2e Session, 41e Législature,
Volume 149, Numéro 34

Le mardi 11 février 2014
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

Le Code criminel
La Loi sur la défense nationale

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur McIntyre, appuyée par l’honorable sénatrice Seth, tendant à la deuxième lecture du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la défense nationale (troubles mentaux).

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui afin de discuter du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la défense nationale, mieux connu sous l’abréviation suivante : Loi sur la réforme de la non- responsabilité criminelle.

J’aimerais d’abord rappeler quelques faits importants, pour ensuite présenter mes inquiétudes sur les différentes composantes du projet de loi.

En 2008, selon le Service correctionnel du Canada, 13 p. 100 des délinquants sous la responsabilité fédérale étaient atteints de troubles mentaux à leur admission.

[Traduction]

C’est une augmentation de 86 p. 100 par rapport à 1997.

[Français]

Pour ce qui est des délinquants, le taux s’élève à 24 p. 100, ce qui représente une augmentation de 85 p. 100 pendant la même période.

[Traduction]

Le sénateur McIntyre, parrain du projet de loi C-14 au Sénat, pour qui j’ai beaucoup de respect, a pris la parole à l’étape de la deuxième lecture. Il connaît très bien les questions abordées dans le projet de loi étant donné qu’il a siégé à la commission d’examen pendant 25 ans.

Dans son intervention, le sénateur McIntyre a présenté trois éléments importants du projet de loi C-14. Il en était également question dans la fiche d’information du ministre concernant le projet de loi sur la réforme de la non-responsabilité criminelle. Il s’agit, premièrement, du fait d’accorder la priorité au public; deuxièmement, d’une déclaration d’accusé « à risque élevé »; et troisièmement, de la consolidation des droits des victimes.

Les modifications proposées au régime relatif aux troubles mentaux sont les suivantes. Premièrement, la loi énoncerait explicitement que la sécurité publique est le facteur prépondérant dans le processus décisionnel des commissions d’examen ayant trait aux personnes déclarées non criminellement responsables.

Le deuxième élément important du projet de loi est la création d’une déclaration d’accusé « à risque élevé » pour les accusés non criminellement responsables de sévices graves à la personne et pour les cas où il existe une probabilité marquée que d’autres actes de violence susceptible de mettre la population en danger soient commis. La déclaration d’accusé « à risque élevé » pourrait également servir lorsque les actes commis sont de nature si brutale qu’ils indiquent l’existence d’un grave danger pour le public. Les personnes déclarées comme étant des accusés non criminellement responsables « à risque élevé » ne pourraient pas obtenir d’absolution conditionnelle ou inconditionnelle.

Après avoir été reconnue à « haut risque » par le tribunal, une personne non criminellement responsable serait détenue et ne pourrait pas être libérée par une commission d’examen avant que la désignation ne soit révoquée par le tribunal.

La troisième partie du projet de loi vise à accroître les droits des victimes. La loi améliorerait la sécurité des victimes en veillant à ce qu’elles soient prises en compte de manière explicite dans le cadre de la prise de décisions au sujet des personnes jugées non criminellement responsables.

Nous connaissons tous les concepts de l’« inaptitude à subir un procès » et de la « non-responsabilité criminelle ». Ce sont deux concepts différents. Une personne peut être déclarée inapte à subir un procès à tout moment au cours du procès avant que le verdict ne soit prononcé; pour déterminer la non-responsabilité criminelle d’une personne relativement à l’infraction dont elle est accusée, le tribunal se concentre sur son état mental au moment de l’infraction présumée.

Une personne peut être déclarée non criminellement responsable en raison de son état mental au moment de l’infraction et du fait qu’elle n’avait pas la capacité de comprendre la gravité de son geste. Elle n’avait pas la réelle intention de commettre l’infraction.

Une personne non criminellement responsable n’est ni coupable ni innocente. La Cour suprême explique que le régime :

[…] ajoute à la traditionnelle dichotomie opposant culpabilité et innocence en droit criminel. Elle prévoit une nouvelle avenue, soit une évaluation visant à déterminer si l’accusé non responsable criminellement représente toujours un risque pour la société, tout en mettant l’accent sur le fait d’offrir à l’accusé des occasions de recevoir un traitement approprié.

Honorables sénateurs, moins de 1 p. 100 des personnes accusées chaque année sont jugées non criminellement responsables; c’est moins de 1 p. 100 de toutes les personnes accusées de crimes.

