2e Session, 41e Législature,
Volume 149, Numéro 7

Le lundi 28 octobre 2013
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

Le Sénat

Motion tendant à suspendre l’honorable sénatrice Pamela Wallin—Motion subsidiaire—Motion d’amendement—Suspension du débat

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, j’aimerais parler aujourd’hui des motions présentées par le sénateur Cowan et par la sénatrice Fraser, qui proposent de renvoyer les trois motions de suspension présentées par le sénateur Carignan à un comité.

Avant de parler des motions elles-mêmes, je tiens à remercier le sénateur Furey, qui a su nous guider pendant une période aussi longue que difficile et qui a travaillé sans relâche à la défense de nos intérêts.

Des voix : Bravo!

La sénatrice Jaffer : Et c’est sans parler de l’excellent travail des sénateurs Comeau, Tkachuk et Stewart Olsen. Je tiens en outre à remercier tous les membres du Comité de la régie interne du travail qu’ils ont accompli en notre nom. Tous les sénateurs en conviendront : ils ont fait de leur mieux, alors qu’ils disposaient de très peu de précédents.

J’aimerais enfin remercier le greffier du Sénat, Gary O’Brien, de même que l’ensemble du personnel administratif du Sénat, pour l’excellent travail qu’ils font pour nous. Nous traversons sans doute la période la plus éprouvante de l’histoire du Sénat, mais tous ces gens, y compris les sénateurs Cowan, Carignan et LeBreton, ont fait de leur mieux pour que nous puissions faire notre travail, et je les en remercie.

Honorables sénateurs, examinons ce que nous avons fait ici, au Sénat. Nous avons délégué l’examen des demandes de remboursement des sénateurs Duffy, Brazeau et Wallin au Comité de la régie interne. Après délibération, le comité, agissant en notre nom, a demandé aux trois sénateurs de rembourser certaines sommes au Sénat, puis a transmis l’affaire à la GRC. Comme nous le savons tous, c’est une affaire très grave, que la GRC prend très au sérieux.

Conformément à nos instructions, le Comité de la régie interne a infligé une sanction à l’égard des dépenses réclamées. Maintenant, certains d’entre nous, ici, veulent infliger d’autres sanctions. Ce qui m’inquiète beaucoup, c’est que les trois sénateurs doivent avoir eu l’impression que le Comité de la régie interne agissait en notre nom, ce qui les a amenés à coopérer.

Maintenant, en l’absence d’autres violations ou d’autres événements déclencheurs, comme des accusations portées par la GRC, certains de nos collègues, agissant de leur propre initiative, veulent suspendre les trois sénateurs sans traitement. Pour moi, c’est un peu comme si un juge, après avoir prononcé une sentence comprenant une certaine peine, décidait plus tard d’en imposer une autre, plus sévère, en l’absence de tout changement de la situation depuis le prononcé de la sentence.

En droit, on pourrait facilement arguer que l’affaire ne peut pas être entendue pour cause de res judicata ou, autrement dit, parce qu’elle a déjà fait l’objet d’un jugement.

Honorables sénateurs, je suis très troublée de voir que nous reprenons cette affaire sur une base civile après l’avoir transmise à la GRC en vue d’une enquête criminelle. Comment pouvons-nous justifier de tels agissements?

Honorables sénateurs, le sénateur Carignan soutient qu’il y a eu négligence grossière. Dans Ryan c. Victoria (Ville), 1999, la Cour suprême a statué :

Une conduite est négligente si elle crée un risque de préjudice objectivement déraisonnable. Pour éviter que sa responsabilité ne soit engagée, une personne doit agir de façon aussi diligente qu’une personne […] prudente placée dans la même situation.

Le caractère raisonnable d’une conduite dépend des faits de chaque espèce, y compris la probabilité qu’un préjudice…

— connu ou prévisible survienne —

… et le fardeau ou le coût qu’il faudrait assumer pour le prévenir.

Par contre, la négligence grossière est une action ou une omission qui, d’une manière irresponsable, ne tient pas compte des conséquences pour la sécurité ou les biens d’autrui.

