2e Session, 43e Législature
Volume 152, Numéro 24
Le lundi 8 février 2021
L’honorable Pierrette Ringuette, Présidente intérimaire
Le Code criminel
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Débat
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la troisième lecture. Je tiens tout d’abord à remercier les personnes suivantes : les membres du Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles; le greffier, Mark Parlmer; les analystes, Julian Walker et Michaela Keenan-Pelletier; les membres du comité directeur, soit le sénateur Campbell, le sénateur Dalphond et la sénatrice Batters.
[Français]
Merci infiniment pour vos travaux.
[Traduction]
J’interviens aujourd’hui au sujet du projet de loi C-7, qui propose d’élargir l’aide médicale à mourir de manière à inclure les personnes dont la mort n’est pas prévisible, mais qui souffrent de maladies qui ne peuvent pas être traitées.
L’aide médicale à mourir s’adresse aux personnes les plus vulnérables et les plus malades de la société. Ce n’est toutefois pas une option de traitement et il ne faudrait pas la considérer ainsi. Elle est conçue pour des gens comme Janet Hopkins, qui nous a écrit ceci dans une lettre :
Les êtres humains et les animaux ont tous un instinct de survie fondamental. Qu’est-ce qui peut pousser une personne à préférer mourir, alors? Avoir des douleurs constantes vous gruge l’âme. Cela vous détruit. Vous commencez à vous poser des questions. Ai-je besoin d’être droguée pour pouvoir simplement exister? Quel degré de souffrance est considéré comme acceptable? À quel point faut-il souffrir pour satisfaire les gens qui ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre? Notre endurance a des limites. Ce n’est pas que nous voulons mourir, c’est que la douleur nous a enlevé la volonté de vivre. Je ne suis plus la personne que j’ai été tout au long de ma vie. Je suis en train de disparaître.
Honorables sénateurs, Mme Hopkins avait encore davantage à nous dire. Certains de ses propos sont à ce point sensibles que je ne peux pas vous les transmettre publiquement, mais les membres du comité les ont lus. Voilà le genre de souffrance dont nous discutons ici.
(1730)
L’aide médicale à mourir est un choix réfléchi et véritable pour des personnes qui souffrent. En 2016, elle a été intégrée à notre système juridique pour permettre l’exercice de cette autonomie.
En ce qui concerne l’élargissement de l’aide médicale à mourir, le projet de loi aborde de nombreux éléments dont vous avez sans doute entendu parler. Je sais que la plupart d’entre eux vous ont déjà été communiqués. Toutefois un élément du projet de loi n’a pas été abordé : l’importance de la collecte et de l’analyse des données.
Honorables sénateurs, soyons clairs : sans données, nous sommes aveugles. Nous prenons des décisions sans avoir tous les faits. Sans données, comment les législateurs peuvent-ils prendre des décisions éclairées et veiller à ce que des politiques adéquates et constructives soient mises en place? Comment pouvons-nous régler les problèmes et les empêcher de s’aggraver sans informations appropriées?
Voici un exemple. Sans collecte et analyse de données sur les problèmes des femmes au Canada — comme l’écart salarial ou la violence faite aux femmes, entre autres —, aurions-nous été en mesure d’élaborer les lois efficaces dont dispose le pays de nos jours? Aurions-nous été capables de faire progresser les droits et l’égalité des femmes? Je vous assure que non. Les informations sont cruciales pour les législateurs et les décideurs.
Honorables sénateurs, en novembre dernier, lors de l’étude préalable, j’ai demandé au ministre Lametti si ce projet de loi avait été soumis à une analyse comparative entre les sexes. Il a répondu : « L’analyse comparative entre les sexes a été faite, et je peux en présenter les grandes lignes au comité. » Je lui ai ensuite demandé si on avait effectué une analyse axée sur la race, ce à quoi il a répondu : « À ma connaissance, […] cela fait partie de l’analyse comparative entre les sexes, et je pourrai aussi vous en parler. »
Le ministre Lametti est le tout premier ministre à avoir fourni au comité les résultats d’une analyse comparative entre les sexes plus, et je l’en remercie. Il a tenu parole, puisque le comité a reçu les résultats de cette analyse en janvier. J’offre mes sincères félicitations au ministre Lametti pour l’analyse comparative entre les sexes qui a été effectuée à l’égard du projet de loi C-7, mais j’ai été déçue de constater que la seule phrase faisant allusion à la race était une citation indirecte dans la section sur les données démographiques, qui dit ceci : « Le régime de surveillance fédéral ne recueille pas de renseignements sur le revenu, le niveau d’études, l’origine ethnique et la diversité de genre. »
Lors des audiences que nous avons tenues en février dernier pour étudier le projet de loi, j’ai demandé au ministre pourquoi ces données n’étaient pas incluses. Il a répondu ceci :
Le grave problème que nous avons à l’échelle du gouvernement — nous l’avons constaté dans différents contextes, y compris dans celui-ci, mais aussi en ce qui concerne notre réponse à la COVID-19 —, c’est le manque de données désagrégées. Le défi pour l’ensemble de l’appareil gouvernemental, c’est d’obtenir de meilleures données, d’avoir des données désagrégées qui permettent de répondre aux types de questions que vous posez et de faire les analyses fondées sur la race […]
— il parlait ici des analyses que nous demandions.
