2e Session, 41e Législature,
Volume 149, Numéro 140
Le mardi 12 mai 2015
L’honorable Leo Housakos, Président
Le Code criminel
Projet de loi modificatif—Troisième lecture
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Boisvenu, appuyée par l’honorable sénatrice Batters, tendant à la troisième lecture du projet de loi C-452, Loi modifiant le Code criminel (exploitation et traite de personnes).
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour vous faire part de mes inquiétudes au sujet du projet de loi C-452, Loi modifiant le Code criminel (exploitation et traite de personnes). Comme vous le savez tous, l’exploitation et la traite de personnes sont des enjeux qui me tiennent beaucoup à cœur. J’ai travaillé en étroite collaboration avec les sénateurs et les députés chaque fois qu’un projet de loi de cette nature a été présenté. La vérité, c’est qu’il y a toujours du travail à faire pour protéger les personnes les plus vulnérables de notre société.
Le bien-être des femmes, des enfants et des personnes les plus marginalisées dépend parfois des législateurs, et c’est tout particulièrement vrai lorsqu’il est question des personnes victimes d’exploitation, qu’il s’agisse de l’exploitation sexuelle ou de la traite de personnes. Malheureusement, le projet de loi C-452, dont nous sommes saisis aujourd’hui, ne protège pas suffisamment ces victimes, et il ne nous aide pas non plus à trouver ceux qui commettent ces crimes horribles. En fait, le projet de loi compromet plutôt l’intégrité de notre système judiciaire en privant les accusés de la présomption d’innocence et en privant les juges du pouvoir discrétionnaire d’imposer une peine appropriée, sans que les victimes en tirent de véritables avantages.
La traite de personnes et les infractions liées à ce crime sont codifiées dans la loi canadienne, plus précisément dans les articles 279.01 à 279.04 du Code criminel du Canada. Il s’agit d’une infraction punissable par mise en accusation, ce qui signifie qu’en tant que société et en tant que parlementaires canadiens, nous avons décidé que la traite de personnes est l’un des crimes les plus graves qu’une personne puisse commettre. Selon la situation, cet acte criminel peut donner lieu à une peine d’emprisonnement minimale de cinq ou six ans et, dans certains cas, à une peine d’emprisonnement à vie.
Honorables sénateurs, le sérieux avec lequel nous nous occupons de la traite de personnes est justifié et nécessaire. Nous sommes tous d’accord pour dire que l’expression « traite de personnes » est la version moderne du mot « esclavage ». J’ai déjà dit ici que la traite de personnes et l’esclavage sont la même chose. C’est une atteinte à la dignité humaine et une violation troublante des droits fondamentaux et des lois naturelles qui s’appliquent à tous les êtres humains.
Comme dans le cas d’un grand nombre d’autres délits, l’infraction de traite de personnes comporte plusieurs éléments. À l’heure actuelle, l’article 279.01 prévoit que, pour qu’un accusé soit reconnu coupable de traite de personnes, la Couronne doit prouver deux choses. Premièrement, elle doit établir que l’accusé a recruté, transporté, transféré, reçu, détenu, caché ou hébergé une personne, ou exercé un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne. Deuxièmement, la Couronne doit prouver que l’accusé a posé un de ces gestes en vue d’exploiter la personne ou de faciliter son exploitation. Il est important de noter qu’il n’existe aucune forme de consentement valide pour ces actes.
En langage juridique, le premier élément est l’actus reus, c’est-à- dire le comportement délictueux. Le second élément est la mens rea, c’est-à-dire l’intention criminelle. Normalement, s’il n’y a pas d’intention criminelle, les agissements de l’accusé sont beaucoup moins répréhensibles moralement. Un ajout important à l’article du Code criminel qui porte sur la traite de personnes est la définition du mot « exploitation » à l’article 279.04 et l’obligation de la Couronne de prouver celle-ci. L’exploitation est définie comme suit : « Une personne en exploite une autre si elle l’amène à fournir — ou à offrir de fournir — son travail ou ses services, par des agissements dont il est raisonnable de s’attendre, compte tenu du contexte, à ce qu’ils lui fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît. »
Les critères utilisés pour déterminer si une personne a été exploitée sont le recours à des menaces, à la force, à la contrainte, à la tromperie, ainsi que l’abus du pouvoir ou de la confiance d’une personne. Il est très important de noter que, à l’heure actuelle, l’infraction de traite de personnes mentionnée dans le Code criminel doit être prouvée hors de tout doute raisonnable par la Couronne, comme c’est habituellement le cas pour les infractions criminelles. Ce fardeau de la preuve est lié à la présomption d’innocence, qui est un principe de la common law établi depuis longtemps.
