Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 110

Le mardi 23 octobre 2012
L’honorable Pierre Claude Nolin, Président suppléant

La Loi canadienne sur les droits de la personne

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Finley, appuyée par l’honorable sénateur Frum, tendant à la deuxième lecture du projet de loi C-304, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne (protection des libertés).

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, le projet de loi C-304 est la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le débat entourant ce projet de loi porte sur la propagande haineuse. Il porte sur la protection de trois principes essentiels de la Loi canadienne sur les droits de la personne : égalité des chances, accommodements, absence de discrimination. Ces mêmes termes définissent le cadre de ce débat.

En 2009, dans un discours intitulé « Les droits de la personne et le jugement de l’Histoire », la juge Rosalie Abella a déclaré ceci :

Nous pensions que les camps de concentration d’Europe nous avaient enseigné trois leçons indélébiles. Premièrement, que l’indifférence couve l’injustice. Deuxièmement, que l’important n’est pas seulement les valeurs auxquelles on souscrit, mais celles qu’on défend. Et troisièmement, que nous ne devons jamais oublier comment ceux qui sont vulnérables voient le monde.

Malheureusement, le projet de loi C-304, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne, ne tient pas compte de ces leçons. Elle abrogerait une disposition qui considère les messages haineux comme une pratique discriminatoire. Cela éroderait les valeurs canadiennes fondamentales qui définissent notre société.

J’aimerais faire valoir trois arguments aujourd’hui. Premièrement, l’indifférence à l’égard des messages haineux ne favorise pas l’égalité des chances et les accommodements sans discrimination. Deuxièmement, les messages haineux constituent une attaque contre la dignité humaine. Troisièmement, les messages haineux visent les membres les plus vulnérables de notre société.

Mon premier argument est donc que l’indifférence à l’égard des messages haineux ne favorise pas l’égalité des chances et les accommodements sans discrimination.

Honorables sénateurs, il faut confronter la haine. Les économistes parlent du pouvoir théorique de la main invisible. Les partisans du projet de loi C-304 utilisent cet exemple et prétendent que la main invisible fera en sorte que les mauvaises idées ne dureront pas. Toutefois, les économistes nous disent également que les marchés parfaits n’existent que sur les tableaux et dans les livres. Dans le monde réel, les excès et les injustices abondent et mènent parfois à l’effondrement du marché. Dans le monde réel, l’intolérance haineuse et l’indifférence persistent et mènent parfois à des atrocités contre les droits de la personne qui restent marquées à jamais.

Conformément à la véritable vision d’un marché parfait et dans l’esprit du respect des Canadiens pour la dignité humaine, l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne limite pas les profits, il réduit les injustices. Cet article reconnaît que l’intolérance haineuse qui ne répond pas aux exigences du Code criminel peut néanmoins enfreindre le droit inaliénable d’une personne à la dignité humaine. Il reconnaît que l’indifférence à l’égard de la haine, un report du devoir moral qu’a une société de protéger ses membres les plus vulnérables, rejette implicitement l’engagement visant à assurer l’égalité des chances et les accommodements sans discrimination pour tous.

Mon premier argument reprend essentiellement la première leçon de la juge Abella : l’indifférence est l’incubateur de l’injustice.

Mon deuxième argument concerne ce droit on ne peut plus fondamental qu’est le droit à la dignité humaine.

Jeremy Waldron, professeur à l’Université de New York et à l’Université d’Oxford, définit le discours haineux comme une attaque contre la dignité. Les discours qui attaquent la dignité sont différents de ceux qui offensent. Se sentir offensé est une réaction subjective, tandis que la dignité concerne le statut social fondamental des individus dans la société. La justesse du statut social d’une personne correspond aux mêmes principes de droits de la personne qui encadrent la Loi canadienne sur les droits de la personne : égalité des chances et accommodements, sans discrimination.

Honorables sénateurs, les propos haineux ne constituent pas une démonstration de la liberté de parole, mais plutôt une attaque contre la dignité humaine.

Comme M. Waldron l’a mentionné lors des conférences qu’il a données en 2009, dans le cadre des conférences Oliver Wendell Holmes à la Harvard Law School, le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme commence ainsi :

[…] la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques énonce que les droits qu’il protège « découlent de la dignité inhérente à la personne humaine ». La dignité est inhérente à toute personne et le droit à la dignité est une loi naturelle. Les Canadiens comprennent ce droit, y croient et l’ont à cœur. C’est la raison pour laquelle un Canadien, John Peters Humphrey, est le rédacteur principal de la déclaration et que le Canada fait partie des 48 États membres de l’Assemblée générale de l’ONU qui ont voté pour son adoption.

La primauté de la dignité humaine est un élément fondamental de l’identité canadienne. La dignité humaine est le seul droit qui n’est pas limité par le droit canadien, en quelque circonstance que ce soit. L’article 26 de la Charte canadienne des droits et libertés affirme que :

Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada.

