Débats du Sénat (hansard)

1re Session, 39e Législature,
Volume 143, Numéro 61

Le mercredi 13 décembre 2006
L’honorable Noël A. Kinsella, Président

LA LOI SUR LES JUGES

PROJET DE LOI MODIFICATIF—TROISIÈME LECTURE

L’ordre du jour appelle :

Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Nolin, appuyée par l’honorable sénateur Stratton, tendant à la troisième lecture du projet de loi C-17, Loi modifiant la Loi sur les juges et d’autres lois liées aux tribunaux.

L’honorable Mobina S.B. Jaffer : Honorables sénateurs, j’interviens de nouveau, cette fois-ci à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-17, qui concerne le traitement et les avantages des juges.

Permettez-moi de dire d’abord que je n’ai pas l’intention de répéter ce que j’ai déjà dit au moment de la deuxième lecture. L’allocution prononcée par le sénateur Meighen pour présenter ce projet de loi correspondait en grande partie à celle que le ministre Toews avait prononcée devant nous. Ce que j’ai dit à cette occasion s’applique encore. Je ne changerais rien à ce que j’ai déjà dit.

Dans ma conclusion, j’ai indiqué que ce projet de loi comportait d’importantes lacunes et qu’il était attendu depuis très longtemps. Comme l’a déclaré hier Earl Cherniak, c.r., un des membres de la Commission quadriennale d’examen de la rémunération des juges, devant le Comité sénatorial des finances nationales, la commission a publié son rapport depuis deux ans et demi maintenant. Les juges ont attendu tout ce temps que le projet de loi arrive à la dernière étape d’examen.

C’est l’urgence de la situation qui nous a obligés à prendre la mesure extraordinaire de faire témoigner le commissaire et le ministre de la Justice et procureur général du Canada l’un à la suite de l’autre avant de passer immédiatement à l’étude article par article du projet de loi. Bien que je me réjouisse que nous ayons pu étudier rapidement ce projet de loi longuement attendu, j’ai le sentiment que, par ce projet de loi, le gouvernement risque de causer beaucoup de tort au processus quadriennal et de s’ingérer injustement dans les droits du Parlement. Pire encore, je crains qu’il ne porte davantage atteinte aux droits et aux règles de notre magistrature, laquelle, comme d’autres sénateurs l’ont mentionné à juste titre, est une source de fierté pour tous les Canadiens et commande le respect des pays du monde entier.

On a beaucoup parlé des juges pendant ce débat.

Honorables sénateurs, ma mère était agente de probation et, lorsque j’étais enfant, je l’accompagnais souvent jusqu’aux tribunaux. Dans la salle d’audience, j’observais les juges, vêtus d’une toge et portant une perruque, qui rendaient des décisions très sévères et très difficiles. Plus tard, je les observais dans leurs appartements, leur perruque posée sur la table, pendant qu’ils réfléchissaient aux peines qu’ils devraient imposer tout en faisant preuve de compassion.

Tout au long de leur vie, les Ougandais d’origine asiatique raconteront que, tant et aussi longtemps que la magistrature a pu fonctionner en Ouganda, nous pouvions vivre dans ce pays. Le jour où notre juge en chef Benedicto Kiwanuka a tenu tête à Idi Amin restera pour toujours gravé dans notre mémoire et notre inconscient. Il n’a jamais cédé devant Idi Amin.

Le juge Kiwanuka a perdu la vie. Les hommes de main d’Amin l’ont emmené de force, alors qu’il se trouvait dans la salle de son tribunal, et l’ont poussé dans le coffre d’une voiture. Nous ne l’avons jamais revu.

Au Canada, ce magnifique pays, nous pouvons vraiment être fiers de l’indépendance de notre magistrature. Aujourd’hui, les juges travaillent de très longues heures en raison du nombre croissant de procès compliqués, qui comportent des milliers de documents. Les juges commencent tôt dans la matinée à étudier les motions préalables au procès, ils passent toute la journée au tribunal et ils doivent parfois étudier des dossiers après leur journée au tribunal.

Ce qui s’ajoute à leurs difficultés, c’est qu’ils doivent de plus en plus entendre des demandeurs non représentés, de sorte qu’ils doivent s’acquitter de la difficile tâche d’agir à la fois comme juge et avocat dans une cause.

