2e Session, 41e Législature,
Volume 149, Numéro 134

Le mercredi 22 avril 2015
L’honorable Leo Housakos, Président intérimaire

La Loi réglementant certaines drogues et autres substances

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Dagenais, appuyée par l’honorable sénateur Maltais, tendant à la deuxième lecture du projet de loi C-2, Loi modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je souhaite prendre la parole au sujet du projet de loi C-2, Loi modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.

Je cite le sommaire de ce projet de loi :

Le texte modifie la Loi réglementant certaines drogues et autres substances en vue, notamment, de :

a) créer un régime d’exemption distinct pour les activités comportant l’utilisation d’une substance désignée […] [obtenue] d’une manière non autorisée sous le régime de cette loi;

b) préciser les raisons pour lesquelles une exemption peut être accordée […];

c) prévoir ce que doit recevoir le ministre de la Santé avant qu’il n’examine une demande d’exemption à l’égard d’un site de consommation supervisée.

Honorables sénateurs, je veux d’abord remercier le sénateur Campbell de son exposé d’hier, fort éloquent et passionné. Notre collègue est bien au courant de ce dossier et il s’est exprimé en se fondant sur son expérience personnelle.

Ma propre expérience est liée aux utilisateurs, et je voudrais vous en faire part.

Nous vivons dans un pays très riche. Je viens d’une ville très prospère, Vancouver, qui est probablement l’une des plus belles villes du monde. J’ai évidemment un parti pris. Cela dit, je suis très gênée aujourd’hui de dire que je viens aussi d’une ville où le nombre de sans-abri est en croissance. Aucun Vancouvérois ne saurait se réjouir de cette situation. En fait, j’en suis très gênée.

Parfois, lorsqu’il fait très froid la nuit, je me promène avec des travailleurs de rue afin de trouver des refuges ou d’aider les sans-abri à en trouver. Je vois alors des personnes qui dorment presque directement sur le pavé, dans des rues sales, et ont très peu d’effets personnels. Plusieurs de ces sans-abri ont des problèmes de dépendance. Parfois, lorsque ces personnes veulent se donner une injection, les travailleurs de rue tentent de les convaincre de se rendre à un centre d’injection propre afin d’au moins éviter d’être infectées par l’injection.

Honorables sénateurs, nous vivons dans l’un des plus riches pays du monde. Si nous ne pouvons pas nous occuper des plus démunis au sein de nos collectivités, nous aurons beaucoup de comptes à rendre.

Je collabore étroitement avec l’organisme Pivot, dont la devise est « l’égalité aide tout le monde ». Pivot, qui est très proche des sans- abri et qui est très respecté à Vancouver, a décrit ce qu’est un centre d’injection supervisée. Selon cet organisme, les centres d’injection supervisée sont des établissements de soins de santé spécialisés où les personnes qui s’injectent des drogues peuvent avoir accès à des services de réductions des méfaits, être acheminées vers d’autres services de santé, y compris des services de désintoxication, et bénéficier du soutien d’infirmières ayant reçu une formation leur permettant de reconnaître et de traiter les symptômes de surdose.

Il existe plus de 70 établissements de soins de santé du genre dans le monde, mais un seul au Canada. Au centre Insite de Vancouver, il y a eu 1 418 cas de surdose entre 2004 et 2010, sans qu’un seul décès ne soit enregistré. Beaucoup de ces cas auraient pu être fatals s’ils étaient survenus ailleurs qu’au centre.

Le centre Insite a été créé pour répondre à une urgence de santé publique. Les recherches menées sur une période d’une décennie et les nombreuses preuves fournies par des établissements semblables dans le monde confirment que les services d’injection supervisée sont efficaces et nécessaires.

Le centre Insite est un établissement de santé situé dans le quartier Downtown Eastside de Vancouver. Les personnes qui consomment des drogues par injection intraveineuse peuvent y accéder à des services de réduction des méfaits, être acheminées vers d’autres services de santé, y compris des services de désintoxication, et profiter du soutien d’infirmières ayant reçu une formation leur permettant de reconnaître et de traiter les symptômes de surdose.

Comme je l’ai déjà mentionné, il y a eu 1 418 cas de surdose au centre Insite entre 2004 et 2010.

Honorables sénateurs, Insite est un endroit où des personnes ont une chance de vivre. Le centre a pour but de soustraire les clients, appelés « participants », et le personnel, pendant qu’ils sont à l’intérieur de ses murs, à l’application de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, parce qu’autrement ces personnes seraient passibles de sanctions pénales pour la possession de drogues illicites, ou pour leur possession en vue d’en faire le trafic. L’interdiction criminelle visant les drogues continue de s’appliquer normalement à l’extérieur du centre, comme partout ailleurs au Canada.

