1re Session, 42e Législature,
Volume 150, Numéro 105

Le mardi 28 mars 2017
L’honorable George J. Furey, Président

La Loi sur la citoyenneté

Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Motion d’amendement—Suite du débat

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer l’amendement de la sénatrice McCoy au projet de loi C-6. Je la remercie de cet amendement et je remercie aussi la sénatrice Omidvar de tout son travail par rapport à ce projet de loi.

Je n’expliquerai pas le détail technique du projet de loi, qui a déjà été bien expliqué par la sénatrice McCoy, le sénateur Pratte et la sénatrice Omidvar. Je vais plutôt parler du bien-fondé de l’amendement et expliquer en quoi celui-ci est nécessaire pour rétablir l’intégrité des valeurs canadiennes.

Si je suis en faveur de l’amendement, c’est parce que, lors de l’étude du projet de loi au comité, j’ai pu voir plusieurs valeurs canadiennes incarnées dans le projet de loi C-6 : la primauté du droit, la justice fondamentale et l’égalité pour tous les Canadiens.

L’amendement concorde avec les valeurs mêmes que représente le projet de loi C-6. En corrigeant un élément problématique dans nos lois en matière de citoyenneté, il rétablira l’intégrité de notre système. Pour comprendre pourquoi cette modification est si importante, il faut d’abord comprendre ce qui rend l’amendement nécessaire en premier lieu.

Notre citoyenneté est l’un de nos droits les plus précieux en tant que Canadiens. Avant l’adoption du projet de loi C-24, de nombreuses mesures de protection entouraient le processus de révocation. Si le ministre de l’Immigration avait des motifs raisonnables de croire qu’une personne avait obtenu sa citoyenneté par la voie d’une fausse déclaration ou de fraude ou en dissimulant sciemment des faits essentiels, la personne était protégée par un système de mesures de protection.

Avant l’adoption du projet de loi C-24, le cas de cette personne aurait d’abord été traité par le ministre ou son délégué, puis examiné par la Cour fédérale, avant de finalement être confié au gouverneur en conseil. Ces freins et contrepoids reflétaient l’intégrité de notre système, reconnaissant que la citoyenneté est l’un des droits les plus importants au Canada.

Tout cela a changé avec l’adoption du projet de loi C-24. Le projet de loi a changé le système de telle sorte que seuls le ministre ou un fonctionnaire qui le représente peuvent prendre la décision de révoquer la citoyenneté d’une personne. Il est impossible de faire appel. Il n’y a aucune place pour la compassion ou les motifs humanitaires. Le système ne prévoit aucune procédure régulière. Par conséquent, des Canadiens se voient nier leur droit d’être traités en toute intégrité et dans le respect des principes de la justice fondamentale.

Les Canadiens n’ont pas le droit de faire appel.

Honorables sénateurs, ce n’est pas la première fois que des gens se voient refuser le droit d’être entendus ou de bénéficier d’une procédure régulière. Il y a 30 ans, en 1985, nous nous sommes retrouvés dans la même situation lors d’une affaire soumise à la Cour suprême, connue sous le nom de Singh c. Canada.

Harbhajan Singh est arrivé au Canada en compagnie de plusieurs autres réfugiés cherchant à obtenir l’asile, après avoir fui les persécutions dans leur pays. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration de l’époque a refusé de leur accorder la résidence permanente et leur a dit qu’ils n’avaient pas le droit d’être entendus.

La Cour suprême a été très claire dans sa décision concernant cette affaire. L’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés accorde à tout le monde un droit que l’on appelle la justice fondamentale. Dans l’affaire Singh, le droit à la justice fondamentale signifie que le principal intéressé avait le droit inaliénable de plaider sa cause et de prendre connaissance du dossier de la preuve retenue contre lui. Les juges ont statué qu’il avait le droit d’être entendu, vu « la nature des droits en cause et […] la gravité des conséquences pour les personnes concernées ».

Le sénateur Harder, qui est leader du gouvernement au Sénat, pourrait beaucoup nous renseigner à ce sujet puisqu’il a été l’architecte de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Il pourrait attester de l’importance de pouvoir être entendu en personne devant un tribunal indépendant.