(1510)

À l’heure actuelle, la commission d’examen doit tenir compte de quatre facteurs : la nécessité de protéger le public, l’état mental de la personne, sa réinsertion sociale et ses autres besoins. L’approche proposée donnerait priorité à la protection du public.

Honorables sénateurs, nous convenons tous qu’il faut renforcer les droits des victimes et offrir aux victimes et à leur famille non seulement du soutien, mais aussi la possibilité de se faire entendre lors des audiences. En fait, lorsque cette mesure sera renvoyée à un comité sénatorial, celui-ci devrait se demander s’il faudrait accorder aux victimes encore plus de droits. Je sais que les sénateurs conviendront avec moi que les victimes doivent recevoir tout le soutien dont elles ont besoin.

[Français]

Permettez-moi, honorables sénateurs, de vous faire part de mes inquiétudes face à ce projet de loi.

[Traduction]

Le premier engagement du gouvernement met spécifiquement l’accent sur la protection du public.

[Français]

Cependant, l’Association du Barreau canadien affirme, et je cite :

Les enseignements de la Cour suprême indiquent que c’est le traitement des personnes atteintes de maladie mentale qui constitue la façon la plus juste et la plus équitable de protéger le public.

Le Code criminel prévoit que la nécessité de protéger le public, l’état mental de l’accusé et ses besoins soient des critères égaux. Ces trois critères considérés comme étant égaux permettent à la cour de rendre la décision la moins sévère et la moins privative de liberté pour l’accusé. Pourtant, le projet de loi C-14 va à l’encontre de l’égalité et de la prépondérance de ces trois critères.

Le gouvernement va également à l’encontre des dires de la Cour suprême du Canada. La juge en chef de la Cour suprême du Canada, Mme McLachlin, a pourtant bien fait valoir ce point, et je la cite :

[…] c’est le maintien d’un équilibre entre l’objectif de protection du public, le traitement d’une personne atteinte de troubles mentaux et la protection de sa dignité.

[Traduction]

Honorables sénateurs, en vertu du régime actuel, les commissions d’examen sont tenues de rendre la décision la moins sévère pour la personne non criminellement responsable, en se fondant sur les quatre critères que j’ai énoncés plus tôt. J’aimerais citer à ce sujet les propos de la juge McLachlin, juge en chef de la Cour suprême, dans le jugement Winko :

[…] le régime […] fait en sorte que la liberté de l’accusé ne soit pas entravée plus qu’il n’est nécessaire pour protéger la sécurité du public.

Les principes en question ont été énoncés dans le jugement Winko c. Colombie-Britannique (Forensic Psychiatric Institute),dans lequel la Cour suprême traite de la sécurité du public et des droits des personnes non criminellement responsables. La cour a affirmé ceci :

La partie XX.1 protège la société. Si la société veut assurer sa sécurité à long terme, elle doit s’attaquer à la cause du comportement fautif — la maladie mentale. Elle ne peut se contenter d’interner le contrevenant qui souffre d’une maladie pendant la durée d’une peine d’emprisonnement, puis de le libérer sans lui avoir fourni la possibilité de recevoir un traitement, psychiatrique ou autre. La sécurité du public ne peut être assurée qu’en stabilisant l’état mental de l’accusé non responsable criminellement qui est dangereux.

La partie XX.1 protège également le contrevenant non responsable criminellement. Le système d’évaluation et de traitement établi en application de la partie XX.1 du Code criminel est plus équitable pour ce dernier que le système traditionnel issu de la common law. Ce contrevenant n’est pas criminellement responsable, mais souffre d’une maladie. Lui fournir la possibilité de recevoir un traitement, et non le punir, constitue l’intervention juste qui s’impose.

La Cour suprême affirme que le traitement des personnes souffrant d’une maladie mentale constitue l’approche juste et équitable pour protéger le public.

Plus loin, elle affirme ce qui suit :

Le traitement d’une personne qui ne peut distinguer le bien du mal vise à remédier à cette incapacité. Ni son objet ni son effet ne revêtent un caractère pénal. Lorsque la détention d’une telle personne est ordonnée, elle vise à prévenir l’accomplissement d’actes antisociaux, et non à châtier.

Cette obligation de rendre la décision la moins sévère et la moins privative de liberté est donc un élément important de l’approche équilibrée du régime actuel.

