1re Session, 42e Législature
Volume 150, Numéro 153
Le mardi 31 octobre 2017
L’honorable George J. Furey, Président
La surreprésentation croissante des femmes autochtones dans les prisons canadiennes
Interpellation—Suite du débat
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur l’interpellation de l’honorable sénatrice Pate, attirant l’attention du Sénat sur la situation actuelle des personnes qui comptent parmi les plus marginalisées, victimisées, criminalisées et internées au Canada, et plus particulièrement sur la surreprésentation croissante des femmes autochtones dans les prisons canadiennes.
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Votre Honneur, avec votre permission et celle du Sénat, je vais prendre la parole tout en restant assise.
Comme vous pourrez le constater, le débat avait été ajourné au nom de la sénatrice Lankin. Elle a gentiment accepté que je prenne la parole maintenant. Ensuite, l’ajournement du débat restera au nom de la sénatrice Lankin.
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour parler de l’interpellation lancée par la sénatrice Pate sur la surreprésentation des femmes — et particulièrement des femmes autochtones — dans les prisons canadiennes.
Avant de commencer, je tiens à remercier la sénatrice Pate d’avoir lancé cette interpellation. Elle travaille depuis plus de 30 ans sur des enjeux liés aux droits des prisonniers, et particulièrement des prisonnières autochtones.
La sénatrice Pate comprend réellement les difficultés auxquelles ces femmes font face. Je suis heureuse de voir cette interpellation témoigner aujourd’hui de son expérience.
J’en parle à cause de la situation catastrophique dans laquelle les femmes autochtones se trouvent dans le système carcéral. Celles-ci représentent actuellement jusqu’à 36 p. 100 des femmes incarcérées dans des prisons fédérales, alors qu’elles ne constituent que 2 à 3 p. 100 de la population canadienne. Quatre-vingt-onze pour cent des femmes qui purgent des peines fédérales de deux ans ou plus ont des antécédents de violence physique ou sexuelle.
C’est inacceptable. Ces femmes sont privées de leur culture, de leur famille et de leur collectivité. Au lieu de guérir, d’apprendre et de travailler comme des égales parmi les leurs, ces femmes perdent tout espoir d’un avenir meilleur. Voilà pourquoi j’ajoute ma voix à celle de la sénatrice Pate pour demander que les choses changent.
À titre de parlementaire, j’estime qu’il est de mon devoir de dénoncer les inégalités auxquelles font face ces femmes et de faire ressortir les facteurs qui les ont causées. En l’occurrence, toutefois, il n’y a pas de cause unique expliquant la surreprésentation des femmes autochtones dans le système carcéral. On parlerait plutôt de causes diverses, dont la race, la pauvreté, une scolarisation moindre, l’inégalité des sexes, la perte d’identité et les abus, autant de facteurs dont sont victimes les femmes autochtones. Pris ensemble, ils les placent dans une situation particulièrement désavantageuse qui les amène à se retrouve plus souvent devant les tribunaux.
C’est aussi vrai pour les immigrantes. Tout comme les femmes autochtones, elles se débattent souvent dans des difficultés liées à la race, à la pauvreté, à un faible niveau de scolarité, à l’inégalité des sexes et aux abus et sont, pour ces raisons, incarcérées de façon disproportionnée. Pour illustrer le parallèle entre les immigrantes et les femmes autochtones, j’aimerais vous raconter l’histoire de deux femmes qui ont été marginalisées, maltraitées et considérées comme des criminelles par le système judiciaire.
D’abord, il y a Fliss Cramman, dont le sénateur Oh a parlé lorsqu’il a présenté sa proposition d’amendement au projet de loi C-6, au printemps. Dans son discours, le sénateur a fait état des difficultés auxquelles Fliss avait eu à faire face lorsqu’elle a voulu obtenir la citoyenneté. J’aimerais mettre l’accent sur ce qui s’est passé après, lorsque le système judiciaire n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire pour elle.
Fliss est née en Grande-Bretagne, mais elle est arrivée au Canada à l’âge de 8 ans. Son père l’a placée en famille d’accueil lorsqu’elle a eu 11 ans; elle est alors devenue une pupille de l’État. Comme le projet de loi C-6 n’avait pas encore été adopté à cette époque, elle n’a pas pu obtenir la citoyenneté canadienne de manière indépendante. Elle est par la suite devenue de plus en plus marginalisée, elle a été victime de violence sexuelle pendant des années et elle a fini par souffrir de douleurs chroniques et de pharmacodépendance. Après un certain temps, son désespoir l’a menée à participer à un stratagème de vente de drogues sur une page Facebook, une entreprise qui lui a valu une condamnation en 2014 et une peine d’emprisonnement de 27 mois.