Les Canadiens ont accordé une importance primordiale à ce principe, au point où il est inscrit à l’alinéa 11.d) de la Charte des droits et libertés, qui dit ceci :
11. Tout inculpé a le droit :
d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable […]
La Charte et les autres dispositions constitutionnelles l’emportent sur toutes les autres lois, ce qui signifie que les projets de loi adoptés par le Sénat doivent respecter la Charte. Au Comité sénatorial des affaires juridiques, nous avons entendu Tony Paisana, membre de l’exécutif de la Section du droit pénal de l’Association du Barreau canadien. Au nom de l’ABC, M. Paisana a expliqué l’importance de la présomption d’innocence de la façon suivante :
La présomption d’innocence est l’une des pierres angulaires de notre système de justice pénale. C’est un principe consacré qui est inscrit dans notre Constitution. À ce titre, vous me permettrez de citer une maxime juridique bien connue qui nous vient du VIe siècle :
La preuve incombe à celui qui affirme, non à celui qui nie; car par la nature des choses, celui qui nie un fait n’a aucune preuve à faire.
Voilà donc maintenant plus de 1 500 ans que nous avons compris que l’obligation de faire la preuve de ce qui n’est pas est un concept mal défini auquel on ne devrait normalement pas avoir recours pour étayer une accusation criminelle, surtout si elle est aussi grave que celle qui nous intéresse ici. C’est pourtant à notre avis ce qui est justement proposé dans le projet de loi C-452. On oblige un accusé à rassembler des éléments de preuve pour établir ce qui n’est pas, même si la Couronne n’a pas nécessairement fait la preuve des éléments principaux d’une infraction de traite de personnes.
Honorables sénateurs, le projet de loi C-452 propose d’apporter un changement fondamental à cette garantie procédurale inscrite dans la Constitution. Il propose de transférer un élément important du fardeau de la preuve à l’accusé en ne tenant plus compte du principe de présomption d’innocence. Le texte du projet de loi se lit comme suit :
[…] la preuve qu’une personne qui n’est pas exploitée vit avec une personne exploitée ou se trouve habituellement en sa compagnie constitue, sauf preuve contraire, la preuve qu’elle exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de cette personne en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation.
Concrètement, si ce projet de loi est adopté, la Couronne n’aura pas besoin de prouver que tous les éléments d’une infraction de traite de personnes sont présents. Elle aura seulement à prouver au- delà de tout doute raisonnable que la personne inculpée vivait avec une personne exploitée ou se trouvait habituellement en sa compagnie. Ce sera suffisant pour prouver automatiquement l’autre élément, qui est l’intention d’exploiter. Autrement dit, une fois qu’il sera prouvé que la personne inculpée vivait avec une personne exploitée ou qu’elle se trouvait habituellement en sa compagnie, il faudra en conclure que la personne inculpée avait l’intention d’exploiter la victime ou d’en faciliter l’exploitation.
(1510)
Sur le plan juridique, la Couronne n’a qu’à prouver l’élément actus reus de l’infraction alors que, normalement, la Couronne doit prouver l’actus reus et la mens rea hors de tout doute raisonnable.
Dans sa lettre, l’Association du Barreau canadien donnait un exemple de la troublante réalité que cette présomption représente. Chers collègues, voici l’exemple qui a été donné :
Mme Smith est embauchée comme nettoyeuse par un service local de nettoyage et d’entretien. Elle travaille six jours par semaine et prend souvent des doubles quarts de travail pour joindre les deux bouts. Elle travaille habituellement avec Mme Martinez, jeune femme de 17 ans originaire du Guatemala. Étant une travailleuse plus expérimentée, Mme Smith supervise le travail et les pauses de Mme Martinez. Mme Martinez est une immigrante illégale qui a été amenée par traite au Canada par leur employeur conjoint, M. Jones, mais Mme Smith ne connaît nullement cet état de choses. Mme Martinez n’est pas rémunérée et on la menace de lui faire du tort si elle cesse de travailler. Encore une fois, Mme Smith ne connaît pas cette situation et présume que Mme Martinez est rémunérée comme elle.
