1re Session, 42e Législature,
Volume 150, Numéro 99
Le mardi 28 février 2017
L’honorable George J. Furey, Président
Le Code canadien du travail
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Suite du débat
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénatrice Bellemare, appuyée par l’honorable sénateur Harder, C.P., tendant à la troisième lecture du projet de loi C-4, Loi modifiant le Code canadien du travail, la Loi sur les relations de travail au Parlement, la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et la Loi de l’impôt sur le revenu.
L’honorable Mobina S.B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-4, Loi modifiant le Code canadien du travail, la Loi sur les relations de travail au Parlement, la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et la Loi de l’impôt sur le revenu.
S’il est adopté, le projet de loi C-4 abrogera plusieurs dispositions problématiques des projets de loi C-37 et C-525. Comme les sénateurs s’en souviennent, le Sénat a étudié minutieusement ces projets de loi et ceux-ci lui ont posé de nombreux problèmes.
J’appuie le projet de loi dont nous sommes saisis pour deux raisons. D’abord, il rétablit l’équilibre dans le régime de travail fédéral et, ensuite, il rétablit la constitutionnalité de nos lois sur le travail.
J’aimerais commencer par citer les propos tenus par Hassan Yussuff, président du Congrès du travail du Canada, lorsqu’il a comparu devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles :
Des études, des consultations et des délibérations approfondies ont toujours créé de la stabilité, de la prévisibilité et un équilibre dans le régime fédéral de relations de travail. Les projets de loi C-377 et C-525 menacent de miner cette réalisation.
En particulier, le projet de loi C-377 prenait les syndicats à partie, et les affaiblissaient en imposant des conditions de reddition de comptes si exigeantes que cela gênait leur capacité de fonctionner. Le projet de loi obligeait aussi les syndicats à rendre publique toute information concernant leurs actions en cours et leurs membres. Cette exigence est particulièrement préoccupante, étant donné qu’elle amenait les gens à craindre d’être remarqués et touchés par cette reddition de comptes, surtout que cela les obligeait à divulguer toute activité politique. Si un syndicat ne se pliait pas à ces lourdes exigences redditionnelles, il pouvait se voir imposer une amende très salée.
Cette mesure législative n’était pas nécessaire. Lorsque le projet de loi a été adopté, l’article 110 du Code canadien du travail exigeait déjà que les syndicats fournissent des états financiers à leurs membres sur demande, et ce, gratuitement. Cette mesure ne visait pas à accroître la transparence puisque cette notion était déjà présente dans la loi.
Au contraire, le projet de loi C-377 cherchait à miner les syndicats. En effet, il a créé des processus de reddition de comptes si exigeants qu’il a nui à la capacité des syndicats de fonctionner et a favorisé un climat de peur pour les membres potentiels, qui risquaient de voir leur information personnelle dévoilée au grand jour.
Pour sa part, le projet de loi C-525 a remplacé, aux fins de l’accréditation et de la révocation de l’accréditation des syndicats, l’ancien système de vérification des cartes par un vote secret obligatoire. Le gouvernement précédent soutenait que cette modification était nécessaire parce que plusieurs plaintes avaient été formulées au sujet de l’intimidation de la part de syndicats.
Aucun intervenant fédéral n’a cependant dit que l’intimidation était un problème. De plus, seulement deux cas d’intimidation par des syndicats ont été signalés entre 2004 et 2014. Le projet de loi C- 525 a permis la mise sur pied d’un système qui n’a fait qu’affaiblir les syndicats. Lorsque Patricia Hajdu, ministre de l’Emploi, du Développement de la main-d’œuvre et du Travail, a comparu devant le comité, elle nous a dit que son ministère avait conclu que le vote secret obligatoire engendrait une baisse du taux de syndicalisation. Le seuil permettant de déclencher un vote de révocation est passé de la majorité à seulement 40 p. 100 des travailleurs, ce qui menace les syndicats puisque la révocation de leur accréditation est maintenant beaucoup plus facile.
Honorables sénateurs, les restrictions que ces deux projets de loi ont imposées aux syndicats étaient injustes et inutiles. Je me réjouis du fait que le projet de loi C-4 rétablira l’équilibre au sein du régime de travail fédéral et éliminera les restrictions excessives imposées aux activités des syndicats.
Pour conclure, j’aimerais citer M. Yussuff encore une fois :
Honorables sénateurs, le régime de relations de travail que permettra de rétablir le projet de loi C-4 a évolué au fil des décennies et a généralement bien fonctionné dans l’administration fédérale. Il a contribué à la stabilité et à la prévisibilité des relations de travail fédérales. La vaste majorité des conventions négociées et renégociées sont signées sans arrêt de travail. Il s’agit d’une réalisation importante dans le régime que nous avons établi.
Honorables sénateurs, comme je l’ai indiqué auparavant, j’appuie le projet de loi C-4 parce qu’il rétablit la constitutionnalité de notre législation sur les relations de travail. Il abroge notamment des articles du projet de loi C-317 qui étaient manifestement inconstitutionnels. Premièrement, le projet de loi C-377 empiétait sur les compétences provinciales en matière de relations de travail, sans aucune forme de consultation ni de consentement des provinces.
Honorables sénateurs, nous vivons dans une fédération, et le fédéralisme est un régime politique qui correspond à la nature du Canada. Notre pays est très différent d’un endroit à l’autre. Les provinces ont leurs caractéristiques propres, et c’est la raison pour laquelle les Pères de la Confédération ont choisi de partager certains champs de responsabilités entre les échelons fédéral et provincial.