Cet article du projet de loi et le pouvoir discrétionnaire du ministre d’accorder des exemptions en vertu de cette disposition ont fait l’objet de la cause Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, entendue par la Cour suprême du Canada en 2011. Dans la cause Insite, la cour a jugé que le pouvoir discrétionnaire du ministre était restreint par l’article 7 de la Charte des droits et libertés, qui porte sur la vie, la liberté et la sécurité des personnes, en l’occurrence les consommateurs de drogues injectables, et que des exemptions doivent toujours être accordées, sauf dans des circonstances exceptionnelles. La cour a aussi précisé certains facteurs dont le ministre devrait tenir compte à l’avenir.

Honorables sénateurs, je ne vais pas formuler de remarques sur l’objet du projet de loi parce que nous allons l’étudier. Il serait préférable de formuler des observations après avoir entendu les témoins. Cela dit, je vais vous dire ce que le centre Insite fait. Il sauve des vies.

Insite a ouvert ses portes en 2003. L’évaluation scientifique de ce centre a été faite par des chercheurs du Centre d’excellence sur le VIH-sida de la Colombie-Britannique et de la faculté de médecine de l’Université de la Colombie-Britannique. Les résultats de l’évaluation ont été présentés dans plus de 30 articles examinés par des pairs dans des revues scientifiques et médicales de renommée internationale.

Le centre Insite réduit les activités liées à la transmission du VIH ainsi que les risques de surdose. Il facilite l’accès au traitement de la toxicomanie, il contribue à la sécurité publique, il accroît les soins médicaux dans le cas d’infections liées aux injections, il améliore la sécurité des femmes qui consomment des drogues, il n’entraîne pas d’augmentation de l’usage de drogues ou de crimes connexes, il permet d’économiser les deniers publics et il sauve des vies.

Honorables sénateurs, si vous étiez originaires de ma ville, vous apprécieriez tous le travail accompli par Insite.

J’ai bien réfléchi à ce que je pourrais dire au sujet de ce centre. Je ne suis pas issue du milieu médical. Par conséquent, je m’en remets à des personnes qui ont des connaissances médicales et qui ont parlé de ce que fait Insite.

Le Dr Perry Kendall est médecin-conseil provincial de la Colombie-Britannique. La Dre Patty Daly est médecin hygiéniste en chef et le Dr John Carsley est médecin hygiéniste, tous deux pour l’unité de services de santé Vancouver Coastal. Voici ce qu’ils avaient à dire au sujet du projet de loi C-2 dans un article intitulé « De la supervision et non du mépris » :

Si ce projet de loi devient loi, il pourrait entraîner la fermeture du centre Insite à Vancouver et empêcher d’autres centres d’ouvrir. Nous craignons le pire pour les toxicomanes et nos villes…

Honorables sénateurs, voici maintenant ce qu’ils ont dit le 31 mars 2015 :

Le 23 mars, le projet de loi fédéral C-2 — la Loi modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances — a été adopté à la Chambre des communes. Une prolongation d’un an a récemment été accordée au centre de consommation supervisée Insite à Vancouver en vertu de la loi en vigueur, mais, si le projet de loi C-2 devenait loi, il se pourrait que le centre Insite ferme et qu’il devienne presque impossible d’ouvrir de nouveaux centres dans d’autres villes. Le gouvernement conservateur a intitulé cette mesure législative « Loi sur le respect des collectivités », mais « Loi sur le mépris de la santé des collectivités » serait plus juste comme titre.

La mesure législative énonce les conditions à remplir pour faire une demande d’exemption au ministre fédéral de la Santé afin de pouvoir ouvrir un centre de consommation supervisée, comme Insite ou la salle d’injection au centre Dr Peter, tous deux à Vancouver. Ce texte législatif est court. Une fois enlevées les définitions et les notes explicatives, il reste plus de 25 articles énumérant les renseignements qu’un demandeur doit fournir.

Selon notre expérience clinique, qui s’étend sur plus de dix ans, et les résultats de nombreuses études sur Insite évaluées par des pairs et publiées dans de prestigieuses revues médicales, nous pouvons affirmer que presque toutes ces exigences sont inutiles et extrêmement coûteuses. Les exigences de la loi visent à justifier le refus des exemptions demandées plutôt que leur approbation.

Par exemple, s’il y a besoin manifeste de ce genre de service de santé publique, on ne sait pas exactement si l’opposition d’un seul groupe pourrait empêcher qu’une exemption soit accordée, ou encore si des données scientifiques démontrant l’avantage net d’un tel service et le potentiel nul de préjudice sociétal pèseraient davantage dans la balance qu’une telle opposition.

Pour vous donner un autre exemple, tout candidat voulant se joindre à l’effectif d’un centre doit présenter un document délivré par un corps policier indiquant que le candidat n’a pas été condamné pour une infraction liée aux drogues, de conspiration, de blanchiment d’argent ou de terrorisme dans les 10 dernières années. Bien que l’effectif soit principalement composé d’infirmières autorisées ayant déjà fait l’objet de vérifications policières afin de pouvoir exercer leur profession, il se peut qu’il compte également des anciens toxicomanes qui ont suivi avec succès un traitement. Les ouvrages scientifiques disent que ces gens sont parmi les meilleurs pairs intervenants. Le projet de loi cherche-t-il à les rendre inadmissibles à ce genre de travail?