La police découvre l’exploitation que subit Mme Martinez et arrête M. Jones et Mme Smith sur les lieux de travail. Le ministère public peut prouver que Mme Martinez était exploitée par M. Jones et que Mme Smith passait plus de 60 heures par semaine avec Mme Martinez au travail.
Si le projet de loi C-452 était adopté au Canada, il y aurait présomption réfutable de culpabilité contre Mme Smith parce qu’elle n’était pas exploitée, mais qu’elle était habituellement en compagnie de Mme Martinez qui, elle, était exploitée. Si Mme Smith n’arrivait pas à prouver le contraire, la Couronne pourrait prouver qu’elle exerçait un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de Mme Martinez dans le but de l’exploiter ou de faciliter son exploitation. Si Mme Smith n’était pas en mesure de prouver le contraire, elle serait passible d’une peine minimale obligatoire de cinq ans d’emprisonnement. Honorables sénateurs, permettez-moi de vous rappeler ce que garantit la Charte :
Tout inculpé a le droit […]
d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;
L’alinéa 11d) exige que l’on prouve la culpabilité de l’accusé au- delà de tout doute raisonnable. En outre, selon cet alinéa, c’est à la Couronne que revient ce fardeau. Quand une personne est arrêtée et accusée, son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, qui est prévu par la Constitution, est paralysé par l’État. En effet, c’est l’État — représenté par la police et les avocats du gouvernement — qui décide de priver une personne de sa liberté. Il n’est donc pas étonnant que l’État ait la responsabilité de prouver ses dires et d’écarter tout doute raisonnable.
Dans un procès au criminel, la Couronne est la première à présenter ses arguments. Si la Couronne n’arrive pas à prouver la véracité de ses accusations, l’accusé n’a pas besoin de présenter sa défense. Si la Couronne présente des éléments de preuve et des arguments qui laissent planer un doute raisonnable, l’accusé ne peut pas être déclaré coupable.
Honorables sénateurs, c’est très important. Cela signifie que la Couronne doit prouver ses dires : elle doit convaincre le juge et le jury et éliminer tout doute raisonnable avant même que l’accusé ait pu témoigner ou présenter d’autres éléments de preuve.
Je veux insister sur l’importance de la présomption d’innocence : pour qu’une personne soit trouvée coupable d’un acte criminel, la Couronne doit en faire la preuve hors de tout doute raisonnable avant même que l’accusé ait pu présenter ses arguments.
En pratique, si la Couronne ne présente pas d’éléments de preuves qui permettent de convaincre le juge ou le jury hors de tout doute raisonnable, la défense n’aura alors même pas besoin de répondre puisqu’un doute raisonnable existe et que l’accusé ne peut donc pas être déclaré coupable. Toute loi qui permet qu’un accusé soit déclaré coupable même lorsqu’un doute raisonnable existe est inconstitutionnelle.
Le projet de loi C-452 propose une présomption qui permet une condamnation pour exploitation ou traite de personnes, même si la culpabilité de l’accusé n’est pas hors de tout doute raisonnable.
Je m’explique. Une présomption comme celle qui est prévue dans le projet de loi C-452 impose ce qu’on appelle une « charge de présentation » à l’accusé. Aux termes d’une charge de présentation, il y a un fait établi et un fait présumé. La preuve du fait établi remplace la preuve du fait présumé.
Honorables sénateurs, permettez-moi de vous rappeler encore une fois le libellé du projet de loi, qui dit ceci :
Pour l’application du paragraphe (1) et du paragraphe 279.011(1), la preuve qu’une personne qui n’est pas exploitée vit avec une personne exploitée ou se trouve habituellement en sa compagnie constitue, sauf preuve contraire, la preuve qu’elle exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de cette personne en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation.
Décortiquons le tout. Le fait établi est que la personne qui n’est pas exploitée vit avec une personne exploitée ou se trouve habituellement en sa compagnie. Le fait présumé est l’intention d’exploiter la victime. Comme on l’a déjà vu, dans cette infraction particulière, le fait établi représente l’actus reus, alors que le fait présumé représente la mens rea.
Selon ce type de présomption, si le fait établi est prouvé hors de tout doute raisonnable, alors il faut conclure que le fait présumé est vrai. Le juge ou le jury n’ont pas le pouvoir discrétionnaire de décider s’ils croient à cette conclusion. Ils pourraient fort bien avoir des doutes raisonnables sur l’intention d’exploiter une personne.
