2e Session, 41e Législature,
Volume 149, Numéro 57

Le mercredi 7 mai 2014
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

Projet de loi sur le Jour de l’Avril noir

Deuxième lecture—Suite du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Ngo, appuyée par l’honorable sénateur Ogilvie, tendant à la deuxième lecture du projet de loi S-219, Loi instituant une journée nationale de commémoration de l’exode des réfugiés vietnamiens et de leur accueil au Canada après la chute de Saïgon et la fin de la guerre du Vietnam

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, j’interviens pour parler du projet de loi S-219, Loi sur le Jour de l’Avril noir. J’aimerais remercier le sénateur Ngo d’avoir déposé ce projet de loi. Je suis sûre que beaucoup de membres de la communauté vietnamienne souhaitent eux aussi le remercier. Alors, merci, sénateur Ngo.

Pour les Vietnamiens partout dans le monde, le Jour de l’Avril noir est l’une des dates les plus importantes de leur histoire collective. Il souligne la chute de Saïgon le 30 avril 1975, le jour où le Vietnam du Sud est tombé aux mains du Vietnam du Nord, et le début de l’exode massif de millions de Vietnamiens qui ont dû quitter leur bien-aimée patrie.

Durant cet exode, beaucoup de Vietnamiens ont été forcés de quitter leur patrie par tous les moyens possible. Cela signifie malheureusement qu’ils ont dû embarquer à bord de bateaux surchargés et mal construits.

On a appelé « réfugiés de la mer vietnamiens » les quelque 840 000 Vietnamiens qui se sont enfuis à l’époque sur ces embarcations dangereuses. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, au moins 215 000 personnes ont perdu la vie en mer dans ces tentatives désespérées de fuir le Vietnam. Plusieurs sont mortes noyées, d’autres, de maladie ou de faim. D’autres encore ont vu leur bateau pris d’assaut par des pirates, qui les ont alors kidnappées et vendues comme esclaves.

Le sénateur Ngo a raconté plusieurs exemples de la souffrance vécue par des réfugiés de la mer vietnamiens. J’aimerais vous parler d’un exemple qui m’a vraiment frappée. C’est l’histoire vécue par une fillette de 11 ans nommée Thuy Trang Lai. Elle écrit ceci :

J’avais 11 ans lorsque je me suis enfuie de mon pays natal dans un épouvantable tourbillon de folie, de confusion et de peur. Je me rappelle très nettement ma dévastation lorsque j’ai réalisé soudainement que ma mère ne m’accompagnerait pas.

Elle est restée pour prendre soin du reste de la famille. Elle avait les moyens de n’envoyer qu’un seul de ses enfants hors du pays, et j’étais l’aînée. Mais personne ne m’avait informée; j’ignorais complètement que j’allais partir. Je n’avais pas la moindre idée que ma vie était sur le point de changer jusqu’à ce que ma cousine de 17 ans me prenne par la main et que nous nous mettions à courir toutes les deux. Encore aujourd’hui, je fonds en larmes quand je repense à cet instant.

J’ai tenté de refouler les horreurs des effroyables premières soixante-douze heures de ce voyage en mer. La mer de Chine méridionale est sans merci au meilleur des circonstances, et on aurait dit qu’elle allait engloutir notre embarcation à tout moment. Je me serrais le ventre pour ne pas vomir. J’agrippais mes genoux avec désespoir et gardais les yeux fermés pour ne pas trop penser à ma mère.

Par contre, je ne pouvais pas m’empêcher de faire un rêve bien particulier. Comme je pleurais quand je me réveillais après avoir fait ce rêve! Je me réveillais parce que je dormais sur du bois dur et humide. Je me rendais ensuite compte que je pleurais et que des larmes coulaient sur mes joues, puis sur mes mains, qui voulaient désespérément toucher ma mère. Dans mon rêve, je buvais de la limonade que ma mère faisait à la maison et, comme toujours, elle était là à côté de moi.