Les relations de travail font partie des domaines à responsabilités partagées. La Constitution prévoit que seulement deux catégories de relations de travail sont de compétence fédérale : celles du secteur public fédéral et celles des entreprises de compétence fédérale.
L’article 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 prévoit que toutes les autres relations de travail relèvent des provinces. Le projet de loi C-377, que le projet de loi C-4 abrogera, empiétait nettement sur les compétences des provinces.
Selon le professeur Bruce Ryder, de l’Université York, qui a comparu devant le Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, moins de 10 p. 100 des syndicats sont de compétence fédérale. Donc, le fait de légiférer dans un domaine qui relève à 90 p. 100 des provinces, sans les consulter ni obtenir leur consentement, est inconstitutionnel.
Lorsque le projet de loi C-377 a été débattu, en 2015, le gouvernement précédent a essayé d’éviter la question de la constitutionnalité en déclarant que le projet de loi modifiait la Loi de l’impôt sur le revenu et en invoquant le pouvoir fédéral de légiférer dans ce domaine. J’ai rejeté ce raisonnement, à l’époque, et je le rejette encore aujourd’hui. J’ai dit que, pour déterminer la constitutionnalité d’une loi, on devait s’appuyer sur la doctrine de l’essence de cette loi, c’est-à-dire que ce sont les caractéristiques principales de la loi qui en déterminent la nature. Par conséquent, étant donné le partage des compétences, les tribunaux doivent examiner la raison d’être d’un projet de loi pour déterminer s’il intervient dans les compétences fédérales ou provinciales. Des associations de juristes d’un peu partout au Canada ont déclaré publiquement que la substance du projet de loi C-377 ne faisait pas partie des compétences fédérales.
Le Barreau du Québec a notamment déclaré ceci :
Un problème d’autant plus sérieux est posé par l’objet du projet de loi, car ce dernier vise à encadrer les organisations syndicales à l’échelle du Canada. Un tel but tombe sous l’égide des relations de travail, une compétence qui a été dévolue aux provinces par le biais de l’interprétation jurisprudentielle au paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, et ce, depuis la célèbre décision rendue par le comité judiciaire du Conseil privé en 1925.
Je me réjouis donc du fait que le projet de loi C-4 abroge les dispositions inconstitutionnelles. La ministre Patty Hajdu a très bien résumé cet enjeu lorsqu’elle a témoigné devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Je la cite :
[…] la constitutionnalité est importante parce que nous vivons dans un pays qui croit au fédéralisme. Nous vivons dans un pays qui soutient le droit des provinces d’administrer leurs propres lois et champs de compétence. Donc, c’est un enjeu constitutionnel.
Il convient aussi de souligner que le projet de loi C-377 est inconstitutionnel pour une autre raison. En effet, il contrevient à l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui dit ceci :
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication […]
Honorables sénateurs, comme les organisations ouvrières sont déjà tenues de communiquer leurs états financiers aux syndiqués, rien ne justifie les exigences de déclaration élargies prévues par le projet de loi C-377. En fait, rien ne justifie qu’on exige que les propos politiques tenus par les syndicats et leurs membres soient publiés sur un site Web du gouvernement.
Il est problématique d’exiger que les syndicats divulguent ces renseignements à propos de leurs membres, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, le fait de rendre publics les gestes d’un travailleur comporte des risques pour le travailleur, puisque cette divulgation peut avoir des répercussions. De plus, d’après le commissaire à la protection de la vie privée, si on exige la divulgation de renseignements aussi sensibles, on enfreint les droits des syndiqués à la vie privée.
Deuxièmement, la Charte dit ceci :
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
d) liberté d’association.
Selon l’Association du barreau canadien, le projet de loi C-377 porte atteinte à la liberté d’association des syndicats. En effet, elle a écrit ce qui suit dans la lettre qu’elle a envoyée au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles : « Ce projet de loi brime les syndicats parce qu’il rend les exigences si difficiles à respecter quant aux renseignements à déclarer qu’il nuit à leur fonctionnement. »
Autrement dit, les exigences déraisonnables en matière de divulgation compliqueraient beaucoup le fonctionnement quotidien des syndicats, et c’est d’autant plus vrai que les grands syndicats font de nombreuses opérations financières impliquant de fortes sommes.
Dans la mesure où le projet de loi C-377 comportait autant de problèmes, je vois d’un bon œil l’abrogation de ces dispositions par le projet de loi C-4. Ce dernier tient compte des graves problèmes associés aux anciennes dispositions et vise à rétablir la constitutionnalité du droit canadien en matière de travail.
Honorables sénateurs, comme je l’ai déjà dit, j’appuie le projet de loi C-4 pour deux raisons : premièrement parce qu’il rétablit l’équilibre dans la législation fédérale en matière de travail et, deuxièmement, parce qu’on revient ainsi aux valeurs mêmes qui définissent le Canada, c’est-à-dire le respect du fédéralisme, de la Constitution et des droits de tous les Canadiens.
Moi qui suis avocate, je me réjouis du retour à ces principes essentiels. Il incombe aux sénateurs de permettre aux Canadiens d’user de leurs libertés d’expression et d’association, et non de les en empêcher.
Honorables sénateurs, je vous invite instamment à appuyer, comme moi, le projet de loi C-4.