Prenons l’exemple de Mme Martinez. Il y a bien des raisons pour lesquelles un individu pourrait vivre avec une personne exploitée ou se trouver habituellement en sa compagnie. Qu’arrive-t-il si la victime de l’exploitation vit avec des colocataires qui ne sont pas au courant de l’exploitation? Et si la victime de l’exploitation interagit quotidiennement avec les proches et les amis de son agresseur?
Un fait établi pourrait tendre à prouver, de façon rationnelle, un fait présumé, mais cette tendance ne constitue pas une preuve hors de tout doute raisonnable. Dans le contexte du projet de loi C-452, le fait de vivre avec une personne exploitée ou de se trouver habituellement en sa compagnie peut tendre à prouver l’intention d’exploiter la victime, mais il y a un nombre suffisant d’autres scénarios qui montrent que cette corrélation n’est pas nécessairement vraie. Il y a donc un doute raisonnable.
Honorables sénateurs, la Cour suprême du Canada a établi que le doute raisonnable ne repose pas sur la sympathie ou les préjugés, mais sur la raison et le bon sens. Le doute raisonnable doit logiquement se fonder sur une preuve ou une absence de preuve, et jamais sur un doute frivole.
Bien des raisons rationnelles et sensées peuvent justifier qu’une personne vive avec une personne exploitée ou se trouve habituellement en sa compagnie. Il en existe trop par rapport aux atteintes à la Constitution qu’entraînerait le projet de loi.
C’est vrai que le prévenu peut présenter des preuves pour réfuter la présomption. Un problème se pose toutefois s’il n’arrive pas à en fournir. M. Paisana, de l’Association du Barreau canadien, l’a dit très clairement :
La preuve incombe à celui qui affirme, non à celui qui nie; car par la nature des choses, celui qui nie un fait n’a aucune preuve à faire.
Voilà donc maintenant plus de 1 500 ans que nous avons compris que l’obligation de faire la preuve de ce qui n’est pas est un concept mal défini auquel on ne devrait normalement pas avoir recours pour étayer une accusation criminelle, surtout si elle est aussi grave que celle qui nous intéresse ici. C’est pourtant à notre avis ce qui est justement proposé dans le projet de loi C-452. On oblige un accusé à rassembler des éléments de preuve pour établir ce qui n’est pas, même si la Couronne n’a pas nécessairement fait la preuve des éléments principaux d’une infraction de traite de personnes.
Honorables sénateurs, les tribunaux doivent rechercher la vérité, mais aussi la justice. Le déséquilibre des pouvoirs et des ressources entre les parties à un procès criminel et la possibilité que l’État profite arbitrairement de ce déséquilibre sont précisément les raisons pour lesquelles la Couronne devrait d’abord avoir le fardeau de prouver ses accusations au-delà de tout doute raisonnable, sans que le prévenu n’ait à fournir de preuve. Si Mme Martinez n’arrive pas à fournir une preuve réfutant la présomption qui pèse sur elle, elle pourrait être condamnée à une peine d’emprisonnement d’au moins cinq ans.
En vertu du projet de loi C-452, la Couronne n’est pas tenue de prouver tous les éléments de l’infraction de traite de personnes pour faire incarcérer un individu. C’est là une violation flagrante de la présomption d’innocence. La présomption proposée ne pourrait être jugée constitutionnelle que si elle satisfaisait à un examen en vertu de l’article 1 de la Charte. Cet article protège une loi inconstitutionnelle à prime abord si sa justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique.
Il faut d’abord déterminer si l’objectif législatif est légitime. Si c’est le cas, la mesure législative doit être liée de façon rationnelle à l’objectif. Elle doit aussi limiter le moins possible le droit garanti par la Charte, et son effet doit être proportionnel à l’objectif législatif.
(1520)
Les partisans de ce transfert du fardeau de la preuve dans le projet de loi se reportent à l’arrêt R. c. Downey de la Cour suprême, qu’ils citent comme une décision dans laquelle la cour a maintenu une présomption comme celle dont nous discutons ici. Toutefois, il est crucial de noter que dans l’arrêt Downey, la cour a jugé que la présomption elle-même violait l’article 11d) de la Charte.
