Débats du Sénat (hansard)
1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 131
Le jeudi 13 décembre 2012
L’honorable Noël A. Kinsella, Président
Le Code criminel
Projet de loi modificatif—Troisième lecture
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Dagenais, appuyée par l’honorable sénateur Frum, tendant à la troisième lecture du projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel (maltraitance des aînés).
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel (maltraitance des aînés). Il n’existe pas vraiment de définition précise de la maltraitance des aînés; il est donc très difficile de parler d’un projet de loi qui porte là-dessus. Voici d’ailleurs un passage de la stratégie nationale de l’Afrique du Sud à ce sujet :
Comme il s’agit d’un domaine relativement nouveau et en constante évolution, il est difficile de s’entendre sur la définition générale de la maltraitance des aînés.
Les définitions ne sont pas uniquement nécessaires à des fins d’enseignement; elles sont aussi requises dans les lois et les politiques pour nous pousser à prendre certaines mesures et à diriger les ressources là où c’est nécessaire.
La diversité culturelle complique encore plus le débat sur ce qui constitue la maltraitance.
Pendant les audiences du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, le sénateur McIntyre a demandé à plusieurs reprises si le terme « maltraitance des aînés » devrait être défini dans le Code criminel. À ce sujet, Laura Tamblyn Watts, agrégée supérieure de recherche au Centre canadien d’étude sur le droit des aînés, a dit souhaiter qu’on ne perde pas de vue la notion de maltraitance des aînés.
Honorables sénateurs, dans le cadre du débat sur cette mesure législative, il est important de ne pas perdre de vue la notion de maltraitance des aînés, les nombreuses formes que la maltraitance peut prendre ainsi que les personnes qui sont visées par celle-ci. Que le projet de loi C-36 soit adopté ou non à l’étape de la troisième lecture, la maltraitance des aînés demeurera un problème complexe et non défini. Les personnes visées ont désespérément besoin qu’on adopte une politique globale pour prévenir, détecter et combattre la maltraitance. Si nous voulons protéger les aînés du Canada, nous devons faire bien plus que simplement modifier les principes de détermination de la peine. Dans ce cas, je m’inquiète du fait que la modification pourrait aggraver le problème.
Le projet de loi C-36 contient trois dispositions. Seule la deuxième revêt une importance particulière. Ainsi, la deuxième disposition modifierait l’alinéa 718.2a) du Code criminel, qui porte sur les principes de détermination de la peine. Comme les sénateurs le savent, le tribunal a la latitude d’infliger une peine plus lourde s’il y a des circonstances aggravantes.
Le projet de loi C-36 ajouterait une septième circonstance aggravante aux principes énoncés en ce qui concerne la peine à infliger, en l’occurrence la suivante : l’infraction a eu un effet important sur la victime en raison de son âge et de tout autre élément de sa situation personnelle, notamment sa santé et sa situation financière. Ce projet de loi a pour objectif de permettre aux tribunaux d’imposer une peine plus lourde aux contrevenants qui maltraitent un aîné. Cependant, elle n’envoie pas un message clair quant au fait que la maltraitance des aînés est inacceptable. En fait, le problème de la maltraitance des aînés n’y est pas du tout abordé de façon adéquate.
Honorables sénateurs, je me dois de vous signaler que j’ai trois réserves au sujet de ce projet de loi. Premièrement, l’ajout du mot « important » est ambigu et impose un fardeau indu à la poursuite. Deuxièmement, contrairement aux six autres circonstances aggravantes déjà incluses à l’alinéa 718.2a), cette circonstance aggravante met l’accent sur l’effet sur la victime et sur sa situation personnelle, ce qui impose également un fardeau indu à la poursuite et à la victime, et va à l’encontre de la notion voulant que toutes les formes de maltraitance des aînés sont inacceptables. Troisièmement, ce projet de loi ne parvient pas à créer le filet de sécurité essentiel à la prévention et à la détection des cas de maltraitance des aînés, et à l’intervention qui doit en découler.
Honorables sénateurs, le mot « important » n’apparaît qu’une seule fois dans le Code criminel dans le contexte de l’imposition de la peine, à l’article 380.1 en l’occurrence. Le projet de loi C-21, adopté à la législature précédente, ajoutait une circonstance aggravante en matière de fraude. On y retrouvait l’expression « conséquences importantes ». Le qualificatif « important » n’est défini nulle part dans le Code criminel. Il n’existe pas non plus de jurisprudence pertinente concernant les expressions « effet important » ou « conséquences importantes ».