En d’autres termes, la Constitution canadienne ne permet pas qu’il soit possible de nier le droit d’une personne à la dignité humaine au nom de quelque liberté que ce soit. Il n’y a pas de liberté sans droit.

L’Association du Barreau canadien est de cet avis. Dans un mémoire présenté en janvier 2010, elle écrivait ce qui suit :

Au Canada, la liberté d’expression n’a toutefois pas valeur absolue. Elle est assujettie à des limitations légales, notamment les lois contre les diffamations et les calomnies. L’ABC souscrit au point de vue selon lequel une interdiction civile convenablement formulée visant la propagation de propos haineux est également une restriction raisonnable à la liberté d’expression.

Honorables sénateurs, cette association, qui compte 37 000 juristes, nous a récemment dit ce à quoi nous pouvons nous attendre si le projet de loi C-304 était adopté :

Les Canadiens peuvent s’attendre à être soumis à une prolifération de messages et communications haineux et par conséquent à un recul de la civilité, de la tolérance et du respect dans la société canadienne.

Honorables sénateurs, il faut défendre la dignité humaine, mais surtout dénoncer les messages haineux.

Mon troisième et dernier aspect repose sur les propos essentiels de la juge Abella :

[…] nous ne devons jamais oublier comment ceux qui sont vulnérables voient le monde.

Les messages haineux prennent pour cible les personnes les plus vulnérables de la société.

Comme le sénateur Nancy Ruth l’a souligné en juin dernier, le Code criminel ne protège pas les femmes contre les messages haineux. Or, nous savons sans l’ombre d’un doute que certains de ces messages prennent les femmes pour cible. Dans le mémoire qu’elle a présenté au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, la professeure Kathleen Mahoney dit ceci :

Parfois, on ne reconnaît pas que les femmes font l’objet d’une propagande haineuse.

C’est important parce que les femmes ne sont pas protégées en vertu d’autres lois que celles sur les droits de la personne.

Je pense en particulier aux lesbiennes.

Je pense aussi à la manière dont les femmes de race noire sont dépeintes dans les discours haineux.

Je pense aussi à la manière dont les femmes autochtones sont rabaissées dans diverses expressions haineuses.

Enfin, je pense à la manière dont le discours haineux a encouragé l’eugénisme et l’euthanasie à l’égard des handicapés.

Le droit des Canadiens à la dignité humaine est compromis par la discrimination et le sexisme omniprésents, qui reposent sur la peur et la haine.

Jeanie Blanchette et son amie Chantal Dubé ont été retrouvées mortes en octobre 2010 à Orangeville, en Ontario. Melissa Carroll, de l’Université McMaster, constate que ce double suicide a été « décrit par les médias comme étant une perte inévitable ».

Mme Carroll poursuit en disant ce qui suit :

Voilà une étrange apathie devant la mort de ces jeunes personnes […] qui me semble découler d’un crainte en Occident du […] lesbianisme chez les jeunes.

La peur, la haine et la souffrance ont une relation causale. Ces phénomènes deviennent de plus en plus fréquents dans une société qui confond parfois la discrimination préjudiciable et les critiques constructives. Nous devrions débattre de nouvelles idées. Nous ne devons pas faire de discrimination en fonction de préjugés antédiluviens.

Les nouveaux médias électroniques alimentent parfois ces préjugés. Depuis juillet 2012, un site web créé par une équipe de l’Institute for Sexual Minority Studies and Services de l’Université de l’Alberta a relevé plus de 3 271 millions de gazouillis qui utilisaient le mot « tapette ». Au cours de la même période, plus de 1 161 millions de gazouillis ont utilisé l’expression « c’est tellement gai ». De plus, 1 161 millions ont utilisé la phrase « pas d’homosexuels », et 452 000 ont utilisé le mot « gouine ». On peut lire ceci sur le site web :

Les termes homophobes ne visent pas toujours à blesser quelqu’un, mais combien de fois les utilisons-nous sans penser?

La réponse? Souvent. La propagande haineuse est omniprésente. Nous devons faire davantage, pas moins, pour résoudre ce problème.

Que ce soit clair : l’article 13 n’a pas pour objet les propos blessants ou offensants, honorables sénateurs. Le président de la fondation canadienne du Centre Peres pour la paix, Mark Freiman, affirme ceci :

Son objectif est de protéger la société contre les conséquences désastreuses des messages les plus dangereux.

Il vise à interdire les communications susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base de motifs de distinction illicites. Il vise à promouvoir le droit intrinsèque et incontestable de vivre dans la dignité. Il porte sur les principes fondateurs de la Loi canadienne sur les droits de la personne, à savoir l’égalité des chances et les accommodements sans discrimination.