En fait, les juges ont tous conclu que la présomption d’innocence n’avait pas été respectée. C’est au stade de l’examen en vertu de l’article 1 que certains d’entre eux ont dit que cette violation pouvait être justifiée.
Normalement, les tribunaux inférieurs sont liés par les décisions de la Cour suprême. C’est de cette façon que s’applique le principe du stare decisis dans notre système fondé sur la common law. Par conséquent, certains pourraient croire qu’un tribunal maintiendrait la présomption prévue dans le projet de loi C-452, au motif qu’il est tenu de respecter la décision Downey.
Toutefois, l’année dernière nous avons appris, dans l’arrêt Bedford, que la Constitution n’est pas subordonnée au principe du stare decisis. Les tribunaux inférieurs peuvent revoir leurs décisions lorsque de nouvelles questions juridiques sont soulevées par suite de l’évolution des règles pertinentes de la common law, ou lorsque les circonstances ou les éléments de preuve ont changé de façon importante.
Honorables sénateurs, la décision Downey a été rendue il y a 23 ans. Non seulement une contestation de la présomption en vertu de la Constitution inclurait-elle de nouveaux éléments de preuve — fournis par les sciences sociales, comme dans la décision Bedford — mais les dispositions législatives liées à l’examen en vertu de l’article 1 ont été modifiées depuis. Ainsi, de nos jours, un examen en vertu de l’article 1 comporterait sans doute une étude plus poussée du lien rationnel.
Les tribunaux vont se demander non seulement si la loi est, d’une façon générale, liée de façon rationnelle à son objectif, mais aussi, dans le cas d’une présomption, si celle-ci est liée de façon rationnelle aux faits présumés.
La juge McLachlin, qui n’était pas encore juge en chef, a exprimé sa dissidence. Selon elle, la présomption dans l’affaire Downey est de portée tellement vaste qu’elle en devient arbitraire. Les raisons invoquées pour qu’une disposition renverse le fardeau de la preuve doivent répondre à des critères très stricts. La juge McLachlin avait alors affirmé que la portée trop générale et le caractère arbitraire de la présomption la rendait irrationnelle.
L’opinion dissidente qu’elle a exprimée il y a plus de 20 ans doit servir à évaluer le projet de loi C-452 parce que, comme vous le savez peut-être, la manière dont est interprétée la Charte concernant la portée et le caractère arbitraire d’une disposition a beaucoup évolué au fil des ans. La Constitution canadienne est comme un arbre vivant, qui évolue au même rythme que progresse la société.
Honorables sénateurs, permettez-moi de citer de nouveau M. Paisana, de l’Association du Barreau canadien, qui a fort bien expliqué ce concept aux membres du comité :
Premièrement, les initiateurs du projet de loi font valoir que le libellé utilisé a été maintenu dans l’arrêt Downey prononcé il y a une vingtaine d’années et qu’il devrait par conséquent résister à une contestation constitutionnelle. L’arrêt Downey portait sur une présomption formulée à peu près de la même manière concernant l’ancienne interdiction de vivre des produits de la prostitution. Comme vous le savez tous, cette interdiction a été invalidée récemment dans l’arrêt Bedford.
Dans l’arrêt Downey, c’est par une décision partagée de quatre juges contre trois que la Cour suprême a maintenu cette présomption dont la formulation était semblable. La juge en chef actuelle, qui a été bien sûr la principale instigatrice de l’arrêt Bedford, a exprimé sa dissidence dans l’arrêt Downey en indiquant que cette présomption était inconstitutionnelle. Les motifs alors invoqués par la juge en chef McLachlin étaient prophétiques. Elle y faisait référence à des thèmes qui ont été plus tard repris dans l’arrêt Bedford, y compris le fait qu’une infraction devient inconstitutionnelle à partir du moment où elle risque de s’appliquer à des innocents qui sont associés aux victimes d’un crime.
Deuxièmement, la juge en chef a expliqué dans son opinion dissidente relativement à l’arrêt Downey que la présomption telle que formulée souffrait d’un manque de lien rationnel intrinsèque. Bien qu’il soit vrai que certaines personnes se trouvant habituellement en présence de victimes d’exploitation en sont responsables, ce n’est pas toujours le cas. Il n’est pas rare que des individus qui sont habituellement en présence d’une personne exploitée n’aient aucunement connaissance de l’exploitation dont elle est victime ou n’exercent aucun contrôle à cet égard […]
Troisièmement, nous soutenons qu’il est impossible d’affirmer que cette disposition porte le moins possible atteinte au droit d’être présumé innocent, un autre élément sur lequel peut porter une analyse en vertu de l’article premier. Il ne fait aucun doute que cette présomption va mettre en cause des gens qui ne devraient pas être visés par l’infraction de traite de personnes. Ce serait le cas de tiers innocents, comme les collègues de travail ou les colocataires qui ne savent même pas que la victime est exploitée. Cette disposition est donc de trop grande portée et ne pourrait être maintenue en application de l’article premier. Comme l’expliquait la juge en chef, toute loi d’application trop générale est, par définition, irrationnelle.