L’arrêt Singh, par lequel les tribunaux ordonnaient des audiences, a totalement paralysé le système d’octroi d’asile. Les conséquences de cet arrêt devaient se faire sentir pendant de nombreuses années. J’en sais quelque chose puisque, comme avocate spécialisée en droit de l’immigration, j’ai participé étroitement au processus avant et après l’arrêt Singh. Ainsi, Citoyenneté et Immigration Canada invoque désormais le principe de justice naturelle comme fondement des lignes directrices régissant ses opérations quotidiennes. Le ministère énonce en effet que :

Les principes de justice naturelle visent à protéger les personnes dans leurs interactions avec l’État. Ces principes précisent que chaque fois que les droits, privilèges ou intérêts d’une personne sont en jeu, il y a un devoir d’agir selon une procédure équitable.

Les concepts de justice fondamentale et de justice naturelle influencent même les décisions des tribunaux aux termes du projet de loi C-24. Dans l’affaire dont a été saisie récemment la Cour fédérale, soit l’affaire Monla c. Canada (Citoyenneté et Immigration), le juge Zinn a rendu un verdict favorable à Mohamad Raafat Monla en faisant valoir que la révocation de la citoyenneté au motif qu’elle aurait été acquise au moyen d’une fausse déclaration était inconstitutionnelle en l’absence de procédure équitable.

En dépit de l’arrêt Singh, de la jurisprudence qui s’en est suivie et de sa reconnaissance par le gouvernement, nous nous retrouvons dans la situation où des Canadiens se voient privés du droit à la justice fondamentale et à la justice naturelle. En fait, les droits juridiques mis en péril par le projet de loi C-24 et désormais par le projet de loi C-6 dépassent largement ceux qui avaient été examinés dans l’affaire Singh. Plutôt que simplement refuser l’accès à la citoyenneté canadienne, le projet de loi C-24 va jusqu’à la révoquer sans aucune application régulière de la loi.

En étudiant cet amendement, honorables sénateurs, nous devrions nous rappeler les leçons tirées de l’affaire Singh.

En ce moment, les résidents permanents et les réfugiés ont droit à une audience, alors que les citoyens canadiens n’y ont pas droit. En effet, les citoyens canadiens n’ont pas droit à une procédure équitable.

Honorables sénateurs, l’article 15 de la Charte prévoit que la loi ne fait acception de personne et qu’elle s’applique également à tous, et que tous doivent bénéficier de l’application régulière de la loi, peu importe leur origine ou la façon dont ils deviennent citoyens. Errol Mendes, professeur à l’Université d’Ottawa, a dit ce qui suit à ce sujet :

Étant donné que les citoyens ont des droits consacrés que les résidents permanents et les réfugiés n’ont pas, comme ceux qui se trouvent à l’article 6, qui porte sur le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir, et les droits démocratiques les plus fondamentaux qui se trouvent à l’article 3, ils ont un droit encore plus légitime à la justice procédurale que tout autre groupe de la population.

En effet, ces droits ne sont même pas assujettis à la disposition de dérogation. Dans ce cas-ci, comment peut-on justifier d’accorder moins de droits aux citoyens qu’à n’importe quel autre Canadien?

Permettre la révocation sans permettre la tenue d’une audience rend certains citoyens canadiens plus vulnérables que d’autres Canadiens. Honorables sénateurs, le projet de loi C-6, dans sa forme actuelle, ne rétablit pas entièrement l’intégrité et la constitutionnalité de notre système d’immigration. En effet, il reste des enjeux constitutionnels importants à régler.

Je crois que l’amendement de la sénatrice McCoy complète le tout. Je la remercie de l’avoir proposé. Il confère au projet de loi l’intégrité à laquelle s’attendent tous les Canadiens. L’amendement permettra aux Canadiens de bénéficier de l’application régulière de la loi lorsque leur citoyenneté est menacée en leur donnant le droit de faire appel devant la Cour fédérale.

Le fait que l’on ait choisi la Cour fédérale n’est pas anodin. Exception faite de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, c’est l’un des seuls endroits où une personne peut être sûre que son audience sera impartiale. Lorne Waldman, un avocat qui a comparu devant le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, a affirmé ceci :

Le mieux serait de confier ce type d’affaires à un tribunal indépendant, la CISR en l’occurrence, mais nous ne pouvons pas prévoir cela dans le cadre d’un amendement au projet de loi. Il nous faut, en effet, introduire la possibilité d’une audience et, en l’état actuel de la situation, une audience indépendante ne peut avoir lieu que devant la Cour fédérale.

