1re Session, 42e Législature
Volume 150, Numéro 258

Le jeudi 6 décembre 2018
L’honorable George J. Furey, Président

Projet de loi de 2017 sur la sécurité nationale

Deuxième lecture—Suite du débat

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Gold, appuyée par l’honorable sénatrice Moncion, tendant à la deuxième lecture du projet de loi C-59, Loi concernant des questions de sécurité nationale.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-59, Loi concernant des questions de sécurité nationale.

Avant de commencer, j’aimerais remercier le sénateur Gold de son discours informatif en qualité de parrain du projet de loi. Il a résumé les changements que le projet de loi C-59 apportera au système de sécurité nationale. Je suis convaincue que les objectifs de la mesure législative, comme le sénateur Gold l’a souligné, sont importants.

Lorsque le projet de loi C-51, la Loi antiterroriste, a été adopté en 2015, beaucoup de gens ont dénoncé le fait qu’il perturbait l’équilibre entre notre sécurité et la protection de nos droits. Au lieu d’assurer notre sécurité, une grande partie de la Loi antiterroriste a plutôt suscité la peur chez de nombreux Canadiens, qui se sont mis à craindre les organismes de sécurité nationale qui devraient nous protéger. En effet, la loi accordait à ces organismes le pouvoir de brimer nos droits fondamentaux tout en ayant très peu de comptes à rendre.

La peur était encore plus grande chez les communautés minoritaires. Après l’adoption du projet de loi C-51, j’ai reçu d’innombrables appels et courriels de la part de Canadiens qui craignaient que le SCRS ne les qualifie injustement d’extrémistes et qu’il les cible. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.

Compte tenu des pouvoirs de perturbation du SCRS et des mandats autorisant la violation de la Charte, sans oublier l’absence de mécanismes de reddition de comptes applicables à ces nouveaux pouvoirs, beaucoup de gens ont pensé que le SCRS pouvait désormais agir presque en toute impunité. Il faut faire quelque chose, et le projet de loi C-59 montre que le gouvernement tente de corriger la situation.

Honorables sénateurs, en étudiant ce projet de loi, nous devons nous demander si son libellé correspond à son esprit et à ses objectifs. En qualité de sénateurs à la Chambre de second examen objectif, c’est là une des plus importantes questions que nous pouvons poser.

Si un projet de loi présente des lacunes qui nuisent à son objectif ou qu’il comporte des dispositions qui vont à l’encontre de son esprit, nous, les sénateurs, avons le pouvoir de le réaligner sur l’objectif qu’il vise.

Si je prends la parole aujourd’hui, c’est parce que je ne crois pas que le projet de loi C-59 remplisse complètement son objectif de remédier au tort causé par la Loi antiterroriste. Dans sa forme actuelle, le projet comporte de graves lacunes qui fragilisent nos droits.

Même si j’aimerais parler de chaque lacune que j’ai relevée dans le projet de loi C-59, je ne pourrai pas le faire durant les 15 minutes dont je dispose aujourd’hui. Le projet de loi compte 160 pages, et je suis certaine que vous serez nombreux à parler des points que vous trouvez problématiques dans ce texte. Je vais plutôt consacrer mon temps de parole à deux éléments du projet de loi C-59 qui me semblent particulièrement problématiques.

Le premier concerne les mandats autorisant la violation de la Charte, qui font partie du pouvoir de perturbation du SCRS. En termes simples, la Loi antiterroriste oblige le SCRS à faire une demande de mandat s’il envisage de recourir à des mesures de perturbation qui sont contraires à la Charte des droits et libertés. Il est inquiétant que ce genre de mandats existent, d’autant plus qu’on les accorde au SCRS dans le cadre de procédures tenues à huis clos. Cela signifie qu’un agent du SCRS peut se voir accorder le pouvoir d’enfreindre nos droits sans que nous en soyons jamais informés. En fait, aucun avocat spécial ne serait présent durant les délibérations pour plaider en faveur de la protection de nos droits. Nous avons été plusieurs à réclamer qu’on limite le recours aux mandats autorisant la violation de la Charte dans le projet de loi C-59, mais le SCRS et le gouvernement ont tous deux maintenu qu’ils étaient nécessaires pour préserver la sécurité nationale.