Lorsque le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a examiné le projet de loi C-21, mon collègue, le sénateur Wallace, a émis des réserves semblables. Il a posé la question suivante :
Que signifie, en droit, le terme « important »? Est-ce qu’il revient au juge de déterminer, de façon subjective, ce que signifie le terme « important », ou est-ce que la jurisprudence ou le droit législatif énonce certains critères permettant de départager ce qui est important de ce qui l’est moins ou de ce qui est insignifiant?
Depuis l’adoption du projet de loi C-21, un ouvrage juridique, Tremeear’s Annotated Criminal Code, a observé que « […] certains termes employés […] par exemple, « effet important », […] manquent de précision. »
Honorables sénateurs, je crains énormément que, dans le contexte de cette mesure législative, l’utilisation d’un terme aussi imprécis que « important » impose un fardeau indu à la Couronne, qui pourrait avoir de la difficulté à intenter des poursuites et à obtenir des peines proportionnelles aux actes de maltraitance commis contre des aînés. L’expression « effet important » ouvrira la porte à de nombreuses interprétations de cette mesure législative. Les avocats de la défense ont le devoir d’agir dans l’intérêt de leurs clients. L’adoption d’une mesure législative à la terminologie ambiguë ne servirait toutefois pas l’intérêt du public.
Honorables sénateurs, il y a une différence entre une loi qui laisse un pouvoir discrétionnaire aux juges et une loi qui laisse place à diverses interprétations. Supprimer le mot « important » du projet de loi ne porterait aucune atteinte au pouvoir discrétionnaire des juges. La loi vise à montrer que la maltraitance des personnes âgées, sous toutes ses formes, est inadmissible. Je suis du même avis, c’est inadmissible.
Lorsqu’il a comparu devant notre comité, le ministre Nicholson a dit espérer que le projet de loi C-36 « renforcera les dispositions du Code criminel afin que des peines appropriées soient imposées dans les cas de maltraitance de personnes âgées ».
Cela dit, la présentation d’un avocat sur l’importance de l’effet d’une infraction sur une victime ne devrait pas influer sur la peine imposée. Lorsqu’un agresseur exploite quelqu’un en raison de son âge et que cette maltraitance est qualifiée d’acte criminel, la peine imposée devrait être plus lourde. Cependant, la situation personnelle de la victime ne devrait pas être pertinente. L’inclusion du mot « important » crée un flou en ce qui concerne la raison d’être de l’amendement et l’objet du projet de loi.
Ce qui m’amène à mon deuxième point, honorables sénateurs. L’amendement met l’accent sur l’effet qu’a une infraction sur la victime, ce qui ne cadre pas avec les autres circonstances aggravantes déjà prévues au Code criminel. Il causera un préjudice additionnel aux victimes et les dissuadera de signaler les mauvais traitements qu’elles subissent et d’entamer des démarches judiciaires.
Le sénateur Fraser a posé une question à ce sujet au cours de l’audience du comité :
Ce qui m’a le plus frappée dans le projet de loi, c’est qu’il ajouterait un septième facteur aggravant aux six que prévoit déjà l’article 718.2 du Code criminel. Or, ce facteur serait le seul à traiter de l’effet de l’infraction.
Tous les autres indiquent simplement que les circonstances sont aggravantes si l’infraction était motivée par de la haine ou des préjugés, qu’elle était assortie de mauvais traitements envers un époux ou un conjoint de fait, qu’elle a été perpétrée à l’égard d’une personne de moins de 18 ans ou qu’elle constituait une infraction de terrorisme.
Il n’est nullement question de la nature ou de l’ampleur de l’effet.
Pourquoi [le gouvernement rattache-t-il] cette [circonstance aggravante] à la notion d’effet?
La réponse qu’a obtenue le sénateur Fraser traitait essentiellement de l’article 380.1 du Code criminel, sur la fraude, dont j’ai parlé plus tôt. Malheureusement, honorables sénateurs, la réponse ne m’a pas vraiment éclairée quant à savoir pourquoi le septième facteur aggravant devrait être fondamentalement différent des autres déjà prévus à l’article 718.2.