La Cour suprême a affirmé à plusieurs reprises que le principe de la décision « la moins sévère et la moins privative » est au cœur de la constitutionnalité du régime de non-responsabilité criminelle. Cela fait 15 ans qu’elle affirme que cette norme est essentielle au respect de la Charte des droits et libertés.

Les modifications proposées au libellé risquent de remettre la constitutionnalité du régime en question.

On propose de modifier l’article 672.54 de manière à ce que la sécurité du public, et non le principe de la décision la moins sévère possible, devienne le facteur prépondérant. Cela ne tient pas compte de la situation des personnes non responsables criminellement.

Honorables sénateurs, où est l’équilibre entre les intérêts du public et ceux de la personne malade? Les modifications réduiront l’importance de l’objectif reconnu, qui consiste à s’assurer que l’état mental de la personne qui a reçu un verdict de non- responsabilité criminelle s’est amélioré, comme nous sommes en droit de nous attendre dans une société juste et équitable.

Plus important encore, les modifications changeront les procédures actuelles d’évaluation et de traitement énoncées dans la partie XX.1 du Code criminel. Ces procédures seront maintenant davantage axées sur le châtiment que sur le traitement.

La juge en chef McLachlin de la Cour suprême du Canada affirme que :

[…] le régime instauré par la partie XX.1 du Code criminel assure un juste équilibre entre la nécessité de protéger le public contre les malades mentaux dangereux et les droits à la liberté, à l’autonomie et à la dignité des personnes atteintes de troubles mentaux.

[Français]

Les modifications proposées par le projet de loi C-54 suppriment, dans l’article 672.54 du Code criminel, les termes « la décision la moins sévère et la moins privative de liberté », et élèvent le critère de « sécurité du public » à un niveau supérieur à tout autre critère.

[Traduction]

Toutefois, la Cour suprême du Canada a précisé clairement que ces critères devaient être égaux. Ils devraient s’équilibrer.

[Français]

Ces modifications viennent, par conséquent, réduire l’importance de l’objectif reconnu de « l’amélioration de la condition de la personne malade non criminellement responsable » comme étant le moyen le plus juste et équitable qui soit pour protéger la société.

Dans un communiqué de presse de ministère de la Justice, on affirme, et je cite :

La mesure rétablie aujourd’hui mettra la sécurité du public au premier rang.

Je trouve fort intéressant que le gouvernement affirme cela. Selon cette affirmation, le gouvernement insinue que la protection du public n’était pas, auparavant, une priorité.

J’aimerais réitérer les dires de la Cour suprême du Canada, et je cite :

C’est le traitement des personnes atteintes de maladie mentale qui constitue la façon la plus juste et la plus équitable de protéger le public.

La Cour suprême n’est toutefois pas la seule à affirmer que la protection du public passe par le traitement et la réhabilitation.

[Traduction]

En effet, à la Chambre des communes, Irwin Cotler a affirmé ce qui suit :

Pourtant, afin de réduire le risque qu’une personne atteinte de maladie mentale commette un acte de violence et de protéger par le fait même la population, ce qui, au dire du gouvernement, semble être l’objectif de ce projet de loi, la meilleure solution consiste à offrir des soins efficaces aux personnes atteintes de maladie mentale.

[Français]

L’avantage de cette approche est qu’elle est démontrée, affirmée, prouvée par plusieurs professionnels et recherches, par exemple l’Association des psychiatres du Canada. Mon inquiétude face à ce premier engagement est qu’à aucun moment le gouvernement n’assure la protection du public à long terme. Effectivement, à court terme, le public sera protégé. Cependant, affirmer sur papier l’importance de la protection du public par opposition à un engagement de la protection du public à long terme sont deux composantes fort différentes.

(1520)

[Traduction]

Un juge en chef de la Cour suprême du Canada a déjà écrit ceci :

Si la société veut assurer sa sécurité à long terme, elle doit s’attaquer à la cause du comportement fautif — la maladie mentale.

Comme il a été mentionné plus tôt, le deuxième volet du projet de loi C-14 consiste à créer une désignation d’accusé à haut risque. Avant les modifications de 1992 du Code criminel, les accusés qui invoquaient avec succès la non-responsabilité criminelle étaient internés d’office et indéfiniment. Dans l’affaire R. c. Swain, 1991, la Cour suprême a aboli l’ancien régime, disant que, de tout temps, les malades mentaux ont été l’objet d’abus, de négligence et de discrimination dans notre société. Les modifications apportées à la partie XX.1 du Code criminel ont eu des répercussions importantes sur le traitement et la détention des personnes atteintes d’une maladie mentale grave au moment d’un délit.

