2e Session, 41e Législature,
Volume 149, Numéro 157
Le lundi 22 juin 2015
L’honorable Leo Housakos, Président
La Loi de l’impôt sur le revenu
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Motions d’amendement, motion de sous-amendement et motion—Suite du débat
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, j’interviens pour appuyer l’amendement proposé par la sénatrice Cordy, et je veux aussi la remercier de ses propos réfléchis.
De plus, je tiens également à remercier les sénateurs Ringuette et Cowan d’avoir travaillé sans relâche sur ce projet de loi. Ils ont consacré un grand nombre d’heures et de mois — et même d’années — à cette mesure législative, et je souhaite les remercier de leur persévérance.
[Français]
Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-377, Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu (exigences applicables aux organisations ouvrières).
(2010)
Le résumé du projet de loi se lit comme suit :
Le texte modifie la Loi de l’impôt sur le revenu afin d’exiger que les organisations ouvrières fournissent des renseignements financiers au ministre afin qu’il puisse les rendre publics.
Comme nous en sommes à l’étape de la troisième lecture, je vais profiter de l’occasion pour aborder ce projet de loi sous l’angle constitutionnel. Lorsque le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles a étudié ce projet de loi, plusieurs témoins nous ont fait part de leurs inquiétudes quant à la constitutionnalité même de l’ébauche. Plus précisément, leurs inquiétudes concernaient l’inconstitutionnalité du projet de loi à deux niveaux : d’abord en ce qui a trait à la violation constitutionnelle des articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 et, deuxièmement, en ce qui a trait à la violation de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982.
La doctrine, la jurisprudence et les témoignages d’experts permettent d’avancer que ce projet de loi est effectivement inconstitutionnel. Laissez-moi vous expliquer pourquoi. Comme je viens de le mentionner, le premier problème de ce projet de loi se situe aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. La partie VI de la Loi constitutionnelle du Canada mentionne explicitement la distribution des pouvoirs législatifs, à savoir quel Parlement a l’autorité d’adopter un projet de loi dans le cadre de ses compétences respectives. Ainsi, le Parlement du Canada a l’autorité exclusive d’adopter des projets de loi en vertu de l’article 91, alors que les législatures provinciales ont l’autorité exclusive d’adopter des projets de loi en vertu de l’article 92. Afin de déterminer si un projet de loi a été adopté par le bon Parlement, la Cour suprême du Canada a créé le test du caractère véritable.
[Traduction]
Honorables sénateurs, selon Peter Hogg :
Pour déterminer la validité ou la constitutionnalité fédérale d’une loi, on s’appuie sur la doctrine de l’essence même. Cette dernière s’intéresse à l’interprétation de la loi contestée en cernant ses caractéristiques dominantes ou primordiales, parfois appelées « objet » de la loi contestée. Il ne faut pas oublier que les lois ont souvent plus d’une caractéristique ou d’un aspect.
Dans l’affaire du Renvoi par le gouverneur en conseil au sujet de la proposition concernant une loi canadienne intitulée Loi sur les valeurs mobilières, la Cour suprême a dit ceci :
Pour juger de la validité constitutionnelle des lois du point de vue du partage des compétences, les tribunaux utilisent l’analyse du « caractère véritable », qui suppose de se pencher sur l’objet et les effets de la loi, avant d’examiner la question de savoir si la loi relève du chef de compétence qui est invoqué pour en soutenir la validité. Si le caractère véritable de la loi est classé comme relevant d’un des chefs de compétence du gouvernement qui l’a adoptée, la loi est valide.
[Français]
La question ici est de savoir quel est le caractère véritable du projet de loi, c’est-à-dire l’intention derrière son adoption. Il est important d’appliquer ce test aux faits. J’aimerais donc partager avec vous les témoignages d’experts en la matière.
[Traduction]
D’après le Barreau du Québec :
Un problème d’autant plus sérieux est posé par l’objet du projet de loi, car ce dernier vise à encadrer les organisations syndicales à l’échelle du Canada. Un tel but tombe sous l’égide des relations de travail, une compétence qui a été dévolue aux provinces par le biais de l’interprétation jurisprudentielle au paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, et ce, depuis la célèbre décision rendue par le comité judiciaire du Conseil privé en 1925.
Les relations de travail sont présumées relever de la compétence exclusive des provinces […] Comme le rappelle la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Northern Telecom v. Communications Workers :
(1) Les relations de travail comme telles et les termes d’un contrat de travail ne relèvent pas de la compétence du Parlement; les provinces ont une compétence exclusive dans ce domaine.