Si nous mettons l’accent sur l’effet, cela aura pour principale conséquence d’obliger les aînés victimes de violence à participer à une sorte de double procès : tout d’abord lors du procès même, puis lors de l’audience sur la détermination de la peine. Après le procès initial, les victimes seront tenues de participer à la détermination de la peine afin que les avocats puissent débattre de l’effet de l’infraction sur la victime et que le juge puisse trancher la question. Je ne suis pas convaincue qu’une simple déclaration de la victime suffira pour respecter les critères liés à cette circonstance aggravante. L’effet est une notion relative et subjective. Il serait très difficile pour les victimes et les familles d’interpréter cette notion devant le tribunal, surtout que les mauvais traitements contre les aînés sont souvent commis dans un contexte familial.
La directrice générale de l’organisme Social Services Network, la Dre Naila Butt, a témoigné au comité et elle a dit ce qui suit au sujet de la communauté sud-asiatique :
[…] il ne faut pas laver son linge sale en public. Cette façon de faire nuit à la communication. Dans cette communauté, vu les coutumes qui ont cours, ce n’est pas l’État qui est responsable des enfants, ce sont les parents, et surtout la mère, qui le sont. Par conséquent, le succès ou l’échec des enfants est directement attribuable aux parents.
Mme Maxine Lithwick, directrice des Services sociaux de l’Hôpital général juif de Montréal, a répondu ce qui suit au comité lorsqu’on lui a demandé à quel point il serait facile pour une personne victime de violence de raconter ce qu’elle a vécu devant un tribunal :
Ce serait très difficile. Voilà pourquoi il reste du travail à faire. Si nous souhaitons que les gens témoignent, il faut changer nos pratiques. Les témoins doivent se trouver dans un environnement qui les mette à l’aise, surtout si l’agresseur est un membre de la famille.
Honorables sénateurs, je ne saurais trop insister sur ce point : toute mesure législative qui exigerait que les victimes parlent devant le tribunal des conséquences des abus qu’elles ont subis, et qu’elles le fassent non pas une mais deux fois, aurait un effet dévastateur qui aggraverait leur situation. Une telle mesure dissuaderait les victimes de porter plainte. Pendant les audiences du comité, la Dre Butt a aussi souligné les barrières culturelles et linguistiques auxquelles sont confrontés les aînés victimes de maltraitance. Elle a déclaré ceci :
Ils craignent beaucoup de jeter la honte sur leur famille. Il est honteux d’avoir recours à quelqu’un de l’extérieur pour aider ses parents âgés. Ceux-ci ignorent à qui s’adresser et ne sont pas au courant de leurs droits. Les formalités d’immigration et d’établissement constituent les facteurs de stress les plus importants. Les barrières linguistiques, les conflits culturels, la perte de leur réseau social et leur nouveau rôle au sein de la société canadienne rendent également les aînés plus vulnérables.
Le stress et la pauvreté mettent à mal leur santé physique et mentale. Ils sont alors aux prises avec l’isolement, la frustration et la dépression […]ils hésitent à recourir aux services communautaires de crainte qu’une telle intervention conduise à la désintégration de la famille, qui est d’une importance capitale.
Honorables sénateurs, pour déterminer quelles seraient les politiques appropriées, il est essentiel de tenir compte de toutes les formes de maltraitance des aînés et de toutes les personnes qui sont touchées.
Enfin, voici le troisième et dernier point que j’aimerais aborder. Ce sont les réseaux d’appui et de protection sociale qui sont les plus efficaces pour aider les aînés victimes de maltraitance. C’est Mme Bernice Cyr, directrice générale de la Maison-relais des femmes autochtones, qui a attiré mon attention sur le concept des réseaux de protection sociale lorsque nous étions à Winnipeg. Elle a dit ceci :
D’après mon expérience, le plus grand défi consiste à établir le juste équilibre pour à la fois contrer les risques et assurer la sécurité. Nous considérons que les personnes qui ont été victimes de violence économique ou systémique ou de gestes violents commis par des hommes sont « à risque », mais nous ne regardons pas leur réseau de protection sociale. Envisager une chose comme celle-là dans une mesure législative représente un immense changement de philosophie et d’attitude. Si nous cherchons à faire changer les choses, nous devons envisager de bâtir des réseaux de protection sociale autour de nos familles, des femmes, des enfants et des aînés. C’est un élément important quand vient le temps de décider où investir et quels secteurs développer. Il faut créer des réseaux de protection sociale et aider les agences comme celles qui sont ici aujourd’hui si nous voulons que les façons de penser puissent changer.