L’Association du Barreau canadien croit que la désignation d’accusé à haut risque est non seulement inutile, mais qu’elle va à l’encontre du but visé et est nuisible. La modification législative proposée suppose, sans que ce soit étayé par des observations, que, parce qu’un accusé non criminellement responsable a commis un crime grave, il récidivera. Or, le juge en chef McLachlin a écrit ce qui suit :

Le fait que l’accusé non responsable criminellement a déjà commis une infraction alors qu’il souffrait de troubles mentaux n’établit pas en soi qu’il représente toujours un risque important pour la sécurité du public.

L’Association du Barreau canadien a aussi mentionné que, en vertu du projet de loi C-14, un accusé à haut risque serait soumis à une forme de détention autre que celle d’un accusé considéré non criminellement responsable.

[Français]

Mon inquiétude relativement à cette nouvelle disposition est l’usage du mot « détenu ».

Le projet de loi C-14 mentionne explicitement qu’une personne non criminellement responsable reconnue à haut risque peut être détenue par les autorités.

Lorsqu’on mentionne le mot « détenu », cela fait référence, dans les dictionnaires francophones, à une détention, un emprisonnement. Si tel est le cas, un accusé reconnu non criminellement responsable perdrait ainsi son titre de « patient » pour recevoir le titre de « détenu » ou encore de « prisonnier ». De cette façon, les accusés reconnus non criminellement responsables seront davantage stigmatisés. Or, et cela a un impact plus large, ce projet de loi stigmatisera les millions de Canadiens et de Canadiennes atteints de troubles mentaux.

Ma deuxième inquiétude relativement à cette disposition est que les accusés reconnus non criminellement responsables n’auront pas droit à une sortie sans escorte et qu’ils pourraient être privés d’une évaluation de leur condition pour une période allant jusqu’à trois ans.

Il n’y a aucune recherche qui justifie ces mesures draconiennes. Aucune recherche ne fait mention que ces amendements favoriseront la protection du public ou encore faciliteront le traitement de personnes reconnues non criminellement responsables.

Encore une fois, nous faisons face à un gouvernement qui fait la sourde oreille aux dires et aux recherches des professionnels du domaine.

[Traduction]

En fait, ces sanctions pourraient compromettre le traitement offert aux accusés et mettre ainsi en péril la sécurité publique.

[Français]

Si l’individu en question n’a pas accès aux sorties sans escorte, comment évaluer son évolution dans la société? Comment évaluer si ce dernier est autonome? Comment juger les progrès de l’individu si les commissions d’enquête évaluent celui-ci seulement tous les trois ans? Pourtant, il s’agit d’étapes importantes dans la réinsertion sociale d’un individu.

[Traduction]

En fait, le projet de loi C-14 ne cherche même pas à faciliter la réintégration des personnes ayant reçu un verdict de non- responsabilité criminelle. Il l’interdit même carrément pour les accusés à haut risque. Le projet de loi C-14 envoie comme message que les personnes qui commettent des crimes graves mais qui sont ensuite reconnues non criminellement responsables de leurs actes ne peuvent pas être traitées, ce qui veut dire qu’elles n’ont pas besoin des mêmes garanties procédurales que les autres. C’est inacceptable, pour nous comme pour les Canadiens.

[Français]

Suivant cette idée, lorsqu’on lit la description du projet de loi sur le site web du Parlement, on mentionne ceci :

Le projet de loi reconnaît que certains criminels sont irrécupérables.

Cette affirmation m’inquiète énormément quant à la vision du gouvernement envers les personnes atteintes de troubles mentaux.

J’aimerais rappeler le discours de l’honorable sénateur McIntyre concernant le projet de loi C-14. Ce dernier affirme que le gouvernement craint que l’interprétation, soit la prise en compte de la victime, ne soit pas toujours appliquée dans la pratique. J’aimerais connaître les sources ou les recherches qui soutiennent cette affirmation. En fait, ces dires m’inquiètent quant à la perception du gouvernement à l’endroit des professionnels du droit.

