2e Session, 43e Législature
Volume 152, Numéro 37

Le mardi 4 mai 2021
L’honorable George J. Furey, Président

La Loi sur les juges
Le Code criminel

Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Ajournement du débat

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel.

Je tiens à remercier le parrain, le sénateur Dalphond, le porte-parole, le sénateur Boisvenu, tous les membres du comité, le greffier, Mark Palmer, et le personnel du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles pour le travail qu’ils ont fait sur ce projet de loi.

Je remercie également l’honorable Rona Ambrose, qui s’est portée à la défense des femmes victimes d’une agression sexuelle. Madame Ambrose, en présentant le projet de loi C-337, le prédécesseur du projet de loi C-3, vous avez montré votre dévouement et votre détermination dans la lutte contre les stéréotypes et les mythes nuisibles entourant le droit relatif aux agressions sexuelles. Je sais que les femmes de partout au Canada vous en remercient.

Le simple fait d’avoir présenté ce projet de loi a déjà eu une grande incidence sur la magistrature. Comme nous le savons tous, la plupart des affaires d’agressions sexuelles sont entendues devant les tribunaux provinciaux.

Dans le cadre de l’étude du comité sur le projet de loi C-3, les témoignages nous ont appris que les juges provinciaux de la Colombie-Britannique entendent plus de 98 % des affaires d’agressions sexuelles dans cette province.

Selon Ashani Montgomery du Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter :

La plupart des cas d’agressions sexuelles sont jugés dans des tribunaux provinciaux. En 2017, en Colombie-Britannique, sur les 4 279 procès pour agression sexuelle, 81 d’entre eux se sont rendus en Cour suprême […]

On parle donc d’environ 2 % des procès.

Honorables sénateurs, ce pourcentage est probablement similaire dans le reste du Canada.

La juge Adèle Kent, chef des affaires judiciaires de l’Institut national de la magistrature, a fait écho à cette déclaration : « Les juges provinciaux et territoriaux entendent la plupart des affaires d’agressions sexuelles au Canada. »

Paul Calarco, de la Section du droit pénal de l’Association du Barreau canadien, a quant a lui déclaré ceci :

[…] [l]es juges de nomination provinciale et territoriale […] préside[nt] les tribunaux canadiens qui tranchent la majorité des dossiers d’agressions sexuelles.

De plus, je crois que nous savons tous que le juge Camp siégeait à une cour provinciale lorsqu’il a proféré ces abominables remarques qui sont à l’origine du projet de loi à l’étude.

L’audience disciplinaire du juge Camp a eu lieu alors qu’il était juge à la Cour fédérale. Il ne siège plus.

Je le répète, ce projet de loi ne vise que les juges de la Cour fédérale, qui n’entend qu’environ 2 % des affaires d’agressions sexuelles.

Honorables sénateurs, je ne cite pas des statistiques à la légère. Nous savons tous qu’une affaire de ce genre est une affaire de trop. Cela dit, je crois qu’il y a là matière à réflexion.

Je suis une militante depuis ma jeunesse et j’ai toujours lutté pour l’égalité des femmes. J’ai notamment été présidente du groupe de travail sur la violence familiale de la Colombie-Britannique et membre du Comité canadien sur la violence faite aux femmes.

Je continue de m’intéresser aux questions d’agressions sexuelles.

En tant que militante et après deux ans de pratique en tant qu’avocate, j’ai commencé à former les juges sur la violence faite aux femmes et sur les façons dont le racisme affecte les femmes de couleur.

Par la suite, j’ai commencé à travailler avec le juge Campbell et le Western Judicial Education Centre, qui formait les juges de la cour provinciale.

Après un certain temps, nous avons aussi commencé à travailler avec l’Institut national de la magistrature. Nous avons parcouru le pays pour donner des cours sur la violence faite aux femmes et sur le racisme.

Maintenant, en tant que sénatrice, je prends très au sérieux mes responsabilités à titre de législatrice canadienne.

Toute cette expérience a forgé ma conviction inébranlable de l’importance d’une formation pertinente et éclairée des juges qui font respecter la primauté du droit. Cela doit exister au sein d’un système judiciaire indépendant, non assujetti à l’autorité du Parlement. Honorables sénateurs, sans un pouvoir judiciaire indépendant, il ne peut y avoir de primauté du droit. Depuis 1982, la primauté du droit est énoncée dans le préambule de la Charte. Le maintien de la primauté du droit dépend de l’existence d’un pouvoir judiciaire indépendant.

