2e Session, 41e Législature,
Volume 149, Numéro 153

Le mardi 16 juin 2015
L’honorable Leo Housakos, Président

L’Université Trinity Western

Interpellation—Suite du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur l’interpellation de l’honorable sénateur Plett, attirant l’attention du Sénat sur la décision prise par certains barreaux provinciaux de refuser de reconnaître la nouvelle école de droit de l’Université Trinity Western.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends aujourd’hui la parole au sujet de l’interpellation du sénateur Plett qui concerne la faculté de droit proposée par l’Université Trinity Western. Comme je suis une sénatrice britanno-colombienne et que je suis l’unique membre de la Law Society of British Columbia au Sénat, je sens qu’il est de mon devoir de participer à ce débat.

Je tiens à remercier le sénateur Plett d’avoir proposé cette interpellation. Jusqu’à maintenant, les sénateurs Doyle, Runciman et Meredith se sont prononcés en faveur de la proposition du sénateur Plett.

Honorables sénateurs, les droits de la personne devraient être comme les arbres : toujours en croissance. Comme nous apprenons à comprendre et à apprécier nos différences et à devenir plus tolérants à l’égard de ce qui fait notre unicité, notre société devrait croître et transformer ses racines en branches et ses branches en feuilles représentant la société diverse et multiculturelle du Canada d’aujourd’hui. Notre société ne devrait pas être à l’image de l’accordéon qui s’étend et se comprime selon les besoins pour produire le son qui lui plaît. Nous devrions être des arbres en constante croissance.

J’appuie et j’appuierai toujours le droit des collectivités d’avoir des écoles et des universités religieuses au Canada. J’estime qu’elles ont un rôle essentiel à jouer pour aider à développer les valeurs des enfants.

Honorables sénateurs, j’ai deux enfants, Azool et Farzana. Ils ont tous les deux fréquenté des écoles catholiques. Azool est allé à St. Patrick’s et à St. Thomas Aquinas, et ma fille, Farzana, a fréquenté St. Thomas Aquinas. En Ouganda, mon père a joué un grand rôle dans la construction d’écoles catholiques.

Comme vous le savez tous, il est très difficile de trouver une place dans une école catholique à Vancouver, surtout si on n’est pas de confession catholique. Mon mari, Nuralla, et moi avons dû mener une dure lutte pour que nos enfants fréquentent des écoles catholiques.

Le jour de son entrevue avec le directeur de St. Thomas Aquinas, ma fille m’a étonnée par les réponses qu’elle a faites aux questions. Le directeur lui a demandé si elle était forcée de fréquenter St. Thomas Aquinas et elle a répondu : « Mes parents aiment les valeurs que vous inculquez aux élèves et je voudrais tout apprendre sur la foi catholique et la chrétienté, puisque je vis dans un pays majoritairement chrétien. » Heureusement, elle a obtenu une place à St. Thomas Aquinas.

Farzana était une si bonne élève en classe de religion que, dans ses dernières années du secondaire, elle suivait les cours avancés en religion catholique, avec des jeunes filles qui aspiraient à devenir des religieuses. L’une de ses très bonnes amies est effectivement devenue religieuse.

Un jour, je lui ai demandé pourquoi elle avait décidé de suivre des cours avancés en religion catholique. Elle a répondu : « Maman, les catholiques ont les mêmes valeurs que nous et beaucoup de leurs rituels sont semblables aux nôtres. Le samedi, en classe de religion, j’apprends presque les mêmes choses qu’à l’école. »

Honorables sénateurs, si nous prenions le temps de comprendre la foi les uns des autres, ce serait enrichissant. La religion ne nous divise pas; c’est notre ignorance de la foi des autres qui nous divise, comme me l’a appris mon incroyable fille, Farzana.

Comme parent et comme mère, je souscris aux institutions religieuses et je les appuie. Comme avocate de la Colombie- Britannique, je trouve qu’un passage de la convention de l’Université Trinity Western fait problème. Il s’agit d’une exigence que tous les étudiants doivent respecter : ils doivent s’abstenir de toute intimité sexuelle qui viole le caractère sacré du mariage entre un homme et une femme.

Ne peuvent fréquenter l’université que ceux qui acceptent de se plier aux attentes expliquées dans le document. Il faut respecter ces règles sur le campus et en dehors du campus. Toute violation peut entraîner des mesures disciplinaires qui peuvent aller jusqu’à la suspension et à l’expulsion.