Le sénateur McIntyre, dans son discours, a également affirmé ceci :

Je peux donner à tous les honorables sénateurs l’assurance que les réformes proposées sont en accord avec les efforts que le gouvernement déploie au sujet de la maladie mentale et du système de justice pénale.

L’honorable sénateur affirme qu’effectivement, les réformes sont en accord avec les idéologies du gouvernement, mais qu’en est-il des professionnels de la santé et du domaine de la justice?

Voici une liste de tous les professionnels ayant des inquiétudes relativement au projet de loi : l’Association du Barreau canadien; l’Association des psychiatres du Canada; une alliance de groupes du secteur de la santé mentale et de prestataires de services de santé mentale, y compris l’Association canadienne pour la prévention du suicide, l’Association canadienne des travailleuses et des travailleurs sociaux, l’Association canadienne pour la santé mentale, la Société pour les troubles de l’humeur du Canada, le Réseau national pour la santé mentale et la Société canadienne de la schizophrénie; les Sociétés John Howard et Elizabeth Fry.

[Traduction]

Honorables sénateurs, ce qui me préoccupe tant, dans ce projet de loi, c’est que tous les groupes à qui mon bureau a téléphoné ont affirmé n’avoir jamais été consultés par le gouvernement. Aucun des groupes qui traitent quotidiennement avec des personnes souffrant de handicaps mentaux n’a été sollicité aux fins de la rédaction du projet de loi. Comment se fait-il que les groupes qui travaillent avec les gens qui ont des problèmes mentaux aient pu ne pas être consultés?

La Commission de la santé mentale du Canada soulignait dernièrement que les personnes souffrant de maladies mentales sont surreprésentées dans le système de justice criminelle et qu’il faut de toute urgence offrir à ces gens des services et des traitements adaptés.

Le projet de loi C-14 ne fera rien pour qu’ils aient accès à des soins adéquats de santé mentale avant qu’ils ne finissent devant les tribunaux. Très peu de choses sont faites pour prévenir ces infractions. Selon moi, on devrait y mettre les ressources nécessaires.

Honorables sénateurs, nous devons tout faire, en collaboration avec les provinces, pour prévenir ces infractions au lieu d’attendre qu’une personne non criminellement responsable de ses actes commette l’irréparable. En fait, les personnes souffrant de maladies mentales sont beaucoup plus susceptibles de commettre un crime si elles ne sont pas suivies adéquatement.

[Français]

Si on suit cette logique, la protection de la société devient ainsi un mythe à travers ce projet de loi.

[Traduction]

Il n’en demeure pas moins que ce projet de loi va faire en sorte qu’un nombre accru de gens souffrant de maladies mentales vont se retrouver dans un établissement carcéral traditionnel, alors qu’elles auraient tout avantage à être envoyées dans un établissement psychiatrique. La maladie mentale est déjà bien présente dans le milieu carcéral; on estime d’ailleurs qu’elle touche environ 10 p. 100 des détenus incarcérés dans un pénitencier canadien.

[Français]

Ce projet de loi met l’accent sur l’aspect punitif plutôt que sur l’aspect de la réinsertion sociale.

(1530)

Ainsi, on se rapproche d’une idéologie conservatrice de punition plutôt que d’investir dans la réinsertion sociale et la protection du public à long terme. Bref, ce projet de loi augmenterait les risques pour la société tout en constituant un lourd fardeau pour les coffres de l’État.

[Traduction]

Honorables sénateurs, si le gouvernement a élaboré ce projet de loi expressément dans le but d’assurer la sécurité publique, il devrait aider les provinces en investissant dans les programmes de santé mentale et de réadaptation. Aujourd’hui, un Canadien sur cinq éprouve des problèmes de santé mentale. Or, ces modifications législatives qui dénotent une vision à court terme ne permettront pas de protéger la population. Nous devons adopter une approche à long terme axée sur la réadaptation et la réintégration sociale afin d’empêcher les délinquants de récidiver.

Honorables sénateurs, lorsque je suis devenue avocate, il y a presque 40 ans, la première chose que m’ait dite l’associé principal pour qui je travaillais — puisque nous défendions beaucoup de causes criminelles — est celle-ci : lorsqu’il était juge, il pensait toujours à la même chose : lorsqu’il condamnait l’accusé à une peine d’emprisonnement, il ne l’y condamnait pas pour toujours. Tôt ou tard, cette personne devrait réintégrer la société.