Pendant tout le week-end, j’ai étudié des ouvrages de droit pour déterminer de quelle façon nous pourrions qualifier de « négligente » la conduite des trois sénateurs. Cette conduite pourrait être qualifiée de différentes façons défavorables, mais, d’après mon étude, il serait difficile de les taxer de négligence. Néanmoins, je veux bien admettre pour le moment que le terme peut convenir.

Honorables sénateurs, si quelqu’un se présentait à mon cabinet juridique en disant qu’il est impliqué dans une affaire civile dans laquelle il est allégué qu’il a blessé une personne en conduisant trop vite, j’aurais beaucoup de questions à lui poser. Une allégation d’excès de vitesse ne constitue pas une preuve suffisante. Je pourrais lui poser les questions suivantes : qui dit que vous avez conduit trop vite? Comment le savait-il? Quel est son niveau d’expertise? Quelles étaient les conditions routières? D’autres véhicules étaient-ils impliqués? À quelle vitesse roulait la personne qui a été blessée? J’aurais un nombre infini de questions à poser avant d’admettre l’allégation d’excès de vitesse soulevée contre mon client.

Nous nous présenterions ensuite devant un tribunal, où le juge déciderait si mon client allait effectivement trop vite. Pour en arriver à cette décision, il entendrait le témoignage des parties. Il y aurait ensuite contre-interrogatoire, ce qui revient à dire que les déclarations de chacun seraient mises à l’épreuve. En fonction de l’attitude et des réponses des parties ainsi que des preuves circonstancielles, le juge se ferait une idée de la crédibilité de la personne qui accuse mon client. Il déterminerait si les faits ont été prouvés ou non en fonction de la prépondérance des probabilités. Ensuite, il serait en mesure de rendre une décision. Voilà, honorables sénateurs, ce que j’appelle l’application régulière de la loi.

D’une part, le sénateur Carignan fait certaines allégations. De l’autre, les sénateurs Brazeau, Duffy et Wallin font des allégations complètement différentes. Comment pouvons-nous, sans analyser les arguments présentés, en arriver à une décision? Cela, honorables sénateurs, n’est pas la procédure équitable que notre institution est censée protéger.

Nous sommes censés protéger les garanties procédurales, la primauté du droit et la Charte. Si nous adoptons les trois motions dont nous sommes saisis, nous ferions un tort irréparable à notre institution. Je frémis en pensant à la réaction du ministre de la Justice ou de ses fonctionnaires, lorsqu’ils comparaîtront devant le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, et que je leur demanderai si ce projet de loi est à l’abri d’une contestation en vertu de la Charte.

Comment pourrais-je poser cette question alors que nous faisons clairement abstraction de la Charte avec ces motions de suspension des trois sénateurs? Quelle crédibilité auriez-vous, quelle crédibilité aurions-nous?

Honorables sénateurs, en votant en faveur de ces trois motions, nous ferions un tort irréparable à notre institution, un tort que nous ne pourrions jamais effacer.

(1500)

Notre institution en a vraiment pris pour son rhume. Notre réputation est entachée. Pourtant, je suis convaincue, étant moi- même fière d’être sénatrice, que chacun d’entre nous est fier du travail que nous accomplissons au nom des Canadiens.

Lorsque je me promène dans Downtown Eastside, à Vancouver, et que je parviens à convaincre une jeune femme qui fait le trottoir d’aller chercher de l’aide et de fuir son souteneur, c’est en tant que sénatrice que je le fais et je suis fière de mon travail.

Lorsque je me rends dans les quartiers de prostitution pour prêter main-forte à International Justice Mission Canada en allant secourir des victimes de la traite des enfants, c’est en tant que sénatrice que je le fais et je suis fière de mon travail.

Lorsque je collabore avec le Comité des droits de la personne à la rédaction d’un guide sur la cyberintimidation à l’intention des jeunes et de leurs parents, c’est en tant que sénatrice que je le fais et je suis fière de mon travail, comme vous l’êtes tout autant du vôtre, honorables sénateurs.