Honorables sénateurs, le Canada est un pays qui s’enorgueillit de sa diversité. Il est fermement ancré dans la préservation et la protection des droits de la personne. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les libertés fondamentales de conscience et de religion, de pensée, de croyance, d’opinion, d’expression et d’association. Elle garantit aussi à tous la même protection et le même bénéfice de la loi sans discrimination aucune.

La Loi canadienne sur les droits de la personne dit que :

[…] le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience…

La loi précise que toute pratique fondée sur un ou plusieurs de ces motifs de discrimination est une pratique discriminatoire.

Honorables sénateurs, la partie de la convention de l’Université Trinity Western que j’ai citée viole les droits canadiens de la personne, plus particulièrement ceux des couples de même sexe. Bien entendu, comme parent, j’accepte la partie de la convention sur le caractère sacré du mariage, mais je n’accepterai jamais qu’on nie des droits aux couples de même sexe. Si la convention disait que seuls les gens mariés peuvent avoir des relations intimes, je serais d’accord, mais, du fait qu’elle précise « entre un homme et une femme », la convention est discriminatoire en apparence et de par sa signification et se traduit par un déni de droits aux couples de même sexe.

En ce qui a trait à la convention, la position de mon barreau est différente de celle du British Columbia College of Teachers contre l’Université Trinity Western, puisque le barreau a différentes obligations et responsabilités.

Dans l’affaire Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, le tribunal était saisi d’une question semblable concernant l’effet discriminatoire de la convention et l’approbation d’un programme de formation des enseignants par le British Columbia College of Teachers, mentionnant que ce dernier « ne possède pas non plus l’expertise nécessaire pour interpréter la portée des droits de la personne ou pour concilier des droits opposés. […] Il s’agit d’une question de droit qui touche le domaine des droits de la personne et non pas essentiellement celui de l’enseignement. »

(1740)

La cour a ajouté ceci :

Ni la liberté de religion ni la protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ne sont absolues. Il convient généralement de tracer la ligne entre la croyance et le comportement. La liberté de croyance est plus large que la liberté d’agir sur la foi d’une croyance. En l’absence de preuve tangible que la formation d’enseignants à l’UTW favorise la discrimination dans les écoles publiques de la Colombie-Britannique, il y a lieu de respecter la liberté des individus d’avoir certaines croyances religieuses pendant qu’ils fréquentent l’UTW. Cependant, il en va autrement si quelqu’un agit sur la foi de ces croyances.

Contrairement au College of Teachers, le Barreau de la Colombie- Britannique protège l’intérêt public dans l’administration de la justice et, à ce titre, il est tenu par la loi « de préserver et de protéger les droits et libertés de l’individu et de sauvegarder l’intégrité et l’honneur de la profession juridique. »

Les écoles de droit jouent un rôle essentiel dans la société canadienne et le système juridique canadien. Elles constituent la première étape dans la formation des avocats et des juges, qui sont au cœur de l’administration de la justice. Les avocats sont censés faire prévaloir la primauté du droit et les valeurs fondamentales sur lesquelles repose notre société démocratique. L’honneur et l’intégrité de la profession et la confiance du public dans le système de justice dépendent de la capacité des juristes de remplir ce devoir. À cet égard, le barreau a l’obligation d’établir des règles et des exigences qui préserveront et protégeront l’intérêt public dans l’administration de la justice.

Les lesbiennes, les gais et les bisexuels ne seront admis à la nouvelle école de droit de l’Université Trinity Western que s’ils s’abstiennent d’adopter ce que la convetion qualifie de comportements sexuels immoraux. Par conséquent, ils doivent renoncer à leur identité sexuelle et considérer leur droit au mariage comme étant annulé tout au long de leurs études à la nouvelle école de droit. Le Barreau de la Colombie-Britannique a déclaré que « cette renonciation ne se ferait qu’au prix de sacrifices personnels inacceptables, empêchant ainsi les lesbiennes, les gais et les bisexuels du Canada de fréquenter l’école. »

C’est à ces conséquences discriminatoires que s’oppose le barreau.

Le Barreau de la Colombie-Britannique dit, à propos de sa décision de ne pas admettre les diplômés de la faculté de droit de l’Université Trinity Western en son sein, que « le milieu juridique de la Colombie-Britannique ne cautionne pas l’exclusion des lesbiennes, des gays et des bisexuels de la pratique du droit ».