Ce sont des fonctions essentielles qui ne peuvent être assumées uniquement par le Code criminel. Les crimes haineux, comme le meurtre violent d’Aaron Webster en Colombie-Britannique en 2001, sont favorisés par la diffusion de messages haineux. Même si c’est de façon indirecte, les messages haineux entraînent des crimes haineux.

Honorables sénateurs, l’envoi de plus de 4,5 millions de gazouillis homophobes exige que nous nous penchions sur la vie des personnes lesbiennes, homosexuelles, bisexuelles et transgenres du Canada. Quelles répercussions l’adoption de cette mesure législative aura-t-elle sur la vie des personnes vulnérables?

Un groupe créé sur Facebook, inspiré par le dessin animé satirique South Park, recommande vivement aux parlementaires de « donner des coups de pieds aux rouquins » le 20 novembre. Je ne regarde pas l’émission South Park, mais on m’a dit que l’intention artistique était de protester, de façon satirique, contre le racisme. Or, l’année dernière, plusieurs élèves roux, y compris Aaron Mishkin, un jeune Britanno-Colombien de 13 ans qui pense avoir reçu environ 80 coups de pieds, ont été la cible d’une haine viscérale. La discrimination, le racisme et la haine sont si répandus dans notre société, en dépit des progrès que nous avons réalisés, que cette satire critique n’a fait qu’ajouter de l’huile sur le feu.

Il y a une autre leçon à tirer de la tournure qu’a prise la diffusion de cette émission : nous sommes tous à risque de devenir vulnérables si un groupe minoritaire dont nous sommes membres est la cible d’une propagande haineuse. Si nous n’agissons pas, la haine dont sont victimes les personnes vulnérables finira par tous nous détruire.

Honorables sénateurs, à l’étape de la deuxième lecture, nous débattons des principes fondamentaux du projet de loi. Aujourd’hui, je vous ai fait part de trois messages clés concernant ces principes. Premièrement, nous ne pouvons pas rester indifférents à la haine si nous voulons promouvoir les principes de l’égalité des chances et de l’accommodement sans discrimination; deuxièmement, les propos haineux sont une atteinte à notre droit universel à la dignité; troisièmement, les propos haineux ciblent les membres les plus vulnérables de notre société.

À la fin de son discours, le sénateur Finley a fait une déclaration à laquelle je souscris complètement. Je crois qu’elle mérite d’être répétée. Il a dit que nous vivons dans le meilleur pays au monde. La raison est expliquée à la fin de la version française de notre hymne national.

Et ta valeur, de foi trempée,

Protégera nos foyers et nos droits.

Protégera nos foyers et nos droits.

La valeur du Canada, de foi trempée — j’en déduis que l’on parle ici de compassion et d’amour universels — protégera nos foyers et nos droits.

La compassion est source de dignité humaine, et l’amour triomphe de la haine. Honorables sénateurs, voilà une promesse toute canadienne que nous devrions honorer.

Si vous me le permettez, honorables sénateurs, j’aimerais vous faire part de quelques autres expériences personnelles. Comme vous le savez déjà, je suis venue au Canada comme réfugiée. En 1972, quand nous avons été chassés… puis-je avoir cinq minutes de plus?

Son Honneur le Président suppléant : Les sénateurs acceptent-ils d’accorder au sénateur cinq minutes de plus?

Des voix : D’accord.

Le sénateur Jaffer : Quand nous avons été chassés d’Ouganda, j’ai vu la haine dans le regard de ceux qui nous poursuivaient, et je peux vous garantir que cette vision ne me quittera plus jamais. En 2001, quand j’ai été nommée sénateur, Aaron Webster a été tué dans le parc Stanley, l’un des parcs préférés des Britanno-Colombiens. C’est là que, cheftaine scout, j’emmenais mes castors et mes louveteaux faire des randonnées nocturnes. Or, c’est précisément dans le secteur du parc où j’allais avec mes jeunes qu’Aaron Webster a été roué de coups de pied jusqu’à ce qu’il meure. Son seul péché — son seul problème, devrais-je dire — était qu’il était gai. Parce qu’il était gai, on l’a battu à mort. Précisément à l’endroit où j’emmenais mes castors et mes louveteaux se promener, le soir. Voilà où la haine peut nous mener.

Honorables sénateurs, comme vous le savez sans doute, le Comité des droits de la personne étudie la question de la cyberintimidation au Canada. Tous les membres du comité vous diront qu’un garçon, venu témoigner à huis clos, nous a raconté qu’il reçoit des messages haineux parce qu’il a les cheveux roux. Sa vie est anéantie, et tout cela parce que ses cheveux suscitent de la haine chez les autres.

Honorables sénateurs, notre responsabilité, en tant que sénateurs, est de protéger les droits des minorités. Nous sommes ici pour protéger les droits des Canadiens. Aujourd’hui, je vous dis solennellement que nous devons continuer de les protéger.

(Sur la motion du sénateur Carignan, le débat est ajourné.)