Aujourd’hui, le Globe and Mail a publié un article rédigé par Kirk Makin et intitulé « On demande aux juges d’aider les plaideurs sans avocat ». On peut y lire ceci :

Les plaideurs qui se présentent devant un tribunal sans avocat sont devenus si nombreux que les juges devraient prendre des mesures spéciales pour les aider, a déclaré le Conseil canadien de la magistrature, dans un « énoncé de principes » rendu public hier.

On ajoute :

« Le Conseil considère que le nombre croissant de personnes qui comparaissent en justice sans avocat est une affaire sérieuse », a déclaré la juge en chef Beverley McLaughlin, présidente du Conseil.

Honorables sénateurs, au cours des dernières années, nous avons pu constater que les juges se sont portés à la défense du bon droit.

Nous avons vu, dans l’affaire Air India, le juge Josephson prendre la décision difficile d’acquitter deux personnes. Cela a été très courageux de sa part et il l’a fait parce qu’il croyait qu’il n’existait pas de preuve suffisante pour une condamnation.

Il y a cinq ans, nous avons adopté la Loi antiterroriste, le projet de loi C-36, très rapidement. Je me souviendrai toujours des paroles de la ministre de la Justice de l’époque lorsqu’elle nous a assurés, en public aussi bien qu’en privé, que la mesure était tout à fait respectueuse de la Charte. Nous l’avons crue. Je l’ai crue. Nous avons adopté la mesure législative.

Récemment, dans l’affaire R. c. Khawaja, le juge Rutherford a invalidé certains éléments de la définition de l’activité terroriste, en déclarant qu’elle est :

[…] non seulement nouvelle en droit canadien mais […] constitue une limitation de certaines libertés garanties dans l’article 2 de la Charte des droits et libertés, y compris les libertés de religion, de pensée, de croyance, d’opinion, d’expression et d’association.

Honorables sénateurs, hier, et il y a quelques mois auparavant, le juge O’Connor a rendu sa vie à Maher Arar en défendant son bon droit. Il a osé protéger un homme seul et il a déclaré que Maher Arar n’était pas un terroriste. Non seulement le juge O’Connor est-il venu en aide à M. Arar, mais il a donné espoir à toute une collectivité en faisant valoir que, dans notre grand pays, personne n’est au-dessus des lois.

Honorables sénateurs, j’aimerais maintenant aborder certains aspects soulevés au moment de la deuxième lecture. Comme je l’ai déjà dit, je ne crois pas que beaucoup de ces questions aient été abordées et je constate même que, par leurs observations, les membres du comité ont soulevé un certain nombre de nouvelles questions.

L’une des questions dont je voulais saisir le Sénat me semble fort importante pour bon nombre d’entre nous. C’est celle que le sénateur Grafstein a soulevée à l’étape de la deuxième lecture, concernant la possibilité de conflit d’intérêts dans le processus de l’examen quadriennal. M. Cherniak, qui avait été nommé par les juges, s’est fait poser la question suivante au comité par le sénateur Murray, que je ne citerai que partiellement, faute de temps. Le sénateur Murray lui a demandé :

Qu’aurions-nous à perdre si nous changions la composition de la commission pour en exclure le représentant de la magistrature?

M. Cherniak a répondu :

Je ne suis pas juge, je ne l’ai jamais été, je ne m’attends pas à l’être et je n’en ai pas l’ambition. Je rejette votre affirmation que je représente la magistrature à la commission. J’ai été nommé par la magistrature. Les juges doivent nommer quelqu’un; c’est ce que dicte la loi.

Il a ajouté :

La commission est composée d’une personne nommée par le gouvernement, d’une personne nommée par la magistrature, puis, pour assurer l’indépendance de la commission, ces deux personnes choisissent un président. Je peux vous garantir que les trois membres de la commission considèrent qu’ils ne représentent absolument pas le groupe qui les a nommés.

Honorables sénateurs, je suis convaincue que le processus quadriennal se déroule dans l’impartialité.

À l’étape de la deuxième lecture, j’ai dit ce que je pensais de l’opportunité de revenir sur la décision prise par l’ancien gouvernement au sujet du salaire. Dans ses commentaires sur le processus, M. Cherniak a exprimé un point de vue qui correspond tout à fait au mien. Il a dit :

Je ne crois pas que le gouvernement soit légitimé de faire ce qu’il est en train de faire, c’est-à-dire revenir sur les recommandations de la commission deux ans après qu’elles aient été formulées, et longtemps après que le gouvernement de l’époque leur a donné suite.