Il poursuit en disant ceci :

Cette décision n’a pas été prise pour punir l’Université Trinity Western ou les gens qui voudraient étudier dans une faculté de droit se fondant sur les valeurs chrétiennes évangéliques, mais plutôt pour signaler que le Barreau juge qu’il n’est pas dans l’intérêt de l’administration de la justice que son propre programme d’admission admette d’éventuels diplômés d’une faculté de droit dont les politiques d’admission sont discriminatoires.

Honorables sénateurs, la situation se résume à la façon dont les personnes sont traitées. Comment les jeunes perçoivent-ils le fait d’étudier dans cette université?

J’aimerais vous parler de Trevor Loke. Trevor est un chrétien de 25 ans qui se définit comme gay. Il a un conjoint de fait depuis quatre ans et considère la Colombie-Britannique comme sa province. Il compte s’inscrire à une faculté de droit de sa province et il se sent humilié par la convention de l’Université Trinity Western. Il a déclaré ceci :

Je ne suis pas le bienvenu dans une école à cause de ce que je suis. Si mon conjoint était une femme, je serais tout à fait le bienvenu.

Je n’ai pas choisi d’être homosexuel. J’essaie toujours d’être au service des autres et je suis même chrétien, mais il y a une condition à laquelle je ne réponds pas. Je ne suis donc pas le bienvenu.

Trevor se sent lui-même victime de discrimination et estime que ses droits sont lésés parce qu’il ne veut pas renier son orientation sexuelle. Voici ce qu’il espère :

J’espère que nous n’aurons pas à vivre dans une société où nous isolons les gens en raison de qui ils sont. La ségrégation appartient au passé.

Honorables sénateurs, Trevor n’est pas le seul à s’être senti discriminé et restreint par la convention de l’Université Trinity Western. Le juge en chef Hinkson, de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, a indiqué que le cas de Trevor était dans l’intérêt public. Le code des droits de la personne de cette province vise les objectifs suivants :

[…] favoriser un climat de compréhension et de respect mutuel où tous ont la même dignité et les mêmes droits;

[…] prévenir la discrimination […]

[…] déceler et éliminer les formes d’inégalité persistantes liées à la discrimination interdite […]

Comme nous pouvons le voir grâce à l’histoire de Trevor, la convention de l’Université Trinity Western est contraire au code des droits de la personne de la Colombie-Britannique et à la Charte canadienne des droits et des libertés, et c’est pour cette raison que le Barreau de la Colombie-Britannique, ainsi que les Barreaux du Haut-Canada et de la Nouvelle-Écosse, s’y opposent.

Il y a 10 ans, le Parlement du Canada a adopté le projet de loi C- 38, Loi sur le mariage civil, faisant du Canada le quatrième pays, le premier de l’Amérique du Nord, à légaliser dans tout le pays le mariage entre personnes de même sexe. En 2009, toutes les provinces et tous les territoires avaient inclus l’orientation sexuelle dans leurs lois sur les droits de la personne. Je ne peux pas croire que nous affirmons maintenant, en 2015, que ces droits ne méritent pas notre appui et notre protection. Je ne pourrai jamais accepter une institution qui nie les droits des couples de même sexe. En tant que sénateurs, c’est notre devoir et notre responsabilité de défendre les droits d’autrui, et je lutterai toujours pour le respect des droits de la personne.

Honorables sénateurs, quand on joue de l’accordéon, le soufflet de l’instrument s’étend, puis se comprime, afin de permettre à l’air de produire le son désiré. Ce n’est pas comme cela que nous devrions traiter les droits de la personne. Nous ne pouvons pas élargir ces droits, puis décider soudainement de les restreindre comme nous l’entendons.

Le Canada fait partie des pays qui défendent le plus vigoureusement les droits de la communauté des lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres. Il serait donc malavisé de vouloir restreindre ces droits comme bon nous semble alors que nous en célébrons l’existence. La discrimination n’a pas sa place dans notre société. Les droits de la personne devraient constamment évoluer, comme un arbre en pleine croissance qui exhibe fièrement son feuillage.

Honorables sénateurs, après tout ce qui est arrivé à notre institution, je suis toujours très fière de siéger comme sénatrice, et je suis très fière aujourd’hui de pouvoir vous parler ce qui est arrivé à Trevor. Je lutterai très énergiquement pour que les droits de Trevor soient protégés.

(Sur la motion de la sénatrice Martin, le débat est ajourné.)