

Le mardi 26 juin 2012
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés
La Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés
La Loi sur la sûreté du transport maritime
La Loi sur le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration

Projet de loi modificatif—Adoption de la motion tendant à l’attribution d’une période de temps pour le débat

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de la motion présentée par le gouvernement en vue de limiter le débat sur le projet de loi C-31, qui vise l’adoption de la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada. Le projet de loi C-31 est un autre exemple de projet de loi omnibus qui doit être examiné en profondeur et faire l’objet d’un débat approfondi.

En tant que porte-parole de l’opposition pour ce projet de loi au Sénat, j’ai consacré d’innombrables heures à son étude, et j’ai analysé les répercussions qu’il aura sur les gens, tant au Canada qu’à l’étranger. Je vous assure que certaines de ses dispositions sont des plus préoccupantes et que nous devons prendre le temps de les étudier comme il se doit.

Le projet de loi C-31 modifie la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, la Loi sur la sûreté du transport maritime et la Loi sur le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration. En outre, le projet de loi C-31 apporte un certain nombre de modifications au système canadien de détermination du statut de réfugié au Canada en modifiant la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés et en présentant de toutes nouvelles dispositions. Il modifie aussi le processus de détermination du statut de réfugié au Canada en ce qui concerne les arrivées irrégulières de demandeurs d’asile au moyen de dispositions essentiellement semblables à celles déjà présentées dans le projet de loi C-4, Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés et la Loi sur la sûreté du transport maritime. De plus, le projet de loi modifie d’autres dispositions du droit de l’immigration, notamment en prévoyant l’obligation de fournir des renseignements biométriques lorsqu’est présentée une demande de visa de résident temporaire et en accroissant les possibilités de parrainage d’immigrants.

Comme peuvent le constater les honorables sénateurs, le projet de loi C-31 est extrêmement complexe. Comme je l’ai mentionné dans mes discours à l’étape de la deuxième et de la troisième lecture, il y a de bonnes chances que le projet de loi C-31 change le visage du Canada, car il vient modifier plusieurs principes qui définissent la nation canadienne. Ce sont les principes de la compassion, de la justice et de l’acceptation. Les sénateurs étant responsables du second examen objectif, nous ne devrions pas limiter le débat sur les questions qui auront une incidence considérable non seulement sur notre identité nationale, mais aussi sur ceux qui cherchent désespérément asile au Canada.

Honorables sénateurs, après avoir entendu un certain nombre de témoins parler des nombreux problèmes et des nombreuses controverses que le projet de loi perpétue, je suis plus convaincue que jamais que le projet de loi doit être réévalué et examiné de plus près. Aujourd’hui, j’attirerai votre attention sur certaines des préoccupations exprimées durant les audiences de notre comité afin de montrer combien il est important que nous prenions tous le temps nécessaire pour soumettre la mesure législative proposée à un débat et à un examen approfondis.

Honorables sénateurs, le Canada a signé la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. Aux termes de cette convention adoptée en 1951 et de son protocole, le Canada ne peut renvoyer qui que ce soit dans un pays où il risque d’être persécuté en raison de sa race, sa religion, sa nationalité, son adhésion à un groupe social ou son affiliation politique. Malheureusement, le projet de loi C-31 contrevient à cette convention en permettant la détention, dans des conditions quasi pénitentiaires, de personnes qui ont désespérément besoin de la protection du Canada.

Honorables sénateurs, le Canada a également signé la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le projet de loi C-31 viole également cette convention car il ne tient pas compte du fait que les réfugiés ont besoin de protection parce qu’ils risquent la mort, la torture ou d’autres peines ou traitements cruels et inusités.

La Charte canadienne des droits et libertés est, elle aussi, un élément important du cadre juridique régissant le traitement des demandeurs d’asile. En 1985, la Cour suprême du Canada a décidé, dans l’affaire Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, que la Charte protège également les demandeurs d’asile; cette décision a joué un rôle déterminant dans l’établissement des normes sur l’équité procédurale qu’il faut respecter dans de tels cas.

Les demandeurs d’asile et du statut de réfugié dont les demandes de protection sont déclarées recevables se voient accorder la possibilité de présenter leur cas devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, la CISR.

Après une première entrevue avec un agent d’immigration, ils se présentent à une audience devant un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la CISR. Ceux dont la demande est rejetée sont renvoyés du Canada; cependant, ils peuvent demander à la Cour fédérale du Canada d’examiner leur dossier et de surseoir à leur ordonnance de renvoi.

Malheureusement, en ma qualité d’avocate qui a pratiqué le droit des réfugiés pendant de nombreuses années, je puis vous assurer que le délai de 15 jours prévu par ce projet de loi est tout à fait irréaliste. Ce qui est pire encore, c’est que si un demandeur ne respecte pas le délai prévu, sa demande est déclarée non recevable.

