1re Session, 42e Législature
Volume 150, Numéro 228
Le jeudi 20 septembre 2018
L’honorable George J. Furey, Président
Le Code criminel
La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Ajournement du débat
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi S-240, Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (trafic d’organes humains).
Je veux tout d’abord remercier la sénatrice Ataullahjan de son dévouement dans ce dossier et je veux souligner le leadership dont elle a fait preuve en soulevant cette importante question.
Le projet de loi S-240 modifie le Code criminel de façon à créer de nouvelles infractions relatives au trafic d’organes et de tissus humains. Il permet également au ministre de déclarer un résident permanent inadmissible s’il croit que cette personne a participé à des activités liées au trafic d’organes et de tissus humains.
Avant de poursuivre, je vais vous raconter l’histoire d’une jeune touriste qui visitait sa famille aux Philippines. Jane venait d’obtenir son diplôme universitaire en Australie et elle a décidé d’aller visiter les membres de sa famille aux Philippines. Dans un bar local, elle a rencontré un étranger qui paraissait bien et qui prétendait être un chef cuisinier; il insistait pour qu’elle l’accompagne à son restaurant afin de vivre une expérience culinaire nouvelle et passionnante.
Jane ne se souvient pas de grand-chose du reste de sa soirée. Elle se souvient qu’elle riait et qu’elle se disait que cet homme était gentil et généreux. Après son deuxième verre, elle a perdu connaissance.
Quand elle a repris conscience, elle était transie de froid et nue dans une baignoire remplie de glace. Elle a essayé de bouger, mais la douleur était terrible. Après avoir passé plusieurs minutes à tenter de sortir de la baignoire, elle s’est aperçue qu’elle avait une plaie sanglante et mal recousue sur le côté.
Près de la baignoire, quelqu’un avait placé un téléphone et une note qui disait : « Il vous faut immédiatement des soins médicaux ».
(1420)
Jane s’est fait voler un rein. Pour nombre de personnes qui, comme Jane, sont victimes du trafic d’organes humains, la réalité tourne au cauchemar en quelques secondes. Jane est chanceuse d’être en vie aujourd’hui.
Nombre de victimes du trafic d’organes disparaissent dans des circonstances suspectes, et leur corps est retrouvé plus tard, avec des organes internes en moins.
Honorables sénateurs, le trafic d’organes humains est un fléau qui touche nombre de pays en développement, où on trompe les gens pour les amener à vendre ou même à donner un rein ou un autre organe.
Ces organes sont vendus à des étrangers fortunés qui en ont désespérément besoin.
L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime décrit la situation de la façon suivante :
La situation désespérée dans laquelle se trouvent à la fois le receveur et le donneur crée des circonstances que peuvent exploiter les réseaux criminels internationaux de trafic d’organes. Le trafiquant exploite tant le donneur, qui cherche désespérément à améliorer sa situation économique et celle de sa famille, que le receveur, qui peut manquer d’options pour accroître sa qualité de vie ou son espérance de vie.
Honorables sénateurs, dans la plupart des pays, le don d’organes est réglementé de façon rigoureuse, mais le marché noir est toujours présent.
Les reins sont les organes les plus visés, puisqu’ils représentent 75 p. 100 du commerce illégal d’organes.
Selon les plus récentes données de l’Organisation mondiale de la Santé, 11 000 organes humains ont été obtenus sur le marché noir en 2010, et ce chiffre augmente constamment d’année en année. Par ailleurs, grâce aux améliorations apportées au système de don d’organes, le nombre de dons d’organes provenant de Canadiens décédés a augmenté au cours des dernières années.
Ainsi, on vend au moins un organe chaque heure, chaque jour de l’année.
Selon les Nations Unies, on compte chaque année environ 10 000 greffes de rein illégales dans le monde entier.
Partout dans le monde, des gens pauvres et désespérés vendent un rein pour 1 000 $, et parfois même pour seulement 500 $.
Toutefois, étant donné le manque d’organes vivants, et en particuliers de reins, les patients canadiens se tournent vers le commerce illégal d’organes dans des pays comme l’Inde, le Pakistan et les Philippines.
Honorables sénateurs, j’ai été vraiment stupéfaite de constater que le Canada compte parmi les 10 principaux importateurs d’organes au monde.
Selon les Nations Unies, citées sur le site web de Personnes en action contre la traite des personnes — Ottawa, ces pratiques se sont multipliées au cours des dernières décennies en raison de la demande croissante de donneurs vivants d’organes à des fins de transplantation.