(1510)

Josh Patterson, directeur général de la B.C. Civil Liberties Association, a abondé dans le même sens en disant :

À notre avis, il faudrait rétablir le droit à une audience devant un organe judiciaire indépendant. Le ministre ne peut être la seule entité à prendre une décision aussi importante qui touche si profondément les droits de certaines personnes — puisqu’il s’agit de leur appartenance même à notre pays.

Cet amendement fait aussi en sorte que le processus soit juste, puisque le ministre devra donner aux citoyens les motifs et les justifications de la révocation de leur citoyenneté. Ainsi, les citoyens sauront à quoi s’attendre au tribunal.

Honorables sénateurs, l’autre point très troublant au sujet du projet de loi C-6 est qu’il ne permet pas aux gens d’invoquer des raisons d’ordre humanitaire pour expliquer pourquoi il ne faudrait pas révoquer leur citoyenneté. Le processus de détermination du statut de réfugié comprend une démarche très longue dans laquelle le réfugié, même un demandeur débouté, peut faire valoir des considérations d’ordre humanitaire pour justifier pourquoi il devrait vivre dans notre pays.

Aux termes du projet de loi C-6, le ministre n’a pas à tenir compte des raisons humanitaires. En application du projet de loi C-24, il y a déjà eu des cas où la personne désignée par le ministre pour examiner de tels cas a affirmé qu’elle n’avait pas à se pencher sur les raisons humanitaires.

Honorables sénateurs, je tiens à porter une histoire à votre attention afin d’expliquer pourquoi c’est si important. Ne pas tenir compte des raisons humanitaires peut avoir des conséquences dévastatrices sur la vie des gens, des gens qui, tout compte fait, estiment qu’ils sont réellement Canadiens.

Lorsque nous avons examiné le projet de loi à l’étape de l’étude en comité, nous avons entendu l’histoire de deux enfants dont la citoyenneté a été révoquée pour des raisons indépendantes de leur volonté. Les parents de ces enfants avaient fait de fausses déclarations dans leur demande de citoyenneté. Cependant, compte tenu de leur âge, les enfants n’étaient nullement conscients de ce qu’avaient fait leurs parents. Ils ont perdu leur citoyenneté 15 années plus tard. Au bout du compte, ces enfants étaient des Canadiens. Ils ont grandi au Canada. Ils ont fréquenté l’école et l’université au Canada. C’étaient, effectivement, des enfants canadiens. Ils étaient établis au Canada et avaient de très bons emplois.

La révocation de leur citoyenneté a eu sur eux un effet dévastateur. Ces jeunes ont tous deux perdu un très bon emploi puisqu’ils n’étaient plus autorisés à voyager munis d’un passeport canadien, leur travail exigeant qu’ils se déplacent. Tous les deux avaient un emploi exigeant qu’ils voyagent à l’étranger.

Ces deux jeunes se sont également retrouvés avec pratiquement aucune perspective d’emploi dans leur domaine, puisque la révocation les empêchait d’obtenir la citoyenneté pendant 10 ans.

Ces enfants étaient complètement innocents. Ils ont grandi au Canada et ont travaillé très fort. C’est le genre de cas qui est visé au moment de prendre en compte des motifs d’ordre humanitaire, et je crois que, si leur cas avait été soumis aux tribunaux, ils auraient recouvré leur citoyenneté. Cependant, les mesures législatives actuelles, c’est-à-dire les projets de loi C-24 et C-6 que nous étudions actuellement, ne nous permettent pas de prendre des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire.

Honorables sénateurs, la possibilité de prendre des mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire permettra d’éviter à l’avenir ce genre de situation, où des gens perdent leur citoyenneté alors qu’ils sont innocents.

C’est pourquoi l’amendement présenté par la sénatrice McCoy est important. Honorables sénateurs, unissons-nous pour améliorer le projet de loi C-6 et adopter l’amendement. Nous sommes, en tant que sénateurs, les gardiens de notre Constitution. Les principes de la justice fondamentale et de la justice naturelle sont enchâssés dans notre Constitution, et celle-ci prévoit explicitement que tous les Canadiens sont égaux devant la loi. Par conséquent, j’approuve cet amendement, qui nous donne l’occasion de rétablir l’intégrité et le caractère constitutionnel de notre loi sur la citoyenneté.