1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 144

Le jeudi 7 mars 2013
L’honorable Donald H. Oliver, Président intérimaire

Règlement, procédure et droits du Parlement

Motion portant renvoi au comité plénier—Ajournement du débat

 

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Comme les sénateurs le savent, la sénatrice Cools a soulevé une question de privilège au sujet de la décision du directeur parlementaire du budget de soumettre à la Cour fédérale, en vertu de l’article 18.3 de la Loi sur les Cours fédérales, une question portant sur l’interprétation de son mandat et de son pouvoir d’adresser une demande directe.

Je précise que le directeur parlementaire du budget ne poursuit pas le gouvernement. Il ne cherche pas à obtenir d’ordonnance contre un membre de l’exécutif. Il veut simplement des précisions juridiques sur son mandat et sur son pouvoir d’adresser des demandes directes, tels que prévus dans la loi.

En vertu de l’article 79.3 de la Loi sur le Parlement du Canada, le directeur parlementaire du budget a le droit, sur demande faite à l’administrateur général d’un ministère, de prendre connaissance, gratuitement et en temps opportun, de toutes données financières ou économiques qui sont en la possession de ce ministère et qui sont nécessaires à l’exercice de son mandat. Selon l’article 79.2 de la même loi, une partie du mandat du directeur parlementaire du budget consiste à évaluer le coût financier de toute mesure proposée relevant des domaines de compétence du Parlement, à la demande de tout membre d’un comité parlementaire de l’une ou l’autre Chambre du Parlement.

Honorables sénateurs, selon ce que je comprends du processus, un député peut demander au directeur parlementaire du budget d’effectuer une analyse, et ce dernier peut demander certains renseignements pour ce faire. Or, selon des ministres de la Couronne, ces analyses et demandes de renseignements outrepassent le mandat et le pouvoir d’exiger des renseignements conférés au directeur parlementaire du budget en vertu de la loi. Cette situation met le directeur parlementaire du budget dans une position peu enviable. D’une part, un parlementaire dont il relève directement peut lui demander de faire une recherche. D’autre part, les ministres de la Couronne lui disent que la loi lui interdit de faire cette recherche. Dans une telle situation, le directeur parlementaire du budget n’a aucune marge de manœuvre; il est pris entre l’arbre et l’écorce : soit il acquiesce à la demande du député, soit il respecte la position des ministres de la Couronne.

Nous avons adopté des modifications à la Loi sur les Cours fédérales, notamment à l’article 18.3, justement pour faire face à une telle éventualité, soit aider un tribunal fédéral ou un office fédéral à préciser un point de droit soulevé à tout stade de leurs procédures. Je cite le paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales :

Les offices fédéraux peuvent, à tout stade de leurs procédures, renvoyer devant la Cour fédérale pour audition et jugement toute question de droit, de compétence ou de pratique et procédure.

(1550)

Une précision, honorables sénateurs. Selon l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, l’expression « office fédéral » désigne tout organisme ou personne ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale. Le directeur parlementaire du budget répond clairement à cette définition.

À titre d’acteur non politique et sans fonction d’arbitrage, il ne peut être appelé à faire des évaluations complexes sur des interprétations juridiques de son mandat lorsqu’il se retrouve en pareille situation. Par conséquent, le directeur parlementaire du budget demande simplement l’aide de la Cour fédérale, qui doit lui dire quoi faire ensuite. Il lui demande : « Ai-je le droit à cette information? Ce travail relève-t-il de mon mandat? »

Si le travail relève de son mandat, il a droit à l’information. Il la demandera et, s’il l’obtient, il fera le travail. Si elle lui est refusée, son seul recours sera le Sénat ou la Chambre des communes. Il nous fera rapport, disant qu’il n’a pas reçu l’information et, si nous le jugeons bon, nous lui viendrons en aide.

Compte tenu de la gravité de l’allégation d’atteinte au privilège et des conséquences possible, si nous engageons notre propre processus au comité, je recommanderais la prudence.

À ce stade-ci, il est de la plus haute importance de nous assurer que nous sommes bien fondés à renvoyer cette question au comité. Le Président a signalé dans sa décision, la semaine dernière, que la règle concernant les affaires en instance n’était qu’un simple usage constitutionnel, de sorte que, lorsque la question de privilège est soulevée, elle ne s’applique pas, par définition. Il se peut fort bien que ce soit vrai, mais la mesure que le Sénat envisage en ce moment est bien plus grave que le simple fait de discuter d’un manquement au privilège dont les tribunaux seraient saisis. Nous songeons plutôt à renvoyer la question à notre propre comité, qui ferait son étude parallèlement aux délibérations judiciaires.