À la suite de cette condamnation, l’Agence des services frontaliers du Canada a pris des mesures pour la renvoyer en Grande-Bretagne, même si elle n’y avait pas vécu depuis sa tendre enfance et même si elle avait quatre petites filles ici, au Canada. Lorsqu’elle a dû être opérée d’urgence pour une perforation intestinale, en août 2016, sa situation a encore empiré. Fliss était tout juste vivante, incapable de bouger et souvent rendue inconsciente par la douleur, mais l’Agence des services frontaliers a décidé qu’il fallait la menotter à son lit d’hôpital et la garder sous surveillance pour éviter tout risque de fuite de sa part avant l’exécution de la mesure d’expulsion.
Fliss a été sauvée de cet horrible sort grâce à des demandes pressantes d’aide humanitaire, à une couverture médiatique sympathique à sa cause et aux témoignages sur ses troubles mentaux et ses problèmes de santé et de toxicomanie considérables.
Les efforts inlassables de ses médecins, de ses avocats et d’intervenants communautaires lui ont donné de l’espoir en un avenir meilleur. Sans leur aide, le système d’aide à l’enfance, le système judiciaire et le système d’immigration auraient condamné Fliss à être emprisonnée et expulsée du pays. Bien que les gens qui ont aidé Fliss aient fait un travail incroyable, notre système de justice n’aurait jamais dû la laisser tomber et elle n’aurait jamais dû se retrouver dans cette situation désespérée en premier lieu.
Mon deuxième exemple, qui concerne une femme uniquement connue sous le nom de « A », souligne encore plus l’importance de tenir compte des réalités des femmes défavorisées.
Lorsque « A » a été déclarée coupable d’un acte criminel et emprisonnée, elle a appris qu’elle n’était pas une citoyenne canadienne. Elle était plutôt une citoyenne du Royaume-Uni, sa famille ayant émigré de là-bas lorsqu’elle avait deux ans. Lorsque son père s’est établi au Canada avec sa famille, il n’a jamais demandé de citoyenneté canadienne pour celle-ci et a fini par l’abandonner.
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En raison de son statut d’immigration, « A » demeure détenue dans l’attente de son expulsion. Le Pakistan ne veut pas l’accepter, même si elle est née là-bas, parce que la région où elle est née faisait partie de l’Inde à l’époque. La Grande-Bretagne ne veut pas la recevoir non plus. « A » demeure donc apatride, éloignée de ses cinq enfants, dont trois sont autistes. Elle se trouve dans un vide juridique au sein d’un système qui ne lui laisse aucun espoir ni même aucune chance de réhabilitation ou de recours légal.
Que des histoires pareilles puissent se dérouler dans notre grand pays — qui se veut pourtant une société juste à l’égard des Premières Nations, des Métis et des Inuits — est inacceptable. Pourquoi interdit-on à ces femmes de contribuer de façon concrète, équitable et significative à l’ensemble de la société? Rien ne justifie que des femmes défavorisées deviennent des victimes, puis qu’elles soient criminalisées et ensuite abandonnées en prison. Cette injustice ne fait que nuire à notre société.
En 2010, le Bureau du directeur parlementaire du budget a établi le coût de détention d’une femme dans un pénitencier fédéral à 348 000 $ par année. L’emprisonnement de femmes adultes dans les pénitenciers fédéraux coûte à lui seul environ 235 millions de dollars par année.
Honorables sénateurs, nous devons réparer cette injustice et nous attaquer aux coûts humains, sociaux et fiscaux du système de justice pénale. Si nous soutenions les femmes qui arrivent de l’étranger plutôt que d’en faire des victimes, nous pourrions radicalement changer l’image du Canada. Si nous dépensions moins pour des prisons et pour l’incarcération et que nous investissions davantage dans les collectivités, dans les écoles, dans les soins de santé physique et mentale, dans la lutte contre la pauvreté, contre les iniquités raciales et sociales et contre l’itinérance, les injustices dont je viens de parler n’auraient peut-être jamais eu lieu. Au lieu d’être des détenues, les femmes en question auraient pu entreprendre une existence productive dans notre pays plein de diversité.
La sénatrice Pate nous a demandé de faire la lumière sur la réalité que vivent plusieurs de nos sœurs. Nous avons pour tâche de déceler et de nommer ces vérités et de poser des gestes, puisque c’est un privilège que nous avons tous au Sénat.
Honorables sénateurs, j’ai parlé brièvement de deux femmes dont la vie aurait pu et aurait dû être meilleure. Ensemble, nous pouvons faire la lumière sur les injustices qui mènent à la criminalisation et à l’emprisonnement de nos sœurs. Nous pouvons consacrer les ressources qu’il faudra pour créer une société juste et équitable. C’est pourquoi je soutiens l’interpellation de la sénatrice Pate. J’encourage tous les sénateurs à soutenir cet enjeu crucial.
(Sur la motion de la sénatrice Lankin, le débat est ajourné.)