Nous sommes fiers de ce que nous accomplissons, et je crois que nous devons maintenant redoubler d’ardeur pour redorer le blason de notre institution afin que ses représentants puissent continuer à se sentir fiers des efforts qu’ils déploient dans le but d’améliorer le sort des Canadiens et d’autres personnes.

Honorables sénateurs, votre leader, le sénateur Carignan, et le mien, le sénateur Cowan, ont tous deux déclaré qu’il s’agirait d’un vote libre. Cette fin de semaine, le sénateur Carignan a admis que le Sénat pourrait aussi envisager d’autres options. Par conséquent, dans le meilleur pays, le pays le plus libre du monde, pourquoi ne laisserions-nous pas le temps à la procédure établie de suivre son cours? Que craignons-nous? Nous pouvons appuyer ce qui nous semble juste sans avoir à redouter personnellement les conséquences de ce geste. Aujourd’hui, nous pourrons voter selon notre conscience.

Le Président du Sénat, une personne très sage et tenue en haute estime, a cité la semaine dernière la phrase latine Nihil ordinatum est quod praecipitatur et properat, qui se rend ainsi : « La précipitation exclut la mesure. » Suivons son conseil. Prenons le temps d’accorder un traitement juste et équitable aux sénateurs Duffy, Brazeau et Wallin.

Honorables sénateurs, j’aimerais vous faire part de quelque chose qui est profondément enraciné dans ma mémoire. Comme vous le savez, je suis née en Ouganda. Le pays a accédé à l’indépendance en 1962. L’affranchissement du régime colonial était euphorisant pour tous les Ougandais. Or, cette liberté nous a été enlevée quand l’armée et le président Idi Amin sont devenus tout-puissants.

Aujourd’hui encore, je me rappelle ma mère suppliant mon mère, qui était député, de ne pas défier le président. Mon père risquait la mort s’il osait dire ce qu’il pensait. Il répondait à ma mère : « Je veux que mes enfants apprennent à défendre ce qui est juste. »

Un jour, un courageux militaire a averti mon père que les hommes de main d’Idi Amin se rendaient chez nous. Mon père s’est enfui. Encore aujourd’hui, nous frissonnons à la pensée qu’il aurait été torturé et tué. Un brave militaire a pris un risque pour sauver la vie de mon père.

Plus tard, mon mari, Nuralla, n’a pas pu échapper aux griffes de l’armée, qui l’a emmené. Ce fut horrible, mais je me contenterai de dire que, si je ne suis pas veuve aujourd’hui, c’est grâce au courage d’un capitaine de police qui a tenu tête à l’armée et insisté pour que mon mari soit conduit au poste de police.

Ces deux hommes extrêmement courageux, le militaire et le capitaine de police, auraient pu perdre la vie. Ils ont quand même défendu ce qui était juste. Ils savaient que certains principes valent la peine qu’on risque tout pour les défendre.

Nous vivons dans un grand pays libre que nous appelons fièrement le Canada, et notre chef nous a permis de voter selon notre conscience. Pourquoi alors ne défendrions-nous pas les principes de respect des garanties procédurales et de la primauté du droit ainsi que la Charte canadienne des droits et libertés? Si nous ne le faisons pas, qui le fera? Si je ne le fais pas, qui le fera? Si le Sénat ne le fait pas, qui le fera?

Voici le libellé du bref de Sa Majesté que nous avons reçu lorsque nous avons été nommés au Sénat :

SACHEZ QUE, en raison de la confiance et de l’espoir particuliers que Nous avons mis en vous, autant que dans le dessein d’obtenir votre avis et votre aide dans toutes les affaires importantes et ardues qui peuvent intéresser l’état et la défense du Canada, Nous avons jugé à propos de vous appeler au Sénat du Canada.

Honorables sénateurs, je vous incite fortement à appuyer la motion du sénateur Cowan et de la sénatrice Fraser et à accorder aux sénateurs Duffy, Brazeau et Wallin les garanties procédurales habituelles, un principe que nous chérissons tous.