Tout cela semblait si réel et si beau, mais devenait un véritable cauchemar lorsque je me réveillais. C’est à ce moment que je me souvenais qu’elle me prenait dans ses bras quand j’en éprouvais le besoin, et je pleurais alors jusqu’à l’épuisement.

Le navire en piteux état avançait péniblement sur la mer déchaînée, transportant le poids de centaines de personnes ainsi que le poids de leur douleur. Nous devions nous asseoir les uns sur les autres, et nous ne pouvions même pas voir nos propres bras et jambes. Des bébés qui ressemblaient à des poupées de chiffon hurlaient jour et nuit, tandis que des gens qui avaient 20 ans de plus que moi pleuraient eux aussi la perte de leur mère.

Je frissonnais constamment, car j’étais trempée à cause de l’eau de la mer, mais au moins, cela nettoyait les vomissures des autres sur mes vêtements.

Plus les jours passaient et plus le désespoir s’installait sur le navire. Partout autour de moi, je voyais des gens au regard hanté, rongés par la faim, dont l’état se dégradait sous mes yeux de jeune fille de 11 ans. Nous étions si entassés les uns sur les autres qu’il était difficile pour nous de bouger ne serait-ce que d’un pouce et, donc, nous restions souvent assis dans la même position pendant des jours. C’est comme si la mort m’avait rendu d’innombrables visites, plus que je ne pouvais les compter sur mes doigts tremblants.

Honorables sénateurs, être réfugié est l’une des épreuves les plus difficiles qu’une personne puisse subir. Lorsqu’on doit s’en remettre à la bonne volonté de la communauté internationale, on se sent complètement démuni. Je remercie le Canada et le premier ministre Trudeau d’avoir mis en place des politiques qui ont permis à ma famille et à moi de trouver un foyer au Canada, en 1975.

C’est à peu près à cette époque que le sénateur Ngo a aussi trouvé refuge au Canada.

Ceux d’entre nous qui ont été réfugiés développent des liens tacites. Nous sommes tout à fait conscients de la souffrance à laquelle tous les réfugiés doivent faire face, à divers degrés. Quelques-uns d’entre nous ont eu la chance exceptionnelle d’être accueillis à bras ouverts dans un pays comme le Canada. Nous avons eu de la chance. D’autres ont été forcés de séjourner dans des camps de réfugiés, ou d’errer d’un pays à l’autre dans l’espoir qu’on les accepte, ou qu’on leur permette au moins de continuer à vivre dans des conditions décentes.

Ceux qui, comme le sénateur Ngo et moi, ont eu la chance d’être acceptés par un pays comme le Canada, savent qu’ils auraient pu se retrouver à bord de ces bateaux ou dans ces camps de réfugiés. Nous pourrions encore vivre dans un camp de réfugiés.

Parce qu’ils comprennent cela, les sénateurs comme le sénateur Ngo, comme vous tous et comme moi travaillent sans relâche pour sensibiliser la population aux épreuves que subissent les réfugiés partout dans le monde.

En désignant le 30 avril comme Jour de l’Avril noir, nous soulignons l’accueil des 137 000 réfugiés vietnamiens qui sont arrivés au Canada entre 1976 et 1991.

Plus particulièrement, nous soulignons les efforts des familles, groupes religieux, groupes de bienfaisance et organisations non gouvernementales du pays qui ont parrainé quelque 34 000 réfugiés vietnamiens pour qu’ils viennent au Canada. Nous commémorons également les souffrances éprouvées par de nombreux réfugiés — dont Thuy Trang Lai, qui avait 11 ans à l’époque — lors de leur exode, ou de leur fuite à bord de bateaux.

Honorables sénateurs, le projet de loi S-219 revêt une grande importance aussi bien pour la communauté vietnamienne du Canada que pour quiconque a dû quitter son cher pays natal et se résoudre à assumer le statut de réfugié. J’exhorte donc les sénateurs à intervenir en faveur du projet de loi S-219, puis à l’appuyer.

(Sur la motion de la sénatrice Martin, le débat est ajourné.)