Honorables sénateurs, je regrette vraiment que le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles n’ait pas entendu Mme Cyr quand il a étudié le projet de loi C-36. Il est cependant possible de tenir compte du témoignage de Mme Cyr, car il a été fourni devant le comité de la Chambre des communes chargé d’étudier les droits des membres des Premières nations vivant à l’extérieur des réserves dans le contexte de la maltraitance des aînés. Mme Cyr a signalé que la politique en la matière met essentiellement l’accent sur l’atténuation des risques. Son point de vue est extrêmement intéressant. Honorables sénateurs, il nous incite à revoir notre manière d’aborder la question.
Comme beaucoup de témoins l’ont affirmé, la meilleure façon de s’attaquer à la maltraitance des aînés, c’est de se concentrer sur l’établissement de filets de sécurité qui soutiennent les femmes, les enfants, les aînés, les personnes handicapées, les néo-Canadiens, les Autochtones et les autres membres vulnérables de la société.
Dans son témoignage, la Dre Butt a brossé un tableau de la maltraitance des aînés dans la communauté sud-asiatique. On lui a demandé ce qu’on pouvait faire de plus, et elle a répondu qu’il fallait plus de soutien et de fonds pour les programmes à l’intention des aînés sud-asiatiques qui sont offerts par des organismes, mais gérés par des Sud-Asiatiques et répondant à leurs besoins. Avant et après le processus d’immigration, les organismes doivent fournir aux personnes âgées et aux familles de la formation et du soutien qui leur seront donnés dans leur langue et par des gens de la même culture qu’eux. Les fournisseurs de services sociaux et de santé de première ligne doivent apprendre à reconnaître les signes et les symptômes et à intervenir adéquatement. Il faut davantage de programmes de counseling familial qui tiennent compte de la culture et de la langue des gens, plus de soutien pour les adultes, les enfants et les aidants, des campagnes de sensibilisation du public dans des contextes confessionnels et des centres résidentiels d’urgence adaptés aux besoins des Sud-Asiatiques.
Honorables sénateurs, partout, la maltraitance des aînés est une question complexe. Elle requiert l’intervention de professionnels de tous les secteurs. Plusieurs témoins ont fait ressortir la nécessité d’une approche multisectorielle, notamment Mme Lithwick, de l’Hôpital juif de Montréal, qui a dit ce qui suit :
[…] Les policiers, les travailleurs sociaux et les organismes communautaires doivent collaborer plus étroitement. Il est essentiel que les policiers, les procureurs et les juges reçoivent une formation sur la maltraitance des aînés. D’ailleurs, comme il y a de plus en plus d’aînés, il serait judicieux de faire appel à des équipes multidisciplinaires composées d’intervenants spécialisés et formés lorsqu’un acte criminel a été commis contre un aîné. Il faut aussi tenir compte des problèmes interculturels.
Honorables sénateurs, au comité, les témoins ont fait des recommandations axées sur la prévention et les interventions délicates. Ils ont recommandé non seulement d’atténuer les risques de maltraitance des aînés, mais aussi d’aider les victimes à accéder aux services et aux programmes d’aide. Mme Lithwick a dit que dans certaines situations, le recours au système de justice pénale n’est pas nécessairement la meilleure solution. Par ailleurs, comme je l’ai expliqué en détail dans mon discours à l’étape de la deuxième lecture, plusieurs formes de maltraitance des aînés ne constituent pas des actes criminels, mais les victimes ont quand même besoin d’aide ou de réseaux de protection sociale. Ces réseaux doivent être accessibles, adaptés en fonction de la langue et de l’origine culturelle de la victime, et comprendre des professionnels provenant de divers secteurs. Je cite Mme Catherine Drillis, coprésidente de l’équipe juridique du Centre canadien d’étude sur le droit des aînés, qui a témoigné devant le comité :
[…] on devrait créer et mettre en œuvre une stratégie nationale sur la prévention et l’intervention à l’égard de la maltraitance des aînés.