Il existe donc une possibilité très réelle que les travaux du comité aboutissent à une décision et que la décision des tribunaux aille dans un autre sens. Inutile d’insister sur le fait que cela va à l’encontre de la séparation des pouvoirs prévue par notre régime constitutionnel. Tenir une audience de comité en ce moment, ce serait faire en sorte qu’un pouvoir, le législatif, reproduise les délibérations qu’un autre pouvoir a déjà mises en route. Cela présente un risque non seulement pour le Sénat, mais aussi pour l’intégrité et l’harmonie de notre tissu constitutionnel, et il est possible qu’on porte gravement atteinte au principe de la primauté du droit.

Je supplie les honorables sénateurs de reporter cette question jusqu’à ce que les tribunaux rendent leur décision en matière d’interprétation sur le mandat et les pouvoirs du directeur parlementaire du budget. Sauf erreur, la cause doit être entendue les 21 et 22 mars.

L’amendement que le sénateur Comeau a proposé à la motion a été adopté, de sorte que, si la motion était adoptée également, le comité aurait du temps en abondance. Il est important que le comité veille à ce que le processus judiciaire en cours à l’extérieur du Sénat trouve son aboutissement avant que le Sénat lui-même se prononce. Retarder la question jusqu’à ce que la Cour fédérale rende son interprétation est un léger compromis sur le plan des délais, d’autant plus que, si nos privilèges sont touchés, ils le sont depuis novembre 2012, depuis que le directeur parlementaire du budget a présenté sa demande à la cour.

Tous conviendront sans doute qu’un léger retard de quelques semaines est largement acceptable, étant donné la gravité des conséquences pour la séparation des pouvoirs de la tenue de nos propres délibérations parallèlement à celles du pouvoir judiciaire, la possibilité de décisions divergentes et le fait que la situation existe depuis la fin de l’année dernière. En agissant de la sorte, nous protégerions la position du Sénat, maintiendrions l’harmonie constitutionnelle entre les différents pouvoirs et parviendrions à savoir dans une grande mesure s’il y a eu atteinte à nos privilèges.

Honorables sénateurs, la sénatrice Tardif nous a fait remarquer que, si nous voulons entendre le directeur parlementaire du budget, nous devrions — et j’en conviens avec elle — l’entendre en comité plénier, puisque nous avons tous besoin de l’entendre. Merci.

Des voix : Bravo!

L’honorable Pierrette Ringuette : La sénatrice accepterait-elle de répondre à une question?

Son Honneur le Président intérimaire : Sénatrice Jaffer, accepteriez-vous de répondre à une question?

La sénatrice Ringuette : Elle hésite un peu, mais je vais quand même lui poser une question.

J’ai passé pas mal de temps soit à l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick, soit à la Chambre des communes, soit ici. Chaque fois qu’une question touchait une affaire en instance, quel que soit le tribunal qui en était saisi, l’exécutif ne répondait pas, pour autant que je sache. Cela fait partie de nos règles.

La sénatrice pourrait-elle m’expliquer, parce que je ne savais pas que notre Président, le jour même où il a rendu cette décision, s’est également inscrit comme partie intervenante dans la cause…

La sénatrice Cools : Non, ce n’est pas vrai.

La sénatrice Ringuette : Je commence vraiment à me poser des questions.

La sénatrice Cools : Sur l’intégrité du Président?

La sénatrice Ringuette : Sur la légitimité de la chose. Je ne suis pas avocate. Je suis au Parlement depuis assez longtemps. Je me demande en premier lieu si le Président peut statuer sur cette question, étant donné que l’affaire est devant les tribunaux et qu’il s’est inscrit comme partie intervenante.

Une voix : On ne peut pas faire cela!

La sénatrice Ringuette : J’ai écouté ce que la sénatrice Tardif avait à dire sur l’interdiction, ou l’interdiction potentielle, faite par le Sénat à un Canadien de comparaître devant le tribunal.

Je sais que la sénatrice a une formation en droit. Pourrait-elle répondre à ces deux questions?

La sénatrice Jaffer : La sénatrice Ringuette vient de poser une question très importante, qui comporte plusieurs aspects. En fait, je peux seulement répéter ce que je disais plus tôt : les mesures que nous allons prendre ici auront des répercussions pour de nombreuses années à venir; je presse donc les sénateurs d’agir avec prudence et d’y songer à deux fois avant de faire quoi que ce soit. Nous devrions à tout le moins nous réunir en comité plénier pour entendre ce que le directeur parlementaire du budget a à dire.