Le syndicat international des employés de service a ajouté ceci :
À notre humble avis, ce projet de loi ne porte pas sur les impôts sur le revenu, en dépit de son titre. Dans son essence et par son objet même, c’est une mesure relative aux syndicats […] Le projet de loi C-377 représente une […] intervention dans un champ de compétence provinciale relative aux relations de travail, sans qu’il y ait eu ni consultation ni consentement des provinces.
[Français]
Le message est clair. Ce projet de loi ne passerait pas le test de la constitutionnalité en ce qui a trait à la question du caractère véritable, parce qu’il n’a pas été adopté par le bon gouvernement. Plus précisément, le projet de loi C-377 tombe sous l’article 92-13 de la Loi constitutionnelle, qui est une compétence exclusivement réservée aux provinces. Il ne s’agit guère d’une loi de l’impôt sur le revenu, mais bien de la Loi sur les organisations ouvrières.
Le deuxième problème lié à ce projet de loi concerne la Charte canadienne des droits et libertés. Comme vous le savez, la Charte protège les droits et libertés des Canadiennes et des Canadiens, notamment contre ce type de projet de loi.
D’abord, l’article 2b) de la Charte énonce ce qui suit :
Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
Deuxièmement, l’article 2d) de cette même Charte dit ceci :
Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
d) liberté d’association.
À ce propos, j’aimerais partager avec vous certains commentaires qui nous ont été adressés en comité à ce sujet.
[Traduction]
La Fédération canadienne des syndicats d’infirmières/infirmiers écrit ceci :
Le projet de loi C-377 :
Nuira considérablement à la liberté d’expression et à la liberté d’association, des droits protégés aux paragraphes 2b) et 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982.
Et voici le point de vue de l’Association canadienne des avocats du mouvement syndical :
Rien ne saurait justifier que des renseignements de vif intérêt sur le discours politique des syndicats et de leurs membres soient divulgués publiquement sur un site web gouvernemental.
[Français]
L’Association du Barreau canadien a également fait part au comité des doutes qu’elle entretenait quant à la constitutionnalité du projet de loi, en disant ce qui suit, et je cite :
[Traduction]
Les obligations de communiquer de l’information prévues aux alinéas 149.01(3)b) […] risquent de contrevenir aux paragraphes 2b) et 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui protègent la liberté d’expression et la liberté d’association.
[Français]
Le projet de loi entrave l’administration et les activités internes d’un syndicat, ce qu’interdit la liberté d’association garantie par la Constitution à moins que le gouvernement puisse démontrer qu’il s’agit d’une limite raisonnable aux droits d’association. D’après le texte du projet de loi, on ne voit pas qu’elle est la justification pour ces empiètements sur les droits.
[Traduction]
L’association dit également ceci :
Il ne fait aucun doute que le fait de divulguer aux membres des renseignements sur la façon dont leur syndicat dépense son argent est justifié, mais une telle information est déjà à leur disposition grâce aux lois du travail provinciales.
Le syndicat des fonctionnaires provinciaux albertains nous soumet le point de vue suivant :
Si ce projet de loi parvient à survivre aux contestations pour empiétement dans un champ de compétence provinciale, les syndicats de l’ensemble du pays en contesteront certainement la constitutionnalité parce qu’il viole sérieusement la liberté d’association protégée par la Charte en empêchant les syndicats d’agir collectivement en toute équité.
Dans une série de décisions récentes, la Cour suprême du Canada a affirmé que la liberté d’association garantie par l’alinéa 2d) de la Charte a une vaste portée et qu’elle doit être interprétée de manière généreuse et téléologique.
Qui plus est, il est clair que l’alinéa 2d) accorde une protection constitutionnelle au processus de négociation collective.
La Cour suprême du Canada a confirmé que si le gouvernement entrave de façon substantielle la capacité des membres d’un syndicat de participer à une négociation collective, il contrevient à l’alinéa 2d) de la Charte.
Cette protection a pour but d’assurer une certaine égalité dans le pouvoir de négociation des employeurs et des employés, et cet équilibre peut être brisé de différentes manières.
(2020)
[Français]
La Fédération autonome de l’enseignement avait également des inquiétudes à partager quant à la constitutionnalité du projet de loi, et je cite :
La liberté d’association est consacrée aux articles 2d) de la Charte canadienne et 3 de la Charte québécoise. L’exercice de cette liberté implique l’absence d’entraves dans les décisions et la gestion interne de l’organisation syndicale. Or, en exigeant la divulgation publique d’informations stratégiques, le gouvernement fédéral s’ingère dans les activités des organisations syndicales en leur imposant quels renseignements doivent être rendus publics et la forme que cette divulgation doit prendre. Cette exigence, unique en son genre, faut-il le rappeler, a pour effet d’affaiblir les organisations syndicales dans leur rapport avec l’employeur et de brimer la liberté d’association en exigeant que l’ensemble des activités et dépenses de l’organisation soit rendu public.