Un autre témoin, M. Leo Russomanno, a comparu devant notre comité. Il représentait la Criminal Lawyers’ Association et il a aussi parlé de la constitutionnalité de la présomption dans le projet de loi C-452.
Au sujet de l’arrêt Downey et de l’irrationalité de la présomption, il a dit ce qui suit :
Dans son analyse de l’article 1, la juge en chef McLachlin indique que la majorité de la cour n’a pas mené une analyse approfondie de la question des liens rationnels. En l’espèce, on s’est limité à examiner la rationalité extrinsèque, sans tenir compte de la rationalité intrinsèque. Pour établir la rationalité extrinsèque, comme la juge le souligne aux paragraphes 64 à 66 de l’arrêt Downey, il faut déterminer s’il existe un lien rationnel avec l’objectif législatif qui sous-tend l’adoption de la disposition contestée. Pour ce qui est de la rationalité intrinsèque, il faut chercher l’existence d’un lien rationnel entre les faits présumés et les faits réels.
Il serait facile de trouver des exemples, comme on l’a fait avec l’interdiction de vivre des produits de la prostitution dans l’arrêt Bedford, d’individus qui seraient reconnus coupables en application de cette disposition sans nécessairement se trouver dans une position d’exploitation. Ils devraient alors prouver leur innocence ou susciter tout au moins un doute raisonnable, alors que l’entièreté de notre système de justice pénale fonctionne pour ainsi dire à l’inverse.
En nous rappelant que la disposition interdisant de vivre des produits de la prostitution a été invalidée dans l’affaire Bedfordparce qu’elle allait à l’encontre de l’article 7 de la Charte des droits et libertés, MM. Paisana et Russomanno nous aident à comprendre comment les tribunaux analyseront cette présomption telle que l’énonce aujourd’hui le projet de loi C-452.
Je m’explique. Jusqu’ici, le Code criminel prévoyait que quiconque « vit entièrement ou en partie des produits de la prostitution d’une autre personne » est coupable d’un acte criminel. Une autre disposition établissait une présomption énoncée comme suit :
[…] la preuve qu’une personne vit ou se trouve habituellement en compagnie d’un prostitué ou vit dans une maison de débauche constitue, sauf preuve contraire, la preuve qu’elle vit des produits de la prostitution.
Cette présomption n’a pas été contestée dans l’arrêt Bedford, mais elle est intrinsèquement liée à celle qui porte sur le fait de vivre des produits de la prostitution, qui, elle, l’a été. La disposition a été jugée contraire à l’article 7 de la Charte, qui garantit à chacun le droit à la sécurité de sa personne.
Une brève analyse de l’article premier explique que, comme la disposition vise des personnes qui entretiennent avec les prostituées des rapports dénués d’exploitation, comme les chauffeurs, les garde du corps, les réceptionnistes et les comptables qui travaillent avec elles, elle n’équivaut pas à une atteinte minimale.
La disposition a été jugée déraisonnable parce que « […] son effet bénéfique — protéger les prostituées contre l’exploitation — ne l’emporte pas non plus sur son effet qui empêche les prostituées de prendre des mesures pour accroître leur sécurité et, peut-être, leur sauver la vie ».
Cette analyse de l’article premier serait certainement revue si la constitutionnalité de l’article du projet de loi C-452 portant sur la présomption était évaluée. Cet article porte atteinte à des droits différents garantis par la Charte — ceux qui sont prévus à l’article 11d) plutôt qu’à l’article 7 —, mais il présente les mêmes problèmes que l’article premier.
Autrement dit, la présomption établie dans le projet de loi C-452 vise des tiers innocents de la même façon que la disposition portant sur le fait de vivre des produits de la prostitution, qui, dans l’arrêt Bedford, a été jugée déraisonnable pour cette raison.
