1re Session, 41e Législature,
Volume 148, Numéro 154
Le mardi 23 avril 2013
L’honorable Noël A. Kinsella, Président
La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénatrice Eaton, appuyée par l’honorable sénateur Comeau, tendant à la deuxième lecture du projet de loi C-43, Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, on utilise indûment la peur pour politiser le débat sur le projet de loi C-43. La peur sert à justifier que l’on concentre un pouvoir arbitraire entre les mains du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. La peur justifie une approche uniforme, selon laquelle les délinquants qui commettent des crimes non violents sont traités de la même façon que ceux qui commettent des crimes violents. La peur sert à justifier que l’on refuse l’entrée à des dissidents persécutés venant de pays fragilisés — des réfugiés et des défenseurs des droits dont le seul « crime grave », comme on dit, est d’avoir contredit les personnes au pouvoir ou de s’être opposés à l’oppression.
Le projet de loi C-43 change de manière draconienne ce que prévoit la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés relativement aux questions suivantes : l’évaluation de l’interdiction de territoire,; les conséquences du fait d’être déclaré interdit de territoire pour certains motifs; le traitement des personnes dont un membre de la famille est interdit de territoire; l’octroi d’une dispense touchant l’interdiction de territoire. De plus, le projet de loi attribue de nouveaux pouvoirs réglementaires en matière de demandes d’immigration et crée une procédure de renonciation au statut de résident permanent.
Le projet de loi C-43 confère au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le pouvoir d’empêcher un individu d’obtenir ou de renouveler son statut de résident temporaire. Les nouvelles dispositions ne permettent pas de tenir compte de la situation du délinquant. Par exemple, quelles répercussions pourraient avoir un mécanisme arbitraire n’autorisant aucun recours sur des enfants innocents susceptibles d’être affectés par une mesure d’expulsion? De plus, la définition de la « grande criminalité » serait élargie au point où il n’y aurait plus aucun mécanisme de vérification et de protection pour s’assurer de la proportionnalité d’une peine et de ses conséquences. Conjugué à l’utilisation accrue des peines minimales obligatoires au Canada, ce projet de loi créerait une approche de la justice de type purement mécanique.
Honorables sénateurs, nous savons que, lorsqu’un juge doit trancher, c’est rarement tout blanc ou tout noir. Il y a des particularités à chaque cas, et le contexte varie. Il faut tenir compte de la situation de la personne. Une disposition dans le projet de loi permet au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de déclarer sommairement une personne inadmissible à la résidence permanente pendant une période maximale de trois ans pour des « raisons d’intérêt public ». Ce changement lui permettra de prendre des décisions graves selon les caprices de l’opinion publique ou selon certaines préférences politiques. Ces décisions pourront être dictées tantôt par la loi du nombre, tantôt par les désirs d’un seul. Ni l’une ni l’autre de ces deux solutions n’est justifiée dans une démocratie.
Honorables sénateurs, nous sommes unis dans notre désir de nous doter d’un système d’immigration équitable et efficace. Cependant, nous ne devons pas confondre l’efficacité avec l’opportunisme, ni les raisons d’intérêt public avec les raisons électoralistes. Surtout, nous ne devons pas confondre la justice avec le dogmatisme.
Honorables sénateurs, je voudrais dire un mot brièvement au sujet des « autres ». Les autres sont des gens que nous excluons et que nous subordonnons parce qu’ils ne cadrent pas dans notre société. Nous construisons des rôles pour nous et pour les autres. C’est nous contre eux. Il y a comme nous et différent de nous. Des gens pareils et des gens différents. Nous nous appuyons sur ces rôles fabriqués de toutes pièces pour justifier notre refus de ce qui serait juste, équitable et moralement bon. Nous faisons le contraire de ce que nos mères et nos pères nous ont enseigné lorsque nous étions jeunes : traiter les autres comme nous voudrions être traités.
Honorables sénateurs, comprenez-moi bien. Les criminels, violents ou non, canadiens ou non, devraient avoir à répondre de leurs actes devant la justice, mais la justice ne doit être ni opportuniste, ni politique, ni dogmatique.
Dans son livre intitulé L’orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, le théoricien littéraire Edward Saïd cite Nietzsche, qui s’interroge sur la question de la vérité du savoir et qui se demande si, en fait, le langage ne serait pas :
[…] une armée mobile de métaphores […] bref, une somme de relations humaines qui ont été améliorées, transposées et embellies sur le plan poétique et rhétorique et qui, après un long usage, semblent fixes, canoniques et obligatoires pour un peuple : les vérités sont des illusions dont on a oublié le caractère illusoire.
Comme Foucault, Saïd disait que la distinction de l’« autre » était une question de pouvoir et de domination dans un but politique. Or, la question qui se pose aujourd’hui est celle-ci : quel est notre but politique? S’agit-il de diviser pour régner ou d’accueillir les gens et de les protéger? S’agit-il de punir et de chercher à se venger ou plutôt de maintenir la paix et de chercher à mieux se comprendre? Dans bien des domaines, mais surtout dans celui de la citoyenneté et de l’immigration, le gouvernement est en position de pouvoir. S’agit-il de bannir et d’emprisonner des gens?
Ce sont de graves questions, et la manière dont nous y répondons n’a pas que des répercussions sur des vies humaines, mais détermine aussi notre engagement collectif à l’égard d’un idéal plus vaste que les idéaux individuels. Nous savons tous que le Canada est un symbole d’espoir, qu’il protège les persécutés et qu’il défend la justice.
Honorables sénateurs, dans notre empressement à accélérer le processus, un processus très sérieux, j’espère que nous ne perdrons pas de vue notre identité et les valeurs que nous défendons. Je demande respectueusement aux sénateurs d’étudier en profondeur les dispositions du projet de loi, car il modifie nos valeurs et notre identité canadienne.
(Sur la motion de la sénatrice Tardif, le débat est ajourné.)