Honorables sénateurs, la Loi sur les juges énonce clairement que le gouvernement dispose de six mois pour donner suite au rapport de la commission quadriennale. Cette échéance a été respectée par le gouvernement précédent, qui a accepté la recommandation principale de la Commission d’examen de la rémunération des juges.

Lorsqu’il a accédé au pouvoir, le nouveau gouvernement a dit qu’il examinerait de nouveau cette réponse. Il a finalement rejeté la recommandation principale, revenant à la position qui était initialement exprimée dans le projet de loi.

Le ministre de la Justice souhaite manifestement éviter le sujet. Hier, il a déclaré :

Est-ce que notre gouvernement n’a plus compétence sur la question parce qu’un autre gouvernement a déjà rendu une décision? Je préfère ne pas rentrer dans ces considérations juridiques.

Bien sûr qu’il ne veut pas. Il a tort.

À une question du sénateur Cowan à ce sujet, le ministre a répondu :

Le gouvernement est tenu de prendre en compte tous les faits. À mon avis, rien n’empêche le gouvernement d’étudier les recommandations de la commission rétroactivement et de bénéficier du recul que le temps écoulé lui offre.

En tout respect, c’est la Loi sur les juges qui empêche le gouvernement d’examiner rétroactivement ce que la commission a déterminé. Les limites de temps sont claires. L’affirmation du ministre selon laquelle le gouvernement devrait profiter du recul que le temps écoulé lui offre cadre difficilement avec l’esprit de la loi. Les limites de temps visent à garantir qu’on donne suite aux recommandations de la commission rapidement. Le gouvernement dit qu’il a besoin de prendre plus de deux ans de recul pour bien évaluer le rapport. Or, cela risque de causer des torts importants au processus quadriennal. Nous devons maintenant nous demander comment la prochaine commission quadriennale va fonctionner, compte tenu qu’elle amorcera ses travaux si peu de temps après la mise en œuvre de mesures recommandées par la commission précédente.

Le ministre a laissé entendre que cela ne faisait rien, car la position du gouvernement n’est qu’une recommandation au Parlement. Le ministre a dit ailleurs que son gouvernement avait invité le comité de l’autre endroit à formuler une recommandation. Il a dit que le comité ne l’avait pas fait, car les membres n’arrivaient pas à s’entendre. Il a ensuite dit qu’il ne se souvenait pas de tous les détails de la querelle. J’aimerais rappeler respectueusement au ministre Toews, et à notre assemblée, qu’il n’y a pas eu de querelle. Lorsqu’on a tenté de rétablir la recommandation de la commission relativement au salaire, le député ministériel présidant le comité a jugé la motion irrecevable.

Même si le ministre Toews a répété qu’il incombait au Parlement de déterminer le salaire des juges, il sait que son gouvernement a lié les mains du Parlement en refusant de s’en remettre à une recommandation royale si le Parlement adoptait une position différente de celle du gouvernement.

Le fait que le ministre de la Justice ait choisi d’ajouter dans ce projet de loi des modifications à d’autres lois qui n’ont rien à voir avec l’objet principal du projet de loi porte encore plus atteinte à l’autorité du Parlement. Comme notre comité le signale, c’est une tentative claire pour lier les mains des parlementaires, en présentant des modifications d’ordre technique en même temps que ces modifications, attendues depuis longtemps, à la Loi sur les juges et en nous forçant à accepter le projet de loi dans son ensemble. Si le temps ne nous pressait pas, je pourrais peut-être appuyer la proposition du sénateur Joyal qui consiste à scinder ce projet de loi en fonction de ses divers éléments. Cependant, nous avons appris durant le débat du projet de loi sur la cruauté envers les animaux, au cours d’une session précédente, que c’est un processus très complexe, et le temps ne nous permettrait simplement pas de procéder ainsi.

Enfin, je m’inquiète vivement de voir la façon dont les ministres de la Justice au Canada ont commencé à attaquer notre magistrature. Hier, au comité, on a interrogé le ministre sur son attitude et certaines de ses déclarations au sujet de la magistrature. Il a répondu qu’il n’était pas le seul et il a donné l’exemple du ministre de la Justice de ma province, la Colombie-Britannique.