Il est clair que nous ne pouvons pas adopter une mesure législative tellement générale qu’elle englobe des innocents. Nous ne pouvons pas adopter une mesure législative tellement générale qu’elle perd toute rationalité. Le transfert du fardeau de la preuve dans le projet de loi C-452 est inconstitutionnel et ne sera pas maintenu par les tribunaux.
Cela dit, il est aussi très clair que notre système judiciaire ne peut pas laisser les victimes d’exploitation sans protection. Il y a trop de victimes vulnérables dans notre système de justice pénale, notamment des femmes, des enfants et des victimes de violence sexuelle et physique. Les droits de ces personnes doivent être protégés et nous devons trouver des façons de veiller à leurs intérêts lorsqu’elles ont vécu un traumatisme inimaginable.
À l’heure actuelle, ces victimes témoignent au moyen de la télévision en circuit fermé ou d’autres procédures de présentation de la preuve. Notre common law a évolué afin de les accommoder.
Honorables sénateurs, nous devons trouver maintenant des façons de protéger ces victimes avant même qu’elles ne vivent un traumatisme inimaginable.
Nous devons rédiger des lois et mettre en œuvre des politiques qui auront un impact concret sur la prévention de la criminalité et qui aideront vraiment les victimes de crime. C’est faire preuve de naïveté que de se concentrer sur l’adoption de dispositions pénales sévères. C’est pour cette raison que j’appuie sans réserve l’article 5 du projet de loi C-452, qui ajoute l’infraction de traite et d’exploitation de personnes à la liste des infractions visées par la confiscation des produits de la criminalité.
Selon l’Organisation internationale du travail, le travail forcé dans le secteur privé génère des profits annuels de 150 milliards de dollars américains, dont 99 milliards proviennent de l’exploitation sexuelle commerciale.
La traite de personnes est une activité internationale très développée. En tout temps, on compte 4,5 millions de victimes d’exploitation sexuelle dans le monde. Par ailleurs, 14,2 millions d’autres victimes sont exploitées dans des secteurs tels que l’agriculture, la construction, le travail domestique ou la fabrication. Malheureusement, le Canada joue un rôle important dans cette industrie à cause non seulement des personnes qui se livrent à ce genre d’activités criminelles à l’intérieur de ses frontières, mais aussi des Canadiens qui se rendent à l’étranger pour commettre ces crimes.
(1530)
La confiscation des biens et des profits des auteurs de ces infractions n’est qu’un début. Même cette disposition du projet de loi n’aidera aucunement les jeunes filles, les femmes et les autres personnes vulnérables qui sont victimes de ces crimes tous les jours au Canada, si elle n’est pas assortie d’un plan concret visant à assurer le suivi des victimes et à renforcer la justice préventive.
Le suivi va au-delà du droit pénal. Il vise à éduquer les victimes, à les aider à établir de bonnes relations et à veiller à leur santé.
Nous disons que le Canada est un pays évolué et développé. Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’y a plus rien à faire. Il est vrai que nous avons pris des mesures et réalisé des progrès en matière de législation. Chaque fois que nous avons été saisis de cette question, j’ai parlé de la valeur fondamentale qu’est la dignité humaine, valeur qui fait partie intégrante du quartier notre identité canadienne. Pourtant, quand je marche dans les rues de Downtown Eastside, à Vancouver, j’y vois des femmes et des enfants dont le sort n’a pas été amélioré par toutes les lois que nous avons adoptées. J’aperçois toujours la même jeune fille, la même femme, dans la même ruelle, mais chaque fois que je la vois, ses yeux sont plus sombres et son visage est plus pâle que la dernière fois.
Honorables sénateurs, nous promettons tout le temps que la prochaine loi que nous adopterons améliorera la vie des Canadiens, mais ce n’est malheureusement pas le cas.
Je ne crois pas que l’éradication de la traite de personnes et de l’exploitation soit une question partisane. Elle ne l’est évidemment pas. Tous ceux qui sont ici aujourd’hui veulent atteindre le même objectif fondamental : punir sévèrement les personnes qui se livrent à la traite de personnes et rendre justice aux victimes de ce crime.
Le projet de loi n’atteindra pas son but s’il n’est pas assorti de ressources, soit : des ressources policières au Canada et à l’étranger, des ressources pour former adéquatement les policiers et moderniser nos systèmes de partage des données et, surtout, des ressources pour soutenir les victimes de ces crimes, afin qu’elles puissent retrouver une vie saine, sûre et enrichissante.