L’honorable Anne C. Cools : J’aimerais poser quelques questions à qui voudra bien y répondre.

Son Honneur le Président intérimaire : Acceptez-vous de répondre à une autre question, sénatrice Jaffer?

La sénatrice Jaffer : Je me demande de qui elle parle quand elle dit « à qui voudra bien y répondre ».

Son Honneur le Président intérimaire : Vous avez la parole.

La sénatrice Jaffer : Je répondrai si je le peux.

La sénatrice Cools : J’aimerais savoir sur quoi se on se fonde ici pour remettre en question et contester la décision du Président du Sénat. J’aimerais connaître les textes constitutionnels ou parlementaires qui servent de fondement à une telle démarche. C’était la première des choses.

Selon ce que j’ai compris, le Règlement prévoit que, lorsqu’une décision de la présidence soulève des interrogations, il doit alors s’enclencher un processus par lequel le Sénat fait appel de ladite décision. Il ne peut donc pas y avoir de débat, puisque la décision de la présidence est déjà rendue et fait déjà partie de notre jurisprudence. Elle ne peut pas être remise en question.

Nous assistons ici à une démarche qui sort tout à fait de l’ordinaire…

La sénatrice Ringuette : Quelle est votre question?

La sénatrice Cools : J’aimerais simplement savoir sur quoi se fonde la sénatrice pour remettre en question la décision de la présidence.

Son Honneur le Président intérimaire : Vous avez la parole, sénatrice Jaffer.

La sénatrice Cools : C’était la première question.

La sénatrice Jaffer : Qu’on me corrige si je me trompe, mais, avec tout le respect que j’ai pour le Président, je n’ai jamais remis en question sa décision. Je parlais de la motion, celle de la sénatrice Cools.

Son Honneur le Président intérimaire : Vous aviez une seconde question, sénatrice Cools?

La sénatrice Cools : Oui, mais je devrais peut-être regrouper tout cela dans un rappel au Règlement.

La sénatrice Fraser : Oh, mon Dieu, non…

La sénatrice Cools : Nous verrons.

(1600)

Cela dit, encore une fois, je veux savoir sur quoi reposent les affirmations de la sénatrice pour ce qui est de l’article 79.3 de la Loi sur le Parlement du Canada, en l’occurrence celui qui porte sur les pouvoirs du directeur parlementaire du budget. J’aimerais savoir sur quoi reposent les affirmations qu’elle a faites dans cette enceinte, selon lesquelles la Cour fédérale du Canada a compétence en ce qui concerne ces articles ou tout article de la Loi sur le Parlement du Canada. J’aimerais savoir sur quoi reposent ces affirmations.

On a porté atteinte à mon intégrité. Oui, je comprends tout à fait ce qui se passe ici. Il semblerait qu’on tente de faire dévier le débat, qui porte sur la pertinence, la légalité et la constitutionnalité des activités du directeur parlementaire du budget, vers le Président du Sénat, d’une part, et vers moi, d’autre part. On m’a attribué des motivations qui me sont étrangères.

Je tiens à savoir sur quels éléments des textes parlementaires et constitutionnels la sénatrice s’appuie pour affirmer que le directeur parlementaire du budget a le droit de demander à un tribunal d’examiner certains articles de la Loi sur le Parlement du Canada. Je veux simplement savoir sur quoi reposent ces affirmations.

La sénatrice Jaffer : Mes observations sont suffisamment éloquentes.

Son Honneur le Président intérimaire : Y a-t-il d’autres interventions?

La sénatrice Cools : Vos observations ne reposent sur rien.

L’honorable Wilfred P. Moore : J’ai une question à poser.

Son Honneur le Président intérimaire : La sénatrice Jaffer accepterait-elle de répondre à la question du sénateur Moore?

Le sénateur Moore : La sénatrice a mentionné qu’elle avait appris que le Président avait demandé le statut d’intervenant. Est-ce bien ce qu’elle a dit? Sait-elle s’il a bel et bien fait cette demande?

La sénatrice Jaffer : Je crois comprendre qu’il l’a fait, du moins d’après ce que j’ai lu, mais je ne m’aventurerais pas à parler au nom du Président.

La sénatrice Cools : Quelqu’un doit défendre le Président.

Une voix : Le temps est écoulé.

Son Honneur le Président intérimaire : J’ai le regret d’informer le sénatrice Moore que le temps de parole de la sénatrice Jaffer est écoulé.

(Sur la motion du sénateur Tkachuk, le débat est ajourné.)