Cela ne veut pas dire que ce principe n’a jamais été remis en cause. Il y a encore des politiciens qui remettent en question l’indépendance de la magistrature. Par exemple, en février 2001, un mouvement politique en Colombie-Britannique soutenait que, selon les principes fondamentaux :

[…] le pouvoir législatif prime sur les pouvoirs judiciaire, exécutif et administratif et tous les pouvoirs doivent être tenus pleinement responsables de la bonne exécution de leurs fonctions respectives […]

De plus, ce mouvement politique voulait inclure des dispositions prévoyant une loi pour démettre des politiciens et des juges de leurs fonctions.

En 1956, le professeur Lederman, un constitutionnaliste canadien et le premier doyen de la Faculté de droit de l’Université Queen’s, a parlé de l’indépendance judiciaire comme l’un des quatre principes fondamentaux de la common law britannique :

[…] (1) Nul n’est au-dessus de la loi […] (2) Les personnes qui gouvernent […] le font à titre représentatif et sont sujettes à changement […] (3) Il faut garantir la liberté d’expression, la liberté de penser et la liberté de réunion. (4) Il faut garantir l’indépendance judiciaire […]

Pour paraphraser le professeur Lederman, il est inacceptable que le Parlement estime maintenant être libre d’abolir un principe considéré comme fondamental depuis l’Acte d’établissement.

  1. Lederman est clair à ce sujet :

On reconnaît comme une évidence que si la magistrature était placée sous l’autorité du pouvoir législatif ou exécutif du gouvernement, l’administration de la loi pourrait perdre son caractère impartial, qui est essentiel pour que justice soit faite.

Dans l’affaire Beauregard, le juge Dickson, ancien juge en chef du Canada, a dit ceci :

Le rôle des tribunaux en tant qu’arbitres des litiges, interprètes du droit et défenseurs de la Constitution exige qu’ils soient complètement séparés, sur le plan des pouvoirs et des fonctions, de tous les autres participants au système judiciaire.

Au Canada, cette séparation s’impose encore plus qu’en Grande-Bretagne puisque nous avons un système fédéral qui nécessite une magistrature indépendante pour régler les différends entre les provinces et ceux entre les provinces et le gouvernement fédéral.

Par conséquent, au cœur de l’indépendance de la magistrature se trouve la pratique voulant que les juges soient à part et qu’ils puissent agir en toute impartialité, libres de toute ingérence qui pourrait nuire au bon exercice de la fonction judiciaire. Cette situation privilégiée peut, de prime abord, donner l’impression que les juges peuvent agir comme bon leur semble, même si cela va à l’encontre du bien commun. Or, il existe différentes limites à la conduite des juges. Cette dernière est encadrée par la discipline de la loi et les décisions que prennent les juges doivent nécessairement être prises en fonction des lois. Évidemment, comme on l’a déjà vu, il arrive qu’un juge fasse une erreur, et c’est pourquoi il existe des tribunaux d’appel. Dans le cas des inconduites judiciaires, il existe un processus qui peut mener à la destitution d’un juge, comme ce fut le cas du juge Camp.

Les privilèges liés à l’indépendance de la magistrature font périodiquement l’objet d’un examen par nous, les politiciens. Ces efforts viennent parfois de bonnes intentions visant à faire comprendre certaines choses à la magistrature. Cependant, honorables sénateurs, je crois que la meilleure façon de s’assurer que les juges sont aptes à remplir leur rôle et dignes de le faire est de nommer des personnes issues de la diversité canadienne qui comprennent bien la collectivité où elles vivent. Ce serait une bien meilleure façon de garantir des décisions adéquates que de chercher à corriger la situation après coup au moyen des lois.

Honorables sénateurs, j’aimerais souligner que le projet de loi d’initiative ministérielle C-3 est très différent du projet de loi de Mme Ambrose, le projet de loi C-337. Malheureusement, le projet de loi C-3 ne tient pas compte des mythes et des stéréotypes, comme le souhaitait à l’origine Mme Ambrose. Alors que le projet de loi C-337 rendait obligatoire la motivation par écrit des décisions, le projet de loi C-3 la rend facultative. En outre, alors que le projet de loi C-337 stipulait clairement que le Conseil canadien de la magistrature devait présenter au ministre un rapport sur les colloques, le projet de loi C-3 dit plutôt « devrait ».

De plus, le projet de loi C-337 aurait fait en sorte que le ministre reçoive des rapports sur le nombre d’affaires d’agression sexuelle entendues par des juges qui n’ont jamais participé à un colloque. Cette disposition a été complètement supprimée dans le projet de loi C-3.