Le ministre de la Justice de ma province avait formulé des commentaires sur la journée de travail des juges. Le ministre Oppal avait demandé pourquoi les procès commençaient à 10 heures et non à 9 heures. Je connais M. Oppal; il connaît aussi bien que moi la réponse à cette question. Son gouvernement a sabré dans les effectifs des tribunaux et les services des shérifs. Son gouvernement n’a pas prévu un centre de détention avant le procès au centre-ville de Vancouver. Les détenus, qui doivent être présents à leurs procès, doivent être transférés de l’établissement situé dans la vallée du Fraser tous les matins. Ils arrivent rarement à temps. Les juges ne peuvent commencer les procès plus tôt que 10 heures à Vancouver, car les compressions du gouvernement font que c’est tout à fait impossible.

Je tiens également à signaler que je sais, tout comme le ministre Oppal, que, malgré ces difficultés, les juges de la Cour supérieure commencent leur journée de travail plus tôt et sont souvent dans leurs salles d’audience à 9 heures pour traiter de motions et d’autres questions civiles. Le ministre Oppal sait également que les heures que les juges passent à siéger ne représentent qu’une fraction de leur journée de travail. Toutes les semaines, des dizaines de décisions écrites réfléchies sont affichées sur le site web de la cour. Elles n’apparaissent pas comme par magie et elles ne sont pas préparées pendant que les juges siègent à la cour. Les juges travaillent souvent en soirée et les fins de semaine.

Il est malheureux que le ministre Toews semble avoir trouvé du réconfort dans ce triste incident, mais cela ne me surprend pas. Je ferai une autre observation qui résume l’attitude du ministre Toews et du gouvernement face à la magistrature. En réponse à une question du sénateur Cowan, M. Toews a dit :

Malgré le fait que la Cour suprême du Canada a exposé le processus par lequel la commission prend ses décisions, il faut rappeler qu’il s’agit d’un processus qui a été greffé à notre Constitution. Il ne s’approche nulle part de ce que prévoyait l’article 100 dans la Loi constitutionnelle de 1867. Cet article indique clairement que, d’un point de vue constitutionnel, c’est le Parlement qui détient la responsabilité de fixer cette rémunération. Donc, nous devons intégrer la doctrine constitutionnelle importée dans ce processus par le tribunal dans le Renvoi relatif aux juges de l’Île-du-Prince-Édouard, et définie dans la décision Bodner c. Alberta.

Le processus n’a pas été « greffé » à notre Constitution. Honorables sénateurs, la question des responsabilités des assemblées législatives a été présentée aux tribunaux dans ces affaires. Les tribunaux n’ont fait que remplir leurs obligations constitutionnelles en interprétant ces responsabilités.

Comme je l’ai dit dans mes observations à l’étape de la deuxième lecture, l’article 100 oblige le Parlement à établir la rémunération des juges…

Son Honneur le Président : Le temps de parole de l’honorable sénateur est écoulé.

Le sénateur Jaffer : Puis-je avoir deux minutes?

Des voix : D’accord.

Le sénateur Jaffer : … à un niveau reflétant grosso modo la place capitale des tribunaux dans notre système démocratique. L’article 100 n’est pas une prérogative illimitée. C’est tout ce que les tribunaux ont dit.

C’est à mon corps défendant que j’appuie ce projet de loi. Nous ne pouvons pas, évidemment, modifier le pourcentage de l’augmentation au Sénat parce que nous n’en avons pas le pouvoir.

Honorables sénateurs, aujourd’hui, dans mon discours, je m’en voudrais de ne pas reconnaître un autre grand juriste, l’ex-juge de la Cour suprême Thomas Dohm. Quand je suis arrivée au Canada comme réfugiée, durant le premier mois suivant mon arrivée, le Barreau de la Colombie-Britannique a froidement rejeté ma demande d’admission comme avocate. J’ai été très chanceuse à l’époque, en 1974, qu’un grand juriste, Tom Dohm, vienne à mon aide. Je travaille pour lui depuis 30 ans. Honorables sénateurs, je suis avec vous ici aujourd’hui à cause du travail d’un grand juriste, Tom Dohm, qui s’est élevé contre le barreau de ma province. Les juges travaillent pour tous les Canadiens, de toutes les couches de la société. Les Canadiens devraient en être très fiers.

Pour moi, ce n’est donc pas un jour heureux. Le gouvernement en place n’a pas respecté le processus de détermination de la rémunération des juges. Nous devons toutefois appuyer l’adoption immédiate de ce projet de loi parce que nous reconnaissons qu’un nouveau retard pourrait causer encore plus de torts.