Il faudrait mettre en place des réseaux de protection sociale appropriés pour les aînés de l’ensemble du pays, y compris les femmes, les Autochtones et les néo-Canadiens. Honorables sénateurs, ces groupes sont particulièrement touchés par la maltraitance des aînés. Ils ont désespérément besoin d’avoir accès à des réseaux de protection sociale. Je félicite le gouvernement d’avoir financé une campagne de sensibilisation aux mauvais traitements envers les aînés. On a déterminé les risques, mais les réseaux n’ont pas été mis en place. Lorsqu’ils sont victimes de maltraitance, où les aînés peuvent-ils aller, et à qui peuvent-ils s’adresser?
Honorables sénateurs, au cours de ma carrière d’avocate, j’ai travaillé avec des gens qui ont dû faire face à des problèmes de violence et de maltraitance, et parmi eux, il y avait malheureusement beaucoup d’aînés. Malheureusement, je ne suis pas fière de le dire, mais beaucoup sont originaires du Sud-Est asiatique. Je crois que nous devons nommer le genre de violence et ses victimes avant de nous employer à la faire cesser. Il faut nommer la violence pour arrêter la violence.
J’ai eu connaissance de nombreux cas de personnes âgées maltraitées. Aujourd’hui, je voudrais vous parler d’un couple d’octogénaires originaires du Sud-Est asiatique dont la vie a changé lorsque, ayant dépassé soixante-quinze ans, ils sont devenus dépendants de leurs enfants.
Ils avaient immigré au Canada à un très jeune âge. Leurs quatre enfants étaient nés au Canada, avaient fait des études universitaires et gagnaient très bien leur vie. Les deux parents avaient un emploi et s’occupaient de leurs petits-enfants lorsqu’un jour, malheureusement, leur santé s’étant détériorée ils ont commencé à avoir des problèmes. Au début, leur fils et sa femme oubliaient de faire leur épicerie. Ils étaient très occupés. Puis, ils se mirent à laisser leurs parents seuls pendant les longues périodes où ils étaient partis en vacances. Les autres enfants étaient censés prendre la relève, mais ils ne trouvaient pas le temps de s’occuper de leurs parents. Pendant des jours, les parents ne voyaient personne. De temps en temps, leur voisin leur apportait des plats préparés. Un jour, alors que les enfants étaient de retour, les parents ont abordé le sujet de leur abandon sans nourriture. Le fils a alors giflé sa mère. C’était la première fois.
La situation des parents a empiré. Lorsqu’ils m’ont rencontrée, la mère était couverte de marques laissées par la violence qu’elle subissait. Le père n’avait aucune marque, mais était visiblement abattu. Je connaissais cet homme depuis plusieurs années. Il avait été auparavant plein d’énergie et toujours prêt à aider les gens autour de lui, mais là, il avait changé. Il pouvait difficilement se mouvoir. Il était anéanti. Il tremblait, pleurait et était découragé. Il me disait sans cesse qu’il n’avait pas été capable de protéger sa femme.
Je leur ai suggéré que nous nous rendions au poste de police. Ils m’ont répondu qu’ils ne pouvaient pas parler de leur situation personnelle, car ce serait comme laver leur linge sale en public. Avant de quitter mon bureau, ils n’arrêtaient pas de me demander s’il existait une option pour eux où ils seraient en sécurité. Je n’avais pas grand-chose à leur suggérer, puisque les options pour échapper à la maltraitance sont limitées pour les aînés. La plupart des programmes d’aide aux aînés victimes de maltraitance ont été annulés. Je sais que ce couple a vécu le reste de ses jours dans la douleur.
Le projet de loi met le risque en lumière, mais la société ne crée pas de filet de sécurité pour nos aînés. Voilà le problème lorsqu’on n’adopte pas de stratégie globale. Une fois que le risque est cerné, nous ne bâtissons pas de filet de sécurité.
Honorables sénateurs, nul ici ne trouve acceptable la maltraitance des aînés. Nous croyons tous qu’elle est inacceptable, et que la maltraitance criminelle des aînés devrait être assortie de peines plus sévères proportionnelles au crime commis. Toutefois, l’ambiguïté du mot « important », qui joue un rôle déterminant dans l’unique article de fond du projet de loi, limiterait l’incidence de la mesure législative. De plus, le projet de loi met l’accent sur l’effet de l’infraction sur la victime plutôt que sur la nature de l’infraction en soi, ce qui contredit l’objet du projet de loi et impose un fardeau indu à la victime.
Enfin, les politiques fédérales n’ont, à ce jour, toujours pas réussi à instaurer le réseau de sécurité qui s’impose d’urgence et qui permettrait aux infirmières, aux travailleurs sociaux, aux autorités policières et aux autres intervenants de réellement prévenir les cas de maltraitance d’ainés, de les déceler et d’intervenir.