La disposition sur la confiscation des produits de la criminalité est un bon début, mais nous ne devons pas en rester là. Nous pouvons certainement faire davantage pour aider les Canadiennes et Canadiens vulnérables.
[Français]
Sénateurs et sénatrices, quant à l’article 3 de ce projet de loi, je vais laisser la parole à mes collègues. Très brièvement, cette partie impose des sentences consécutives à ceux et celles qui sont trouvés coupables de traite et d’exploitation. Certes, il est nécessaire que les coupables doivent encourir une peine sévère pour ces crimes atroces. Cette peine doit être fondée en droit et examinée à l’égard des circonstances. C’est la raison pour laquelle notre système juridique a historiquement donné la tâche aux juges d’imposer des peines. Ce sont les juges qui sont les plus proches des circonstances de la cause.
Ma plus grande préoccupation liée à l’imposition des sentences consécutives, dans le contexte de ce projet de loi, est que la présomption crée déjà une occasion de blâmer des personnes innocentes.
[Traduction]
Honorables sénateurs, vous savez tous que le droit pénal est un équilibre délicat entre, d’une part, les libertés et droits individuels et, d’autre part, la sécurité du public. Ce n’est pas une tâche facile, mais nous avons décidé de nous y attaquer.
Le projet de loi C-452 ne crée pas un juste équilibre. Malheureusement, les victimes de la traite et de l’exploitation des personnes n’en tireront aucun avantage réel. Trop peu de ces crimes font l’objet de condamnations à cause du manque d’infrastructures sociales et de communications adéquates entre les agences, les ordres de gouvernement, les forces policières, les ONG et le milieu universitaire.
La présomption proposée dans le projet de loi part d’une bonne intention, c’est-à-dire éliminer des obstacles pour les victimes qui témoignent contre leurs agresseurs. Malheureusement, le refus d’accorder la présomption d’innocence n’assure pas un équilibre approprié. Trop d’innocents feront l’objet de mesures pénales, alors que nous aurions facilement pu prévoir d’autres mesures de procédure nous permettant d’atteindre l’objectif commun.
Cette disposition va entraîner des années de litiges constitutionnels qui vont détourner notre attention du vrai problème, soit la vie et le bien-être des victimes.
Honorables sénateurs, j’aimerais que le Sénat soit saisi d’une mesure législative qui reflète un effort authentique et réfléchi pour combattre la traite de personnes, plutôt que de faire appel à un outil rudimentaire comme le droit pénal. Le projet de loi C-452 n’est pas la mesure souhaitée.
Honorables sénateurs, lorsque j’ai pris la parole à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi, j’ai mentionné mes différentes expériences un peu partout dans le monde relativement à la traite de personnes, et j’ai expliqué comment j’avais aidé à secourir des jeunes filles victimes de la traite de personnes, non seulement au Canada, mais un peu partout dans le monde. C’est un dossier qui me tient beaucoup à cœur.
La première fois que j’ai étudié le projet de loi C-452 par moi- même, j’ai pensé que cette mesure allait aider les victimes. Toutefois, après avoir entendu les témoins au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, je suis vraiment découragée, parce que crois que nous avons encore une fois fait naître des attentes chez les victimes. Celles-ci pensent que nous serons là pour les aider et qu’elles ne seront plus exploitées. Je répète que nous créons des attentes. Ces victimes vont se présenter devant les tribunaux et elles vont faire part de leur douleur aux juges. Ensuite, à cause de la mesure législative que nous avons rédigée, les coupables vont s’en tirer sans aucune peine et nous aurons encore une fois laissé tomber les victimes.
À l’étape de la deuxième lecture, je me suis exprimée avec passion sur la nécessité de protéger les victimes les plus vulnérables de la traite de personnes. Aujourd’hui, en tant que parlementaire, j’ai l’impression de laisser tomber ces victimes encore une fois.
Merci.
Des voix : Bravo!
Son Honneur le Président suppléant : Le débat est terminé. Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?
Des voix : Le vote!
Son Honneur le Président suppléant : Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : Oui.
Des voix : Non.
Une voix : Avec dissidence.
Son Honneur le Président suppléant : Avec dissidence.
(La motion est adoptée et le projet de loi, lu pour la troisième fois, est adopté avec dissidence.)