Bien que certains pays d’Asie soient des destinations fréquentes pour l’obtention d’un organe sur le marché noir, ce crime n’est pas exclusif aux pays étrangers.
Je me souviens parfaitement bien avoir appris le décès de Kendrick Johnson en regardant les nouvelles, un soir. Son corps avait été trouvé sur la propriété d’une école de Georgie, en 2013. Le shérif local a rapidement déterminé que le décès était un accident insolite causé par suffocation parce que, à sa découverte, le corps était enroulé dans un matelas, dans le gymnase de l’école.
Les parents de Kendrick ont refusé d’accepter cette conclusion. Plusieurs mois après son décès, ils ont obtenu une ordonnance de la cour afin de faire exhumer le corps pour réaliser une autopsie indépendante.
Ce qu’on a alors découvert les a sidérés. Le corps était bourré de coupures de journaux. Il manquait le cerveau, le cœur, les poumons et le foie. On avait volé quatre organes majeurs à Kendrick Johnson. Il avait été tué dans sa ville natale, dans son quartier, et son corps a été découvert dans une propriété scolaire qui est pourtant un lieu sûr.
Il n’avait que 17 ans et on lui a enlevé la vie pour le crime insensé du trafic d’organes. Le meurtre de Kendrick Johnson prouve que le trafic d’organes peut se produire n’importe où, même ici.
Malheureusement, honorables sénateurs, les enfants vendus comme esclaves ou pour une vie d’abus sexuel sont également exploités pour leurs organes à des fins de profits. Parfois, le prélèvement d’organes d’enfants se produit aux endroits où l’on s’y attend le moins.
Établie à Zamora, au Mexique, la Casa de Mama Rosa était un orphelinat réputé et respecté. Tout cela a toutefois changé quand les autorités y ont fait une descente et découvert que plus de 500 enfants y étaient gardés contre leur gré, entassés dans des espaces insuffisants. L’orphelinat existait depuis 40 ans.
Après plusieurs appels téléphoniques suspects, les autorités se sont finalement décidées à mener une enquête. Elles ont découvert que, en plus d’imposer aux enfants des conditions de vie épouvantables, l’orphelinat était au cœur d’un trafic d’organes d’enfants.
La directrice de l’orphelinat, Mama Rosa, et huit autres adultes ont été accusés de maltraitance d’enfants. Non seulement les enfants vivaient dans un établissement résidentiel infesté de rats et d’insectes, des conditions de vie horribles, mais ceux qui avaient une famille étaient coupés de tout contact avec elle.
Les filles et les garçons souffraient de malnutrition sévère et étaient forcés de demander l’aumône dans les rues.
L’horreur allait encore plus loin. On a trouvé, dans un camion à crème glacée situé près de l’orphelinat, le corps gelé de fillettes et de garçonnets à qui il manquait des organes. Un orphelinat, un lieu fondé sur les œuvres charitables et sur l’objectif louable d’offrir à des enfants perdus un logis sûr et accueillant, était devenu un lieu où sévissaient famine, torture, prélèvement d’organes et meurtres.
Je suis horrifiée à l’idée que Mama Rosa pourrait avoir vendu les reins de l’un de ces enfants à un Canadien qui cherchait désespérément un nouveau rein. Ce riche patient pourrait l’avoir acheté sans s’informer de sa provenance, préférant nier la terrible vérité. C’est une réalité indéniable de l’industrie du trafic d’organes humains, un trafic totalement et moralement inacceptable.
Honorables sénateurs, les gens qui en profitent, ce sont les patients les plus riches qui ont les moyens d’acheter un rein, les médecins, les administrateurs d’hôpital et les trafiquants.
Comme la sénatrice Ataullahjan l’a dit pendant son discours :
[…] le trafic d’organes est l’exploitation des personnes pauvres, démunies, vulnérables et marginalisées de notre société. Les bénéficiaires sont des citoyens riches et influents de pays étrangers, majoritairement des pays occidentaux, qui devraient être tenus criminellement responsables.
Malheureusement, le trafic d’organes humains n’est pas considéré comme une question pressante, y compris ici, au Canada.
Je le répète, le projet de loi S-240 modifie le Code criminel pour ériger en infraction le trafic d’organes et de tissus humains.
Il confère également au ministre le pouvoir d’interdire de territoire un résident permanent s’il est d’avis que la personne s’est livrée à des activités liées au trafic d’organes ou de tissus humains.
Il est essentiel que le Canada fasse preuve de leadership en participant activement aux activités de détection, d’enquête et d’accusation visant les individus qui obtiennent un organe ou un tissu à des fins de greffe sur eux ou sur un tiers, surtout dans les cas où la personne qui a subi le prélèvement a été forcée de le faire et n’a pas donné de consentement éclairé.