Aujourd’hui, posez-vous la question suivante : réintégrerons-nous cette personne atteinte d’une maladie mentale dans la société, et comment allons-nous nous y prendre?

L’honorable Paul E. McIntyre : Sénatrice Jaffer, accepteriez-vous de répondre à une question?

Sénatrice, dans votre exposé, vous avez semblé dire que le projet de loi C-14 aura des répercussions négatives sur la maladie mentale en général et qu’il vise à stigmatiser les gens souffrant de maladies mentales.

Or, comme je l’ai indiqué dans l’exposé que j’ai fait en décembre dernier, le projet de loi C-14 ne devrait pas donner l’impression, selon moi, que les gens ayant une maladie mentale sont présumés dangereux. Ce n’est pas ce que vise à faire le projet de loi.

Vous avez tout à fait raison, le projet de loi est axé sur trois grands éléments, soit : accorder la priorité à la sécurité publique, créer une désignation d’accusé à haut risque et accroître la participation des victimes. Dans cette optique, il me semble que deux de ces éléments, soit la sécurité publique en priorité et la participation des victimes, ne sont pas nouveaux. En effet, le Parlement s’est penché sur les questions de la sécurité publique et de la déclaration de la victime lors de l’étude des projets de loi C-30 et C-10, qui ont été adoptés. Comme vous vous en souviendrez, le projet de loi C-30, qui prévoyait la création de la partie XX.1 du Code criminel, a été adopté en 1992, puis la loi a été modifiée en 2005.

Vous avez raison : le seul élément nouveau du projet de loi C-14, c’est la désignation d’accusé à haut risque. Cependant, dans le projet de loi, on parle de délinquants à haut risque plutôt que de délinquants à faible risque. Rien ne changera pour les délinquants à faible risque.

Les changements porteront plutôt sur les délinquants à haut risque. Selon moi — et j’aimerais savoir ce que vous en pensez — le projet de loi ne fait que modifier la partie XX.1 du code en mettant davantage l’accent sur la désignation d’accusé à haut risque.

La sénatrice Jaffer : Sénateur McIntyre, tout le monde dans cette enceinte sait que vous possédez une connaissance approfondie en la matière et que vous comptez à votre actif 25 ans d’expérience. S’il y a une personne qui maîtrise cette question, c’est bien vous.

Cela dit, je vais essayer de répondre à vos questions. Dans le cadre du projet de loi C-10, si vous vous souvenez, j’avais proposé un amendement qui ferait en sorte qu’une personne accusée d’avoir commis une infraction liée aux drogues serait d’abord envoyée à un centre de traitement, après quoi son cas serait tranché par un juge. J’ai proposé un amendement semblable pour les personnes souffrant de troubles mentaux. Malheureusement, cet amendement a été rejeté. Même si le projet de loi C-10 a été adopté, tout le monde ici sait que je n’étais pas contente du résultat. Plus tard aujourd’hui, je vais essayer de voir si je parviendrai, cette fois-ci, à faire adopter mon amendement.

Ce projet de loi comporte, comme vous l’avez dit à juste titre, trois éléments. Il y a, premièrement, la nature prépondérante de la sécurité du public; deuxièmement, la désignation d’accusé à haut risque; et troisièmement, le renforcement des droits des victimes.

Comme je l’ai dit dans mon exposé, je suis très heureuse de voir que nous renforçons les droits des victimes. Il y a 40 ans, lorsque j’ai commencé à pratiquer le droit, les victimes n’avaient aucun droit. C’est formidable que le projet de loi corrige cette situation. Je m’en réjouis, et j’espère que notre comité pourra demander aux victimes s’il y a d’autres droits que nous devrions protéger. C’est un aspect très positif du projet de loi.

Ce qui m’inquiète, c’est qu’on fait passer la sécurité publique avant tout. Les tribunaux nous disent régulièrement qu’il doit y avoir un équilibre entre la sécurité publique et les intérêts de la personne malade. Je crois sincèrement que la mesure législative ne résisterait pas à une éventuelle contestation judiciaire. Depuis une quinzaine d’années, les tribunaux nous rappellent qu’il doit y avoir un certain équilibre.