La loi est également incompatible avec la décision que la Cour suprême du Canada rendue en 2011 selon laquelle le refus du ministre d’accorder à Insite l’exemption prévue à l’article 56 ne respectait pas les principes de justice fondamentale et contrevenait à l’article 7 de la Charte des droits et libertés. La cour a également statué que lorsqu’il examinera les demandes d’exemption futures, le ministre devra exercer sa discrétion conformément aux limites imposées par la Charte et tenter « d’établir un juste équilibre entre les objectifs de santé et de sécurité publiques. »

Plus loin, ils disent ce qui suit :

De surcroît, le ministre devrait généralement accorder une exemption lorsque « les éléments de preuve démontrent qu’un centre d’injection supervisée réduira les risques de mort ou de maladie ou encore lorsque rien ne porte à croire que sa présence compromettra la sécurité publique. »

D’après ce que nous avons constaté à Vancouver, ces centres ne contribuent aucunement à la criminalité, ne facilitent pas le détournement de drogue et ne menacent en rien la sécurité communautaire. Ce sont des services de santé. Ils préviennent les décès par surdose, ouvrent la voie à la désintoxication, freinent la propagation du VIH et de l’hépatite, évitent que des seringues usagées ne se retrouvent dans la rue, traitent les blessures et les infections, et réduisent le recours aux services de police, aux ambulances et aux services médicaux d’urgence.

Cette loi n’est qu’une tentative à peine voilée d’interdire les centres d’injection supervisée. Un point c’est tout.

S’il faut absolument légiférer, tâchons de ne pas compliquer les choses : exigeons que l’on obtienne l’autorisation des autorités publiques locales et provinciales, de la municipalité, du service de police local et des ministres provinciaux de la Santé et de la Justice. Si ces autorisations ont été obtenues, le ministre fédéral devrait accorder l’exemption. C’est aussi simple que cela.

Un certain nombre de municipalités canadiennes envisagent d’obtenir une exemption pour un centre d’injection supervisée. L’adoption du projet de loi C-2 aurait pour effet de limiter ces services nécessaires. Voilà qui laisse présager le pire pour la santé de nos villes.

En octobre dernier, le nombre de surdoses fatales causées par l’injection de drogues a connu un essor soudain, mais de courte durée, à Vancouver, lorsque le fentanyl, puissant stupéfiant vendu sur ordonnance, se vendait comme héroïne. Il s’est produit des décès dans la collectivité, mais toutes les personnes qui ont été victimes d’une surdose au centre Insite ont été soignées convenablement et ont survécu. On peut seulement imaginer le nombre de citoyens parmi les plus vulnérables de notre société qui pourraient perdre la vie si le centre Insite fermait ses portes. Souhaitons-nous vraiment que les ruelles et les chambres d’hôtel se remplissent à nouveau de cadavres?

Honorables sénateurs, ce n’est pas moi qui le dis; ce sont là les paroles de gens qui travaillent auprès des toxicomanes.

Honorables sénateurs, le sénateur Campbell a parlé du sort des travailleurs du sexe. Si vous le permettez, j’aimerais vous faire part d’une expérience que j’ai vécue. Le vendredi, il m’arrive souvent d’accompagner des intervenants qui travaillent auprès des travailleurs du sexe. J’ai appris énormément de choses au sujet de ma ville en marchant avec ces personnes. J’ai vu des travailleuses du sexe sans abri aller se réfugier dans des guichets automatiques. Elles sont sales et très peu maquillées, et on n’arrive tout simplement pas à comprendre comment des gens peuvent vivre ainsi à Vancouver. J’ai vu que, dans un espace extrêmement restreint, elles parviennent à se laver — je ne sais pas comment elles s’y prennent, car il n’y a pas d’eau à cet endroit —, à se maquiller, à s’habiller et à se préparer en vue d’exercer leur métier. J’ai vu des intervenants aller à la rencontre de ces personnes et les convaincre de se rendre au centre Insite pour s’injecter de la drogue en toute sécurité avant d’aller au travail.

Ce projet de loi va empêcher les résidants les plus vulnérables de ma ville d’obtenir l’aide dont ils ont besoin pour lutter contre leur dépendance.

Puis-je avoir cinq minutes de plus?

Son Honneur le Président intérimaire : Les honorables sénateurs sont-ils d’accord pour accorder cinq minutes de plus à la sénatrice Jaffer?

Des voix : D’accord.

La sénatrice Jaffer : Honorables sénateurs, je tiens à vous rappeler encore une fois que nous avons bien de la chance. Nous vivons en effet dans l’un des pays les plus riches du monde, qui regorge de ressources. Nous avons le pouvoir d’assurer la sécurité des plus vulnérables de la société. N’oublions pas ceux qui ont besoin de notre aide.

Merci beaucoup.

(Sur la motion de la sénatrice Hubley, le débat est ajourné.)