Il y a un autre problème majeur dans le projet de loi C-59 : les définitions des termes « information accessible au public » et « ensemble de données accessible au public ». Il s’agit d’information et de données que le Centre de la sécurité des communications et le Service canadien du renseignement de sécurité seront en mesure de recueillir et de conserver. À première vue, les dispositions paraissent anodines, mais ce qui est considéré comme « accessible au public » a de quoi étonner.

Par exemple, tous renseignements piratés qui sont publiés en ligne sont considérés comme étant accessibles au public. Si vous avez un compte sur un site web et que ce dernier est piraté, tous les renseignements fournis en ligne deviennent du domaine public et peuvent être recueillis et conservés. Autrement dit, les renseignements sur les opérations bancaires en direct et ceux fournis lors d’achats en ligne avec une carte de crédit ou dans des courriels pourraient être visés. Tous les renseignements susceptibles d’être achetés ou de faire l’objet d’un abonnement entrent aussi dans cette catégorie. Autrement dit, cette définition pourrait facilement s’appliquer à d’énormes quantités de renseignements que les entreprises comme Facebook vendent, comme les images faciales, les publications, les photos, les vidéos, les liens entre les personnes et les données de localisation.

Pire encore, les plateformes web comme Facebook permettent souvent à diverses applications de recueillir de l’information sur les utilisateurs et leurs amis. Contrairement à Facebook, peu de mesures de protection empêchent ces applications de vendre ces renseignements sans qu’il y ait des conséquences. Dès qu’ils sont vendus, ces renseignements deviennent accessibles au public.

Enfin, si des renseignements sont publiés à un moment ou un autre, ils peuvent être conservés. Cela signifie que si vous publiez accidentellement quelque chose, même si vous l’effacez rapidement après, le Centre de la sécurité des communications et le Service canadien du renseignement de sécurité peuvent l’avoir enregistré.

Cette définition trop large me préoccupe et je suis loin d’être la seule personne à réagir de cette façon. Lorsque le projet de loi C-59 a été renvoyé au comité de l’autre endroit, le commissaire à la protection de la vie privée a écrit une lettre dans laquelle cette question figure au deuxième rang de ses préoccupations concernant les normes juridiques créées par le projet de loi. En fait, le commissaire Therrien a même émis deux recommandations dont j’aimerais vous faire part aujourd’hui, pour que le comité en tienne compte lorsqu’il se penchera sur le projet de loi.

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Premièrement, le commissaire Therrien a recommandé que les mesures liées à la collecte d’information accessible au public soient limitées à ce qui est raisonnable et adapté aux circonstances et tiennent compte des répercussions possibles sur la vie privée des Canadiens. Deuxièmement, il a recommandé de modifier la définition du terme « information accessible au public » afin de préciser qu’il s’agit d’information obtenue légalement. Aucune de ces modifications n’a été adoptée à l’autre endroit. La Chambre des communes a plutôt modifié la définition du terme « accessible au public » pour empêcher le Centre de la sécurité des télécommunications de collecter de l’information à l’égard de laquelle les Canadiens ont « une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ». À première vue, ce changement peut sembler positif, mais il comporte deux immenses échappatoires.

Tout d’abord, ce que nous estimons être « une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » est tout aussi flou que la définition du terme « accessible au public ». En fait, les Canadiens renoncent presque constamment à leurs attentes raisonnables en matière de protection de la vie privée, sans s’en rendre compte. Quand on accepte de donner de l’information à des sites comme Facebook en cochant une boîte dans la longue fenêtre des conditions que presque personne ne lit, on renonce à ses attentes raisonnables en matière de protection de la vie privée. Si on envoie quelque chose en ayant recours à un service de messagerie, on renonce à ses attentes raisonnables en matière de protection de la vie privée. Si on envoie un courriel en utilisant un compte professionnel, on renonce à ses attentes raisonnables en matière de protection de la vie privée.