Par ailleurs, la désignation d’accusé à haut risque pose bien des problèmes. Premièrement, elle ne s’applique qu’aux infractions contre la personne commises par la personne malade. Deuxièmement, il est question de la nature brutale des actes commis. Je n’ai pas pu trouver la définition de ce concept au cours des dernières semaines. C’est d’ailleurs ce qui explique que j’aie autant attendu avant de prendre la parole. Ce terme est très vague. Qui sera considéré comme un accusé à haut risque? Le mot « brutal » n’est pas défini.

Le mot « brutal » est utilisé dans l’affaire Langevin, mais seulement pour exprimer le contexte. On ne définit pas ce mot.

Nous, législateurs, laissons encore une fois aux juges le soin d’interpréter une mesure législative vague. Je ne sais trop si on essaie vraiment de changer les choses ou si on cherche plutôt à se faire du capital politique.

Le sénateur McIntyre : Accepteriez-vous de répondre à une question complémentaire?

Je tiens seulement à dire que le projet de loi C-14 porte sur la désignation d’accusé à haut risque, qui s’oppose à celle d’accusé à faible risque. Moi qui ai présidé la commission d’examen pendant 25 ans, je peux dire que rien ne changera pour ce qui est des contrevenants à faible risque.

La commission d’examen a trois choix : elle peut accorder la mise en liberté inconditionnelle, accorder la mise en liberté conditionnelle — sujette à des conditions — ou ordonner la détention de l’accusé dans un hôpital.

C’est ce que dit actuellement l’article 672 du Code criminel : la différence entre la détention dans un hôpital et la mise en liberté conditionnelle — ou sous conditions —, par rapport à la mise en liberté inconditionnelle, réside dans le degré de dangerosité. Si la commission d’examen est convaincue que l’accusé ne présente plus un danger important pour la population, ou qu’elle doute qu’il présente encore un danger important, elle doit alors lui accorder la mise en liberté inconditionnelle.

En revanche, si la commission estime que l’accusé représente toujours une menace pour la sécurité publique, elle doit alors ordonner sa détention dans un établissement hospitalier ou une absolution sous condition. Donc, rien n’a changé.

Le seul changement vise la désignation d’accusé à haut risque, changement qu’il faut apporter, selon moi. Nous n’enlevons rien aux délinquants à faible risque et nous ne stigmatisons pas la maladie mentale.

Son Honneur le Président intérimaire : Il y avait une question dans cette observation.

La sénatrice Jaffer : Sénateur McIntyre, vous participez au processus depuis 25 ans et vous dites que rien n’a changé, mis à part les mesures relatives aux délinquants à risque élevé. Bien des choses ont changé.

Premièrement, on a retiré le pouvoir de désigner un individu à haut risque à la formidable commission d’examen avez laquelle vous travailliez. Il incombera maintenant aux tribunaux de prendre cette décision, et non pas à la commission d’examen.

Deuxièmement, un autre changement qui m’ennuie vraiment, c’est que l’examen ne se fera plus tous les ans, mais aux trois ans. Avant qu’une désignation d’accusé à haut risque soit révoquée, la personne qui a souffert de troubles mentaux doit retourner devant les tribunaux, et non pas devant la commission d’examen. Pour que la désignation soit levée, le dossier doit être étudié à nouveau par les tribunaux. Une fois que la cour a révoqué la désignation, la personne n’est pas forcément libre pour autant. Il revient ensuite à la commission de décider si cette personne devrait obtenir une absolution inconditionnelle ou une absolution conditionnelle, ou rester en détention.

(1540)

Pour moi, le plus grave, c’est que nous stigmatisons les gens malades. Ils seront toujours étiquetés « délinquants à haut risque ». Pourquoi? Parce qu’ils sont atteints d’une maladie mentale. Est-ce le genre de Canada que nous voulons?

Le sénateur McIntyre : Je ne veux pas commencer un débat, parce que nous en sommes à l’étape de la deuxième lecture. J’aurai l’occasion d’aborder cette question à l’étape de la troisième lecture.

Son Honneur le Président intérimaire : Absolument. Poursuivons- nous le débat? Les sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?

Une voix : Le vote!

Son Honneur le Président intérimaire : Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

Une voix : Avec dissidence.

Son Honneur le Président intérimaire : Adoptée, avec dissidence.

(La motion est adoptée avec dissidence et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)

Renvoi au comité

Son Honneur le Président intérimaire : Honorables sénateurs, quand lirons-nous le projet de loi pour la troisième fois?

(Sur la motion du sénateur McIntyre, le projet de loi est renvoyé au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.)