1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 176

Le mardi 18 juin 2013
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

La violence faite aux femmes

Interpellation—Suite du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur l’interpellation de l’honorable sénateur Oliver, attirant l’attention du Sénat sur le besoin d’entamer une conversation à l’échelle nationale pour appeler à l’élimination de la violence à l’égard des femmes de tous âges et dans toutes ces formes incluant l’abus physique, sexuel et psychologique, et, en particulier, sur comment nous pouvons, en tant qu’entité nationale législative, mettre davantage l’accent sur l’éducation, la prévention et la sensibilisation à l’échelle nationale et internationale de l’égalité des genres et réaffirmer que la violence à l’égard des femmes constitue une violation des droits de la personne humaine et des libertés fondamentales.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de l’interpellation concernant la violence faite aux femmes.

Je tiens à remercier le sénateur Oliver d’avoir pris l’initiative de parler de ce sujet. Comme lui et tous les sénateurs le savent, je défends cette cause depuis des années.

La violence contre les femmes est une réalité quotidienne au Canada et partout dans le monde. Les faits portent à réfléchir. La violence faite aux femmes et aux jeunes filles touchent une femme sur trois dans le monde. La moitié des Canadiennes ont été victimes de violence physique ou sexuelle après avoir atteint l’âge de 16 ans.

Au Canada, chaque jour, plus de 3 000 femmes et leurs 2 500 enfants vivent dans un refuge pour échapper à la violence familiale. En date de 2010, on comptait 582 cas de femmes autochtones disparues ou tuées au Canada. J’ai d’ailleurs déjà exhorté le gouvernement à prendre des mesures à ce sujet.

Dans les pays où la guerre fait rage, la violence contre les femmes atteint des proportions catastrophiques. Le viol a été utilisé comme arme dans les guerres en Bosnie, au Rwanda, au Sierra Leone ainsi qu’au Congo, où le conflit persiste. On se sert du viol pour brutaliser et humilier des civils innocents. Ce sont les femmes et les jeunes filles qui, du seul fait de leur sexe, sont très majoritairement victimes de violence sexuelle.

L’ancienne représentante spéciale chargée de la question des violences sexuelles commises en période de conflit a dit ce qui suit : « Il est maintenant plus dangereux pour les femmes d’aller chercher de l’eau ou du bois de chauffage que pour les soldats de monter au front. »

Honorables sénateurs, la guerre en République démocratique du Congo a été qualifiée de guerre contre les femmes. L’Est du Congo a été décrit comme étant « la place la plus dangereuse du monde pour les femmes ». Une nouvelle étude publiée en juin 2011 dans l’American Journal of Public Health a révélé qu’environ 48 femmes sont violées chaque heure au Congo; plus de 1 100 femmes y sont donc violées par jour. Ces femmes sont ravagées, terrorisées et pauvres.

Aujourd’hui, honorables sénateurs, j’aimerais vous rappeler l’histoire d’une femme dont je vous ai déjà parlé, une femme que je connais très bien, avec qui j’ai travaillé et qui a complètement changé ma vie. Elle s’appelle Bernadette. La première fois que la milice a pris d’assaut sa maison, les miliciens ont tué son mari et l’un de ses fils, puis ils ont violé et tué sa fille pendant qu’elle était forcée de regarder la scène. Ce jour-là, Bernadette a aussi été violée. Elle a crié au secours, mais personne n’a répondu à son appel.

La deuxième fois que l’armée congolaise a envahi sa maison, les soldats ont violé et tué sa deuxième fille pendant que Bernadette devait assister à la scène. Bernadette a encore été violée. Elle a crié à l’aide, mais personne n’est venu.

La milice a envahi sa maison une troisième fois. Heureusement, ses trois autres enfants étaient sortis. Bernadette a encore une fois été sauvagement violée. Cette fois, on lui a mutilé les organes génitaux. Les miliciens lui ont versé du kérosène dans le vagin et l’ont brûlée vive. Même si Bernadette a survécu, elle n’a pas appelé à l’aide cette fois. Elle savait que personne ne répondrait.

Honorables sénateurs, pour bien des congolaises, c’est encore la réalité. C’est aussi la réalité de bien des femmes qui vivent ailleurs dans le monde, dans des zones de conflit. Les Canadiens et les sénateurs doivent entendre l’appel de Bernadette. Nous avons le devoir de défendre les droits de la personne et d’agir pour éliminer la violence faite aux femmes.

Pour éliminer la violence faite aux femmes, il faut s’attaquer à ses causes profondes. En effet, les actes violents que subissent les femmes dans les zones de conflits ne tombent pas du ciel. Ils découlent plutôt de la discrimination à l’égard des femmes et de leur marginalisation dans la société.

Ce ne sont pas seulement les conflits qui peuvent faire des femmes des victimes. Elles sont fortes, mais la discrimination juridique, économique et sociale les rend trop souvent vulnérables. Pour éliminer la violence faite aux femmes, il faut donner aux femmes le pouvoir de diriger et de prendre des décisions. Les femmes doivent participer pleinement, sur un pied d’égalité, aux efforts déployés pour rétablir la paix et réorganiser la société à la suite d’un conflit.