Plus précisément, aux termes du projet de loi C-31, les demandeurs du statut de réfugié disposeront de 15 jours pour produire une version écrite du fondement de leur demande. Or, ce délai est trop court, car il ne permet pas aux réfugiés nouvellement arrivés de faire appel aux services d’un avocat, de satisfaire à des exigences juridiques compliquées et de réunir les preuves à l’appui de leur demande.

Les demandeurs déboutés disposeront de 15 jours pour remplir une demande d’ appel du refus initial. C’est un délai incroyablement court qui rend illusoire la possibilité d’interjeter appel en vue de faire corriger des erreurs faites par la CISR.

Honorables sénateurs, plusieurs témoins ont dit à notre comité que ces délais sont effectivement déraisonnables.

Mme Noa Mendelsohn Aviv, directrice de l’Association canadienne des libertés civiles, a abordé ces préoccupations et la complexité de ce projet de loi lors de son témoignage au comité. Voici ce qu’elle a déclaré :

La question est maintenant de savoir comment l’histoire se souviendra de nous dans ces circonstances? Mettrons-nous des innocents en prison? Renverrons-nous des gens désespérés affronter le danger? Les accueillerons-nous seulement pour les maltraiter? Serez-vous responsables d’avoir autorisé un projet de loi qui est inconstitutionnel en vertu du droit canadien, qui viole les normes internationales et les droits fondamentaux de la personne? Vous avez la possibilité de changer les choses. Ce projet de loi n’a pas été étudié assez longtemps à la Chambre des communes. Prenez-le et étudiez-le. Il contient de nombreux éléments préoccupants […]

Je suppose qu’il est inutile de dire que le Canada n’a pas refusé de réfugiés depuis de nombreuses années. J’en suis reconnaissante, mais la Cour suprême du Canada a quand même rendu des décisions selon lesquelles nous portons le poids de la responsabilité du renvoi de personnes vers des situations dangereuses, que ces personnes soient innocentes ou non. Même si une personne a commis une infraction, notre Cour suprême s’oppose à son renvoi vers un lieu où la peine de mort est en vigueur. Renvoyer une personne dont nous sommes responsables — qui est sous notre garde — vers une situation où sa vie est en danger contrevient à l’article 7 de notre Charte.

Honorables sénateurs, j’aimerais vous rappeler que le document Pleins feux sur le Sénat décrit les devoirs du Sénat comme suit :

[…] le Sénat allait avoir pour principale fonction la révision et la correction des projets de loi présentés par la Chambre des communes, ce pourquoi il lui faudrait être impartial, avoir des connaissances spécialisées, de la patience et du zèle; de plus, il allait devoir représenter les provinces, les régions et les minorités.

Il nous incombe non seulement de représenter les provinces, les régions et, en particulier, les minorités, mais aussi de faire un second examen objectif.

Honorables sénateurs, je suis consciente que nous ne sommes pas toujours sur la même longueur d’onde, et c’est normal, parce que nous avons tous eu des parcours différents. Cependant, ce qu’il y a de merveilleux dans le fait de vivre dans une démocratie, c’est que nous avons tous la possibilité d’exprimer notre point de vue, même lorsqu’il diffère de celui des autres.

Il est de notre devoir, par égard pour les Canadiens et les milliers de réfugiés qui arrivent au Canada chaque année, de prendre le temps voulu pour étudier soigneusement le projet de loi C-31 et en débattre rigoureusement.

J’aimerais conclure en rapportant les propos qu’a tenus M. Peter Showler, qui a présidé la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et qui enseigne maintenant à l’Université d’Ottawa, lorsqu’il a comparu devant notre comité et exhorté les sénateurs à ne pas adopter le projet de loi à la hâte. Voici ce qu’il a dit :

Ce projet de loi causera beaucoup de tort aux demandeurs d’asile. Le Sénat se doit de l’examiner attentivement et de façon exhaustive. Je vous demande instamment de prendre le temps voulu pour cerner les lacunes du projet de loi, rédiger des amendements raisonnables et renvoyer à la Chambre des communes un projet de loi de loin supérieur à celui-ci.

Je m’excuse de ma franchise, mais si vous adoptez le projet de loi dans sa forme actuelle, vous vous ferez complices des immenses souffrances qui seront infligées inutilement aux personnes qui ont besoin de la protection du Canada. Si vous prenez une telle décision après avoir consacré seulement trois jours à l’étude de ce projet de loi extrêmement complexe, vous aurez manqué à votre devoir constitutionnel. C’est un peu dur comme remarque, mais j’ai constaté de mes propres yeux les conséquences des mauvaises décisions touchant aux réfugiés et les effets de l’incarcération de personnes vulnérables. J’estime qu’il est de mon devoir de venir vous rappeler que vous avez un rôle important et déterminant à jouer dans l’adoption de cette mesure législative. Si vous l’adoptez dans sa forme actuelle, il en résultera d’immenses souffrances humaines et vous en serez complices. Je regrette de vous dire la vérité.

Honorables sénateurs, nous avons un travail fort important à faire. Prenons-le au sérieux.