Honorables sénateurs, je sais que vous savez que les personnes de couleur représentent 20 % de la population canadienne. Près d’un quart de la population du Canada est racialisé. Pourtant, l’organisme fédéral ne recueille pas de données pour aider les décideurs à faire des choix éclairés pour leur avenir. Nous avançons à l’aveuglette avec ce projet de loi pour défendre la vie de millions de personnes partout au Canada.
Pendant les réunions du comité, j’ai posé des questions aux témoins de la Section de la politique en matière de droit pénal du ministère de la Justice à propos de la collecte de données fondées sur la race, et elles m’ont donné à peu près la même réponse, sauf qu’elles m’ont encouragée à faire part de mes préoccupations à Santé Canada.
Je me suis donc tournée vers Mme Abby Hoffman, qui est conseillère principale en politique au sous-ministre, à Santé Canada. Je lui ai dit que j’étais terriblement découragée qu’il n’y ait pratiquement rien sur les questions raciales dans l’analyse comparative entre les sexes plus que j’avais reçue. Voici la question que je lui ai posée :
Puisque ces pouvoirs de réglementation reviennent au ministère de la Santé, à votre connaissance, ces données désagrégées sur la race sont-elles collectées par le gouvernement fédéral?
Mme Hoffman a dit :
… en ce qui concerne le régime fédéral de surveillance, nous ne collectons pas de données sur la race ni aucune autre information sur l’origine ethnique.
Elle a ajouté :
Nous examinerons de très près comment nous pourrions inclure de l’information sur l’origine ethnique, non seulement dans le régime de surveillance lui-même, mais aussi dans le cadre de notre examen de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir et des questions sociétales et sociodémographiques plus générales qui ont un impact sur l’accès aux soins de santé et à l’aide médicale à mourir.
J’ai alors demandé à Mme Hoffman s’il y avait une quelconque collecte de données, ce à quoi elle a répondu :
Si vous voulez parler de données exhaustives sur la race associées à l’aide médicale à mourir en particulier ou même à l’accès aux services de santé de manière plus générale au niveau fédéral, je dirais que la réponse est non.
La réponse est non, honorables sénateurs. Nous ne recueillons pas de données sur un quart de la population, c’est-à-dire des millions de Canadiens. En revanche, Mme Hoffman a affirmé que cette information pourrait être collectée dans des ensembles de données couplées de Statistique Canada. Elle a cependant ajouté :
C’est possible, mais il faut tenir compte du facteur temps. Nous sommes fiers du fait que nous allons produire un rapport de surveillance des données sur l’aide médicale à mourir le plus tôt possible après la période en question. Cependant, si nous attendions la publication de données liées par Statistique Canada, au moins une autre année s’écoulerait avant que nous puissions éclaircir les enjeux que vous avez abordés.
Honorables sénateurs, nous avons appris des choses des témoins qui ont comparu devant notre comité. Par exemple, le Dr Timothy Holland, médecin et évaluateur de l’aide médicale à mourir, a dit ceci :
L’évaluation des demandes d’aide médicale à mourir n’est pas une bagatelle. Il faut d’abord connaître parfaitement l’état de santé du patient. Nous devons effectuer une évaluation rigoureuse de ses capacités. Nous devons nous assurer que le patient comprend pleinement toutes les options qui s’offrent à lui afin d’avoir la certitude qu’il prend une décision vraiment éclairée. En outre, nous devons comprendre quel genre de personne le patient est et les valeurs qui ont guidé sa vie. Ce n’est qu’alors que nous pouvons vraiment évaluer si le patient répond aux critères d’admissibilité à l’aide médicale à mourir et avoir l’assurance que le patient a lui-même pris cette décision, en l’absence de toute contrainte.
Honorables sénateurs, sans la collecte et l’analyse de données, nous n’avons que les récits des expériences vécues par les témoins racialisés. Je crois que le moment est bien choisi pour recueillir au Canada des données sur toute la population. Nous devons faire beaucoup mieux à cet égard.
Honorables sénateurs, comme nous sommes en train d’étudier ce projet de loi, j’aimerais attirer votre attention sur la question de la non-collecte de données pour presque un quart de notre population. Sénateurs, je soulève cette question, alors que j’aurais pu en soulever beaucoup d’autres. Depuis les mois de décembre et janvier, je suis littéralement immergée dans le projet de loi C-7. J’ai soulevé cette question parce que personne d’autre ne le ferait, je pense. Au Canada, nous voulons vivre dans l’harmonie et, pour ce faire, nous devons pouvoir nous comprendre les uns les autres.
Quand j’étais petite, ma mère — et certains d’entre vous ont déjà entendu cette histoire très souvent — avait l’habitude de me demander de jouer du piano. Pour l’agacer, parfois, je ne jouais que les touches noires et, parfois, que les touches blanches. Essayez pour voir, sénateurs. Ce n’est pas du tout harmonieux.
Pour vivre véritablement en harmonie au Canada, pour vraiment servir tous les Canadiens — et nous, en tant que législateurs, devons nous pencher sur les besoins de tous les Canadiens, pas seulement d’une partie d’entre eux — nous devons nous assurer que nous avons des données pour tous les Canadiens. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas affirmer que nous n’avons pas eu le temps de recueillir les données du quart de la population. Honorables sénateurs, je sais que vous serez tous d’accord avec moi pour dire que c’est inacceptable. Merci beaucoup.