Dans la plupart des processus de paix formels, la contribution qu’apportent les femmes à la prévention de la violence et au renforcement de la paix est méconnue, sous-utilisée et sous-évaluée. D’après les Nations Unies, les délégations officielles qui ont participé à des processus de paix depuis l’an 2000 comptaient moins de 7 p. 100 de femmes, et seulement 2,7 p. 100 des signataires étaient des femmes.

Treize accords de paix importants ont été négociés entre 2000 et 2008, et aucun des médiateurs n’était une femme. Pourtant, les arguments en faveur de leur participation sont clairs.

(2200)

Comme le savent les honorables sénateurs, j’ai servi en tant qu’envoyée spéciale du Canada pour la paix au Soudan de 2002 à 2006. J’ai participé au processus de paix au Darfour.

J’ai appris qu’un avion des Nations Unies avait été envoyé pour aller chercher des hommes darfouriens exilés en Europe et les amener à Abuja, au Nigeria, pour qu’ils puissent participer aux pourparlers de paix. J’ai fait valoir à Salim Salim, médiateur et ancien premier ministre de la Tanzanie, que les femmes devraient elles aussi participer aux pourparlers. Il a tout de suite accepté, reconnaissant l’importance de la participation féminine. Il a vraiment fait preuve de leadership. Après avoir négocié avec les intervenants, 17 femmes ont été sélectionnées dans des camps de réfugiés de diverses régions du Darfour. Ces femmes ont été amenées aux pourparlers et ont reçu la même formation que les hommes en matière de médiation, de droits fonciers et de leadership.

Durant les pourparlers, certains hommes discutaient à propos des droits d’usage de l’eau dans une certaine région. Une des femmes a dit : « Pourquoi vous discutez-vous des droits d’usage de l’eau dans cette région? Cela fait plus de cinq ans qu’il n’y a plus d’eau là-bas. ». Dans un débat sur l’approvisionnement alimentaire, une autre femme a dit : « Cette route-là est impraticable, elle est recouverte de mines. Pourquoi tenez-vous tant à l’emprunter? » La participation des femmes au processus de paix et la mise à contribution de leurs connaissances et de leurs idées ont joué un rôle déterminant dans le succès des pourparlers. En assurant la participation des femmes d’entrée de jeu, nous avons assuré l’efficacité du processus et la durabilité de son résultat.

Le Canada a joué un rôle clé dans le travail qui a mené à la résolution 1325 du Conseil de sécurité sur les femmes, la paix et la sécurité. Notre gouvernement considérait que la protection et l’autonomisation des femmes étaient essentielles à l’établissement d’une paix durable. Le Canada a une fière tradition de maintien et de consolidation de la paix. Il est un leader mondial en droits de la personne, et il doit se montrer à la hauteur de sa réputation, dans l’intérêt des femmes du monde entier. Aujourd’hui, j’ai honte de déclarer, devant le Sénat, que notre gouvernement a fait un énorme pas en arrière en ce qui concerne la protection des droits des femmes et la lutte contre la violence sexuelle.

Comme je l’ai dit plus tôt dans ma déclaration, le Canada est le principal négociateur au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies pour les résolutions relatives à la violence perpétrée contre les femmes. Le Canada a proposé un projet de résolution aux Nations Unies qui ne tient pas compte des récents progrès réalisés internationalement pour lutter contre la violence faite aux femmes dans le monde. Vendredi dernier, les Nations Unies ont adopté la résolution. Le Canada avait l’occasion de renforcer la protection des femmes, mais au lieu de cela, nous avons régressé en mettant la barre plus basse au chapitre des droits des femmes.

Honorables sénateurs, il y a trop de femmes comme Bernadette dans le monde. Voilà pourquoi il est si important que le gouvernement adopte une position plus ferme, comme je l’ai dit dans ma déclaration aujourd’hui. La violence sexuelle et le viol ne concernent pas que les femmes. C’est un problème qui touche toutes les régions de la planète, du Canada au Congo. C’est un problème que nous devons tous combattre.

Honorables sénateurs, en tant qu’envoyée du Canada au Soudan, j’ai souvent passé bien des heures avec les femmes dans les camps. Un jour, tandis que je discutais avec des femmes dans un camp sur des moyens de leur donner des pouvoirs, j’ai entendu un grand bruit et j’ai vu une jeune fille de 16 ans transportée au camp sur une roue de charrette. La jeune fille avait été violée par huit hommes de la milice. Rien de ce que je pourrais dire aujourd’hui ne pourrait décrire les blessures de la jeune fille. Je ne puis vous dire si une seule partie de son corps était demeurée intacte. J’ai regardé sa mère et j’ai dit : « Vous saviez que si cette jeune fille allait chercher du bois pour faire du feu, elle serait violée ». La mère m’a regardée dans les yeux et m’a répondu : « Je n’avais pas le choix. Je dois ramasser du bois pour faire du feu. Si j’envoie mon fils, la milice le tuera. Si j’envoie ma fille, elle sera estropiée. »

Honorables sénateurs, au Canada, nous avons un grand rôle à jouer pour prévenir la violence contre les femmes. Nous avons les moyens, les ressources et les valeurs. Maintenant, nous avons besoin de volonté.

(Sur la motion du sénateur Carignan, le débat est ajourné.)