En ce moment même, une autre personne a perdu un organe. C’est peut-être même un jeune enfant.
Pour cette raison, honorables sénateurs, je vous exhorte à voter sans délai en faveur du projet de loi S-240, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (trafic d’organes humains).
Je vous implore de penser à Jane, à Kendrick Johnson et à tous les autres jeunes et enfants qu’on charcute pour prélever leurs organes sans consentement et les donner à de riches individus sans scrupules.
Compte tenu du nombre croissant d’organes vendus et achetés sur le marché noir, nous devons lutter jusqu’à ce que tous les citoyens du monde soient protégés du trafic d’organes et jusqu’à ce que le Canada cesse de se classer parmi les 10 pays ayant le plus recours à cette pratique.
Honorables sénateurs, je tiens à remercier encore une fois la sénatrice Ataullahjan de son leadership dans ce dossier, et je vous demande humblement d’adopter rapidement le projet de loi afin qu’il soit renvoyé à la Chambre des communes et qu’il devienne loi. Nous ne pouvons plus fermer les yeux devant le trafic d’organes. Merci.
L’honorable Jane Cordy : Puis-je poser une question? Merci beaucoup. Je tiens d’abord à remercier la sénatrice Ataullahjan, qui a présenté le projet de loi au Sénat et au Comité des droits de la personne, où nous avons entendu des témoignages exceptionnels, surtout de la part de David Matas et de David Kilgour, qui sont des experts dans ce dossier.
Merci beaucoup, madame la sénatrice, de votre discours.
(1430)
Votre récit ressemble à de la science-fiction; malheureusement, il est vrai et il fait très peur.
On sait que des Canadiens vont à l’étranger — dans ce cas-ci en Chine — pour obtenir une transplantation et reviennent ensuite au pays. Il est évident que leur médecin de famille est au courant.
Avez-vous pensé à la responsabilité qui incombe au corps médical canadien de rapporter ces faits et, en particulier, le fait que des gens vont à l’étranger pour obtenir une transplantation et reviennent avec un nouveau rein? C’est ce que vous avez dit en premier lieu, je pense. Les médecins ont-ils le devoir de rapporter ces faits à un conseil médical ou autre instance?
La sénatrice Jaffer : Merci beaucoup, sénatrice. Je sais que le Comité des droits de la personne, où vous siégez, a entendu des témoignages de ce genre. Soixante-quinze pour cent des transplantations concernent le rein.
Je pense que le corps médical a une responsabilité et qu’il sera orienté à ce chapitre. À ce stade toutefois, il faut créer une infraction et prévoir ensuite d’autres mesures.
L’honorable Terry M. Mercer (leader adjoint des libéraux au Sénat) : L’une des solutions aux problèmes, sénatrice Jaffer, est qu’il y ait plus d’organes disponibles chez nous, par des moyens naturels. Permettez-moi tout d’abord de vous raconter une anecdote.
Lorsque je suis devenu directeur exécutif de la Fondation canadienne du rein en Nouvelle-Écosse, en 1978, la province n’avait pas de carte de don d’organes jointe au permis de conduire. J’ai mobilisé des bénévoles et nous en avons parlé au ministre des Transports. Si je vous raconte cette histoire, c’est que ce ministre siège aujourd’hui en cette Chambre. Il s’agit du sénateur McInnis, auquel j’en profite pour rendre hommage. Donc, lorsqu’il était ministre, il a accepté sans hésiter. Depuis, cette simple démarche qui a consisté à joindre une carte de don d’organes au permis de conduire a permis de sauver des centaines, voire des milliers de vies en Nouvelle-Écosse. Je vous invite à remercier le sénateur McInnis la prochaine fois que vous le verrez.
Durant le débat, a-t-il été question de continuer à faire de la promotion pour encourager les Canadiens à signer leur carte de don d’organes et faire en sorte que des dizaines de milliers d’organes sains puissent encore servir à la suite de morts naturelles?
La sénatrice Jaffer : Sénateur Mercer, vous abordez une question très importante. Ce genre de carte constitue un moyen proactif qui permet d’avoir accès à un nombre suffisant d’organes.
Comme je ne fais pas partie du Comité des droits de la personne, je ne peux malheureusement pas répondre à votre question, mais je suis certaine que d’autres pourront le faire à ma place. Merci.
(Sur la motion de la sénatrice Saint-Germain, le débat est ajourné.)