Bref, une « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » est loin de représenter une protection pour les Canadiens. Pire encore, ce changement ne fait rien pour modifier la définition qui s’applique au SCRS, qui pourra continuer de recueillir des ensembles de données accessibles au public, puisque la modification ne touchera que le Centre de la sécurité des télécommunications. En fait, c’est même encore plus inquiétant, puisque, en vertu de son mandat, le SCRS peut cibler des Canadiens, contrairement au CST.

Malgré ces modifications, « l’information et les ensembles de données accessibles au public » continueront de représenter un problème très important.

Compte tenu de la façon dont les mandats autorisant la violation de la Charte sont gérés et du nouveau pouvoir permettant d’avoir accès à « l’information et aux ensembles de données accessibles au public », je perçois une tendance inquiétante dans le projet de loi C-59. Ce projet de loi devrait résoudre les problèmes cernés dans la Loi antiterroriste et protéger les droits des Canadiens, mais il reste encore de grandes lacunes qui pourraient ouvrir la porte à la violation des droits des Canadiens.

Cela me ramène à la question que j’ai posée au début de mon discours : le texte du projet de loi C-59 correspond-il à ses objectifs? À l’heure actuelle, je pense que la réponse à cette question est non. Je ne crois pas que l’élimination des lacunes qui menacent les droits des Canadiens garantis par la Charte faisait partie des objectifs du gouvernement lorsqu’il a rédigé le projet de loi C-59. Le premier ministre Trudeau a déclaré que l’objectif est « […] [d’annuler] les dispositions problématiques du projet de loi C-51 et [de présenter] de nouvelles mesures législatives qui ramèneront l’équilibre entre notre sécurité collective et nos droits et libertés ». Cependant, il n’est pas nécessaire que la réponse à cette question continue d’être non.

Honorables sénateurs, c’est pour cette raison que je vous implore d’étudier ces dispositions problématiques du projet de loi C-59 lorsqu’il sera renvoyé au comité.

Honorables sénateurs, à mon arrivée au Sénat, en 2001, j’ai été assermentée la semaine qui a suivi le 11 septembre. À l’époque, nous avions été appelés à étudier le projet de loi antiterroriste. Je peux vous dire que, en tant que première sénatrice musulmane, ce n’était pas une expérience plaisante d’arriver ici et d’avoir à étudier un projet de loi antiterroriste alors que tant de gens pointaient du doigt la communauté musulmane.

Chaque fois que je vais à la mosquée, des gens viennent me voir pour me demander : « Qu’est-ce que je dois faire? Les agents du SCRS viennent chez moi. Je ne suis pas un extrémiste. » Je leur dis toujours de répondre aux questions et que tout ira bien. Cependant, le climat de peur que cela crée dans la communauté est malsain. Je rappelle aux sénateurs que nous sommes ici pour protéger la Charte des droits et libertés pour tous les Canadiens — je dis bien « tous » les Canadiens. C’est notre priorité en tant que sénateurs.

Nous sommes également ici pour défendre les droits des minorités. Je peux vous dire une chose, les projets de loi antiterroriste instillent la peur du SCRS aux gens qui font partie des minorités. Ils sont nombreux à me dire qu’ils ne se sentent plus en sécurité dans notre merveilleux pays. Notre travail de sénateurs consiste à assurer le respect de la Charte des droits et libertés.

Honorables sénateurs, dans l’étude du projet de loi C-59, je vous demande humblement de garder en tête l’objectif de veiller à ce que tous les membres de ma communauté se sentent en sécurité. Merci beaucoup.

(Sur la motion de la sénatrice Martin, le débat est ajourné.)