Enfin, l’un des principes fondamentaux du projet de loi C-337 consiste à obliger tout candidat à la magistrature à suivre un cours sur le droit relatif aux agressions sexuelles. Le projet de loi C-3 reformule cet élément fondamental en obligeant simplement les nouveaux juges à s’engager à suivre cette formation, rendant donc celle-ci non obligatoire. Sans compter que cette exigence ne s’applique qu’aux nouveaux juges et non aux juges actuels. En réalité, le projet de loi C-3 dépouille complètement le projet de loi C-337 de sa substance. Ces projets de loi sont complètement différents.

Honorables sénateurs, comme la plupart d’entre vous le savent, j’ai fui mon pays, l’Ouganda, sous la tyrannie d’Idi Amin. En Ouganda, avant l’expulsion de ma famille et de nombreuses autres personnes, nous avions une magistrature indépendante. Ma mère était agente de probation et, tout au long de ma vie d’adulte, je l’ai entendue raconter qu’elle était en cour le jour où des officiers de l’armée d’Idi Amin sont entrés dans la salle d’audience du juge en chef de l’Ouganda de l’époque, Benedicto Kiwanuka, pour obtenir des mandats d’arrestation contre certains des plus éminents Ougandais, afin d’accorder de la crédibilité à l’arrestation de ces personnes par le régime d’Amin. Sur une note très personnelle, on m’a dit que mon père figurait sur cette liste et qu’il a fui l’Ouganda très peu de temps après dans des circonstances très difficiles.

Face à cette menace pour sa sécurité personnelle, le juge en chef Kiwanuka a exercé son droit à l’indépendance et a refusé d’obtempérer. On a menacé de le punir sévèrement s’il ne lançait pas les mandats d’arrestation. Il a encore refusé. Il a été traîné hors de sa salle d’audience et a été jeté à l’arrière d’un coffre de voiture; on ne l’a plus jamais revu. Nous savons qu’il a subi une mort terrible, mais il n’a jamais cédé.

Honorables sénateurs, voilà pourquoi l’indépendance de la magistrature fait partie de mon ADN. Heureusement, les juges au Canada ne subiront jamais pareil sort, et ils savent qu’ils pourront toujours exercer leur droit à la liberté. Cela dit, le Parlement porte maintenant atteinte à ce droit. Honorables sénateurs, je vous le demande : cette mesure changera-t-elle quoi que ce soit?

Lorsque le sénateur Campbell, le vice-président du comité, a demandé à la juge Kent ce que le projet de loi apportera à la formation qui est déjà offerte dans l’ensemble du Canada, la juge Kent a répondu :

Dans un sens, je dirais que la formation va continuer d’évoluer comme elle l’a fait, et dans un autre sens, je pourrais dire que le projet de loi n’apportera rien de plus sur le plan de la formation.

Le sénateur Campbell a ensuite demandé à Me Savard, la directrice de la Criminal Lawyers’ Association, ce que le projet de loi ajoutera à ce qui se fait déjà. Sa réponse est révélatrice : « La réponse courte, à mon avis, est qu’il n’ajoute rien. »

Le sénateur a poursuivi en lui demandant si le projet de loi est constitutionnel. Me Savard a déclaré : « Je dirais que non, et je vais laisser Me Enenajor ajouter quelque chose si elle le souhaite ». Sa collègue, Me Enenajor, a dit qu’elle était du même avis, que le projet de loi n’est pas constitutionnel.

Honorables sénateurs, encore aujourd’hui, j’ai travaillé sur la question des agressions sexuelles. En fait, chaque semaine, je me lève tôt le jeudi matin pour parler avec des femmes de façons de régler les problèmes d’agressions physiques et sexuelles au Canada et ailleurs dans le monde. Ce projet de loi est fédéral, alors que la majorité des cas d’agression sexuelle relèvent des tribunaux provinciaux. Le projet de loi C-3 ne concrétise pas l’intention du projet de loi C-337. Il ne changera rien. Sans compter qu’il est fort probablement inconstitutionnel et qu’il empiétera sur l’équilibre des pouvoirs législatifs et judiciaires que maintient l’indépendance judiciaire.

Honorables sénateurs, nous savons que notre rôle en tant que Chambre de second examen objectif diffère de celui de l’autre endroit. La question que nous devons nous poser maintenant est la suivante : sommes-nous prêts à miner le droit à l’indépendance de la magistrature canadienne, qui est enchâssé dans la Constitution? Merci beaucoup, honorables sénateurs.

(Sur la motion de la sénatrice Martin, le débat est ajourné.)