Honorables sénateurs, j’aimerais examiner l’article à nouveau. Il est très bref. L’article 2, qui modifie l’alinéa 718.2a) du Code criminel, dit notamment : « que l’infraction a eu un effet important ».
Qu’entend-on par « important », un coup, deux coups, trois coups? Lorsque j’étais une jeune avocate naïve, je croyais que donner un coup causait un préjudice important. Maintenant que je suis une avocate blasée par l’expérience, le préjudice causé par un coup ne me semble pas si important. Qu’entend-on par important? Voilà ce qui m’agace dans cette mesure législative. Pourquoi faut-il inclure le mot « important »?
Honorables sénateurs, je m’intéresse beaucoup à ce projet de loi, car je rencontre quotidiennement des personnes qui sont confrontées à la maltraitance envers les aînés. Je trouve très choquant que nous demandions aux personnes âgées d’expliquer leur situation personnelle, alors que nous ne l’exigeons de personne d’autre. Nous serons tous bientôt des personnes dites « âgées ». Aurons-nous envie de partager avec le public ce que nous font subir nos enfants? Voudrons-nous raconter pendant une audience publique que nos enfants ne nous nourrissent pas, ne nous lavent pas, mais qu’ils nous frappent? Est-ce là ce que nous voulons?
Honorables sénateurs, je ne suis pas contre le projet de loi. Tout ce que je demande, c’est que son libellé soit le suivant : « que l’infraction a eu un effet sur la victime en raison de son âge, de sa santé et de sa situation financière. » Pourquoi faut-il ajouter « important »? Pourquoi faut-il parler de « situation personnelle »? Cela ne fait qu’imposer un fardeau supplémentaire aux aînés.
Je ne connais pas une seule personne âgée victime de mauvais traitements qui acceptera d’exposer sa situation personnelle devant les tribunaux. Même si une personne en avait le courage, que lui arriverait-il ensuite? Elle ne pourrait pas retourner chez elle. Elle ne pourrait plus habiter chez son enfant. Que se passerait-il après? Il n’existe aucun programme ou maison de transition pour les aînés. Après son témoignage, devra-t-elle se résoudre à l’itinérance? Est-ce là notre solution à la maltraitance des aînés?
Mon collègue, le sénateur Dagenais, avec qui je travaille en étroite collaboration, a abordé cette question. Il nous a parlé d’un incident qui nous a tous choqué. Il a parlé d’une femme de 80 ans souffrant de la maladie d’Alzheimer qui a été agressée sexuellement dans un foyer, dont les gestionnaires n’ont pas signalé l’incident à la police. Le projet de loi ne change pas cela. Mon ami et collègue, le sénateur Dagenais, était troublé par cet incident. Je suis troublé aussi, et le projet de loi ne calmera en rien mes inquiétudes. Qui signalera ces incidents à la police? Où sont les filets de sécurité des aînés? Je suis de l’avis de mon ami. C’est une situation terrible, et rien ne changera pour cette femme de 80 ans.
Honorables sénateurs, le gouvernement a fait un bon travail avec le programme Nouveaux Horizons pour les aînés.. Il a sensibilisé la population au risque qui existait. Cependant, ce projet de loi indique aux gens qu’ils peuvent signaler un crime, mais qu’ils vont ensuite perdre leur maison. C’est le problème du projet de loi.
Lorsqu’il est question de lutter contre le problème de la maltraitance des aînés, honorable sénateurs, nous ne devrions pas chercher à atténuer les risques ou prendre des chances. Nous devons plutôt mettre en place une stratégie nationale, un ensemble de filets de sécurité qui permettra de faire en sorte qu’aucune personne âgée ne soit laissée pour compte, ignorée ou oubliée. Nous avons besoin d’un projet de loi sur la maltraitance des aînés, mais il faut en avoir un qui corrigera vraiment le problème. Je veux un projet de loi qui protégera réellement les personnes qui nous ont chéris.
Des voix : Bravo!
Son Honneur le Président : Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?
Des voix : Le vote!
Son Honneur le Président : Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
Une voix : Non.
Des voix : Avec dissidence.
(La motion est adoptée avec dissidence et le projet de loi, lu pour la troisième fois, est adopté.)