Honorables sénateurs, ces déclarations sont claires, le projet de loi C-377 ne passera pas le test de la constitutionnalité de la Charte canadienne des droits et libertés. Encore une fois, la Cour suprême du Canada se penchera sur la constitutionnalité d’un projet de loi du gouvernement Harper, et cela engendrera, encore une fois, des coûts importants pour les contribuables.
Honorables sénateurs, j’aimerais rappeler à cette Chambre que, en vertu de l’article 52-1 de la Loi constitutionnelle de 1982, la Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. Le Parlement du Canada se doit donc de respecter cette disposition lorsqu’il adopte un projet de loi. Ignorer les experts, ignorer les faits, ignorer la doctrine et ignorer la jurisprudence ne feront qu’engendrer des coûts importants pour tous les Canadiennes et Canadiens. Ces coûts sont irresponsables et injustes.
J’aimerais terminer ce discours en vous lisant des extraits d’une lettre provenant de l’honorable Francine Landry, ministre de l’Éducation postsecondaire, de la Formation et du Travail et ministre responsable de la Francophonie du Nouveau-Brunswick, qui résume très bien le problème en ce qui a trait au projet de loi, et je cite :
En réaction au rétablissement du projet de loi C-377, Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu (exigences applicables aux organisations ouvrières), le gouvernement du Nouveau- Brunswick tient à réitérer ses inquiétudes en ce qui concerne cette initiative.
Le gouvernement du Nouveau-Brunswick est préoccupé par les exigences en matière de divulgation financière envisagées par le projet de loi car, à notre avis, l’administration interne des affaires syndicales est une question qui relève essentiellement du syndicat et de ses membres. La question de la divulgation de renseignements financiers par les syndicats est traitée dans la Loi sur les relations industrielles du Nouveau-Brunswick, qui comprend une disposition sur la responsabilité financière visant à s’assurer que les syndicats font preuve de transparence fiscale à l’égard de leurs membres. En vertu de cette disposition, les syndiqués peuvent demander une copie des états financiers vérifiés confirmant que les fonds syndicaux sont correctement gérés et administrés. La Commission du travail et de l’emploi a le pouvoir de faire appliquer la disposition, au besoin […]
[Traduction]
Son Honneur la Présidente intérimaire : Sénatrice Jaffer, désirez- vous qu’on vous accorde plus de temps?
La sénatrice Jaffer : Puis-je avoir cinq minutes de plus?
Des voix : D’accord.
[Français]
La sénatrice Jaffer : Merci.
[…] Les dossiers du Nouveau-Brunswick révèlent qu’aucune plainte n’a été déposée auprès de la Commission au cours des quatre dernières années, et que très peu ont été soumises à l’arbitrage. Ces données confirment que les protections déjà prévues dans la loi du Nouveau-Brunswick répondent aux attentes des syndiqués, et semblent indiquer que les principes démocratiques sur lesquels reposent les structures syndicales permettent de répondre efficacement aux normes de reddition de comptes et de transparence exigées par les syndiqués.
La réglementation du droit du travail, y compris la gouvernance des syndicats, relève de la compétence des provinces. Il est bien établi, depuis la décision du Conseil privé dans l’affaire Snider (1925), que les relations de travail relèvent de la compétence des provinces. Le projet de loi C-377 met l’accent sur l’imposition d’obligations de déclaration aux syndicats, plutôt que sur la gestion du système fiscal fédéral. Comme il est mentionné ci-dessus, le Nouveau-Brunswick a déjà des dispositions législatives efficaces qui régissent la question couverte dans le projet de loi.
Nous avons consulté des syndicats des secteurs public et privé au Nouveau-Brunswick, et ils ont tous exprimé des préoccupations à propos des répercussions potentielles du projet de loi C-377. Voici quelques-unes de ces préoccupations :
Répercussions sur les droits constitutionnels clés :
droit à la protection des renseignements personnels […];
les droits garantis par la Charte […].
Important fardeau administratif et financier en raison de la production de rapports détaillés, tel qu’exigé par le projet de loi, surtout pour les petites sections locales.
[…]
En tant que ministre provinciale du Travail, et eu égard aux préoccupations que j’ai exprimées ci-dessus, je recommande fortement que ce projet de loi ne soit pas adopté.
[Traduction]
Honorables sénateurs, ensemble, nous pouvons rejeter ce projet de loi parce qu’il ne relève pas de notre compétence; il s’agit plutôt d’une compétence provinciale. Je vous remercie.
(Sur la motion du sénateur D. Smith, le débat est ajourné.)